La purge de toutes les administrations, culminant dans la mise à pied immédiate de dizaines de milliers d'enseignant, sème la terreur, et les vannes de la violence physique et des sévices contre quiconque fait mine de s'opposer ont été ouvertes par les pogroms contre les jeunes soldats, totalement manipulés et boucs émissaires, commencés dés le samedi 17 juillet.
Le fait que de larges masses se soient mobilisées contre le coup d'Etat, car il est certain que le peuple turc vomit tout retour à la dictature militaire, a totalement été intégré dans une dynamique réactionnaire et pogromiste, menaçant la vie de milliers de Kurdes et de Halévis.
Selon Erdogan le coup a été le fait de son rival islamiste Fethulah Gülen, en exil aux Etats-Unis depuis 2011.
La confrérie que dirige celui-ci, l'un des rares mouvements islamistes (avec la Jama'a al-islamya au Maroc) a avoir des assises soufies (l'écrasante majorité des islamistes veut supprimer les soufis, mystiques musulmans ayant le tort de préconiser la pensée autonome), a fortement contribué à l'emprise de l'AKP d'Erdogan sur la société et sur l'Etat jusqu'à leur rupture et son rejet, à travers le mouvement Huzmet (ou Gülen), implanté dans le monde entier, l'organisation Zaman (le journal du même nom est passé sous le contrôle des partisans d'Erdogan suite au putsch manqué), et le syndicat patronal Tüskon, et un réseau d'écoles privées. Dans la mesure où l'islamisme turc passait pour une version musulmane de la démocratie chrétienne, c'était largement sur la base des positions de « dialogue inter-confessionnel » et d'adhésion à l'UE que professe Gülen, le noyau dur de sa doctrine en matière de croyances, de pratiques et de mœurs étant en même temps parfaitement « intégriste ».
Il semble étonnant que les réseaux Gülen aient noyauté l'armée au point de fomenter un putsh, le socle des liens et de l'idéologie des nombreux généraux turcs, de souche kémaliste, étant plus opposé encore à Gülen qu'à Erdogan. Mais il est possible que les putschistes aient au moins escompté un soutien actif ou passif de ces réseaux, le patronat industriel, agricole, des secteurs du transport et du tourisme, largement imprégné par eux, étant mécontent et inquiet de l'évolution du pays ces dernières années. Quoi qu'il en soit, le putsh a été engagé – mal engagé – avec une évaluation biaisée des rapports de force réels, et une inconscience typiquement militaire du rejet que l'idée même de pouvoir militaire pouvait susciter dans les plus larges masses, qui en aucun cas ne pouvaient défendre un tel coup.
Ce qui est le plus significatif dans les accusations d'Erdogan contre Gülen est qu'en fait elles visent les Etats-Unis et aggravent un contentieux que l'encadrement militaire des forces kurdes du PYD en Syrie par les services US a puissamment amplifié. John Kerry, dans le New York Times du 17 juillet, a curieusement éprouvé le besoin de démentir toute implication nord-américaine dans le putsch manqué, dénonçant des propos d'officiels turcs alors qu'aucun communiqué gouvernemental turc n'est allé jusque là. La CIA aurait-elle pour le moins encouragé les putschistes ? Si tel est le cas le crédit des experts de la plus grande puissance impérialiste du monde en aura pris pour son grade …
Un coup d'oeil sur la blogosphère poutinienne et complotiste, dans ces conditions, n'est pas sans intérêt. On y trouve trois types de commentaires.
Ceux qui continuent sur leur trajectoire : Erdogan finance et arme Daech et seul Poutine peut ramener l'ordre à grand coup d'orgues de Staline et de bombardements à l'américaine, car c'est un homme un vrai !
Ceux qui ont amorcé le tournant : les peuples russe et turc ont vocation à s'entendre pour faire régner l'ordre au Nord et au Sud de la mer Noire, Ukrainiens, « islamistes du Caucase », Syriens, n'ont qu'a bien se tenir, la réconciliation arrive entre Poutine et Erdogan, des hommes des vrais !
Entre les deux les organes officieux du Kremlin ne prétendent pas que la réconciliation est là, mais que Poutine (un homme un vrai) veut l'ordre et est le seul facteur d'ordre, et qu'il peut aider à ce que l'ordre règne en Turquie, la preuve il n'a pas soutenu le putsch alors qu'il avait des raisons d'en vouloir à Erdogan, mais il a le sens suprême des responsabilités, montrant que là où l'OTAN sème la panique la Russie assure l'ordre (fut-ce celui des cimetières …).
Un élément nullement anecdotique mérite d'être ici pointé du doigt : Douguine, l'idéologue de l' « eurasisme » (alliance des slaves et des touraniens contre les anglo-saxons judéïsés, liquidant au passage Ukrainiens et Tatars car ces derniers ne sont pas de vrais « turcs » mais des « khazars » judaïsants …) a fait savoir, via des sites d'ultra-droite dont on ne donnera pas le lien, qu'il était à Ankara la nuit du putsch, côté Erdogan. Douguine écrit s'être trouvé « par coïncidence » (ce qui veut dire, chacun le comprend et il le sait, par bénédiction du FSB et des services turcs) à Ankara, en compagnie du maire de la ville qui lui a expliqué que les Gülen formaient un Etat dans l'Etat, que ce sont eux qui avaient provoqué le tir sur un avion russe l'an dernier. Pour Douguine CIA = Gülen et maintenant que la secte est battue, les vrais kémalistes étant avec Erdogan, plus rien ne s'oppose à la sortie de la Turquie de l'OTAN et à la réalisation du grand dessein eurasien, qui assurera la paix mondiale.
Ce « grand jeu » éclaire rétrospectivement la présence du président arménien Sarkissian dans les coulisses du sommet de l'OTAN à Varsovie, où il a officiellement rencontré John Kerry et François Hollande, alors que l'Arménie est membre de l'Union économique eurasienne depuis 2013. L'exécutif arménien, en proie ces jours mêmes à une prise d'otage menée par des opposants issus du Karabakh, ne peut que voir avec inquiétude tout rapprochement russo-turc, le président de l'Azerbaidjan, le vieux bureaucrate mafieu Aliev, ayant de son côté manifesté ostensiblement son soutien à Erdogan en fermant une télévision privée qui voulait diffuser une interview de Gülen.
En filigrane, c'est la question de la rupture de la Turquie avec l'OTAN qui est posée, mais pas du tout sous l'angle démocratique, mais sous celui d'un renversement d'alliances entre blocs impérialistes, et la formation d'une alliance Russie-Turquie serait un basculement majeur, confirmant la tendance de l'époque actuelle, non à un « retour à la guerre froide » mais à la formation, la décomposition et la recomposition, d'alliances belliqueuses – toutes belliqueuses- entre puissances mondiales et régionales. Toutefois, c'est évidemment loin d'être fait, y compris, n'en doutons pas, dans la tête d'Erdogan. Lequel se voit sans doute mieux en président-sultan qu'en un super-Kadyrov ...
La question réellement la plus urgente est celle de la défense de la démocratie en Turquie. Une Turquie démocratique quitterait peut-être bien l'OTAN, mais pas pour une alliance avec Poutine. Et, surtout, une Turquie démocratique est un besoin vital aussi pour les peuples kurde, syrien, arménien.