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La Russie et la théorie des camps

Quelques réflexions sur la Russie

Par Denis Collin • Internationale • Dimanche 20/09/2015 • 0 commentaires  • Lu 2538 fois • Version imprimable


Chez bon nombre d’adversaires de la domination impérialiste des USA et leurs vassaux, la haine finit par perturber le jugement politique. Les USA déclarent leurs ennemis du moment « camp du mal », du coup les adversaires de la domination impérialiste les déclarent « camp du bien ». Ainsi le soutien à Poutine et aux visées impériales russes sert de politique internationale à beaucoup de gens de « gauche », voire de « marxistes ». Hier ils soutenaient l’Iran comme tête de pont de l’anti-impérialisme jusqu’à ce que l’Iran réintègre le jeu de l’impérialisme US, non pour s’y soumettre, mais pour défendre ses propres intérêts de puissance régionale. La géopolitique fruste du « campisme » (la division du monde en deux camps) est régulièrement pulvérisée par les faits ... mais le campisme entêté, cette forme de la pensée binaire, reconstituera à nouveau les camps du moment et retombera dans ses erreurs.

On le voit en ce moment : Poutine, après une phase d’isolement, cherche à marcher avec les USA en Syrie. Les discussions entre les états-majors pour coordonner leur action militaire ont déjà commencé. Pour préserver ses intérêts, les intérêts de l’impérialisme russe, le gouvernement de ce pays doit essayer de remettre de l’ordre dans ce pays et il ne peut le faire sans l’accord des Américains, lesquels, compte tenu de leur affaiblissement, doivent trouver un accord avec les Russes. Cela ne change rien quant à leur rivalité mais devrait nous éviter de croire ceux qui voient dans la diplomatie l’affrontement du bien et du mal, chacun déterminant le bien et le mal selon ses préjugés.

Poutine n’innove pas. Il n’y a pas un « nouvel impérialisme russe ». La Russie tsariste était, selon Lénine, une « prison des peuples ». L’empire tsariste s’est constitué en asservissant les peuples environnants, des Polonais aux Ouzbeks. Lénine, contre les gauchistes partisans d’un internationalisme abstrait qui était en fait un « supranationalisme », a toujours défendu le droit à l’autodétermination des peuples contre le « chauvinisme grand-russe ». Le véritable clash entre Lénine et Staline, un Lénine affaibli par la maladie, portait précisément sur la politique de Staline en Géorgie. Le système stalinien, quelle que soit la manière dont on le caractérise, a poursuivi la politique tsariste. Au moment de l’effondrement de l’URSS, les USA et leurs alliés ont cru pouvoir dépecer la Russie. Poutine a construit sa carrière sur la restauration de la puissance russe. La continuité est parfaite.

L’impérialisme russe n’a jamais tenté de conquêtes au loin, à la différence des impérialismes européens et de leur successeur américain et comme nous ne sommes pas Polonais ou ressortissants des pays baltes, nous le trouvons moins agressifs et même presque sympathique. Il s’est borné à étendre ses frontières et à constituer autour de lui un glacis. Poutine poursuit sur la même lancée : en Géorgie et en Ukraine pour ne rien dire de son satellite biélorusse. Évidemment, c’est un impérialisme très différent de l’impérialisme US. Il est beaucoup plus faible, sur le plan économique, mais il dispose tout de même d’une armée et d’un arsenal militaire encore impressionnants. Il joue sa propre carte : celle de l’alliance avec la Chine – en train de devenir un investisseur majeur en Sibérie – et avec les autres pays de BRICS.

On peut comprendre la politique russe actuelle et refuser de joindre sa voix à la « russophobie » hystérique de certains milieux, notamment journalistiques ou diplomatiques. La Russie a de bonnes raisons de se sentir encerclée par des bases de l’OTAN. La carte des bases militaires américaines est parlante. Les impérialismes occidentaux, faute d’avoir pu dépecer complètement la Russie, voient d’un mauvais œil un concurrent qui se relève. Cette atmosphère de « guerre froide » n’est pas pour peu dans le soutien dont Poutine bénéficie encore dans la population – même si une opposition tente de se manifester : Poutine redonne aux Russes leur fierté nationale, effondrée en même temps que l’Union Soviétique. On sait aussi que la mobilisation patriotique contre l’étranger est un des grands classiques de l’art de gouverner et ceux qui croient amener Poutine à résipiscence par la pression militaire et l’encerclement diplomatique sont soit des êtres stupides (ce qui n’est pas une hypothèse à écarter) soit des fourbes qui veulent entretenir l’atmosphère guerrière pour faire diversion chez eux.

Si on doit s’opposer aux entreprises guerrières de notre propre impérialisme (la France aussi est impérialiste et son rôle dans le coup de force au Burkina Faso reste très louche), si on doit refuser la stratégie de guerre froide impulsée par Washington et ses alliés, on ne doit pas pour autant se transformer en porte-voix du Kremlin. En luttant pour des relations pacifiques, en sortant de l’OTAN et de cette excroissance qu’est l’UE (rappelons que la défense européenne, telle qu’elle figure dans les traités est en réalité l’OTAN), on priverait Poutine des ressorts de sa propagande chauvine et l’opposition au régime de Poutine s’en trouverait renforcée.

On ne peut non plus oublier le passé. La Russie tsariste a opprimé la Pologne et pour les Polonais le régime « socialiste » polonais n’a été que le prolongement de cette oppression. Ce n’est pas le socialisme qui a envahi Budapest en 1956, mais bien « les Russes » venus mettre un terme à un soulèvement populaire révolutionnaire et écraser tout espoir d’un socialisme authentique en Europe. L’affaire a été rééditée en 1968 à Prague. Staline a liquidé à l’intérieur le vieux parti bolchevik de Lénine et lui et ses successeurs ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour que le seul communisme tolérable soit un appareil au service des intérêts de l’État soviétique. Tout cela a laissé des traces indélébiles dans les mémoires et a largement facilité l’adhésion – pas aussi enthousiaste qu’on l’a dit – des peuples des « ex-pays socialistes » à l’OTAN et au « libéralisme » (sic). On aurait préféré que la révolte contre la bureaucratie se transformât en « révolution politique » ouvrière comme l’espérait Trotsky, mais ceci n’a pas eu lieu. Les faits sont têtus (Lénine).

Quitte à faire « vieux marxiste », il est bon de rappeler la nature de classe de l’État russe : la Russie est un pays capitaliste, avec un capitalisme d’État largement dominant, mais encore plus dur pour les ouvriers que le nôtre. L’État fort n’est pas toujours l’État providence keynésien. L’oligarchie est étroitement liée à cet État – qui a procédé à d’importantes renationalisations. Mais c’est bien un État capitaliste, qui continue d’avoir de nombreux traits arriérés, en premier lieu l’importance de la rente (gaz, pétrole, etc.) Un rappel historique s’impose : Lénine caractérisait déjà l’URSS de « capitalisme d’État » et disait que l’État soviétique n’était que le vieil État tsariste à peine repeint rouge. On admettra facilement que les choses ne sont pas améliorées depuis cette époque !

La question importante politiquement est de savoir s’il faut soutenir un impérialisme contre l’autre. Et la réponse va de soi. Lénine encore : l’ennemi est dans notre pays. Je pense qu’il faut s’opposer à toutes les menaces militaires et autres contre la Russie, mais on ne doit pas pour autant devenir un défenseur de Poutine et de son régime politique et social.

Les malheureux Ukrainiens n’ont droit à aucune pitié dans toute une partie de l’intelligentsia française. Ils traquent les actions de n’importe quel groupuscule fascistoïde pour en rendre responsables tous les Ukrainiens qui ne veulent pas se coucher devant Poutine, comme si on pouvait assimiler le peuple à son gouvernement du moment. Les mêmes qui protestent bruyamment (et souvent à juste titre) contre la politique israélienne défendent le régime de Poutine et sa politique en Ukraine. Et inversement d’ailleurs : les partisans de la défense de l’Ukraine ne trouvent souvent rien à dire de l’occupation de la Palestine ... ou du Kurdistan.

Nous ne pouvons peut-être pas faire grand-chose concrètement. Mais au moins un peu de lucidité ne peut pas faire de mal. Elle nous aidera à mieux cibler ce qui est réellement en cause et à ne pas tomber dans tous les panneaux.

 

 


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