Notre germanopratin bateleur exhorta l’Occident à se montrer plus ferme avec « les voyous comme Kadhafi », incarnation du Mal. A son corps défendant, le colonel Kadhafi se voyait promu en vecteur commercial de BHL. Les voies de la dialectique sont aussi impénétrables que celles du Seigneur. Invité à réagir, je fis remarquer 1) que les Etats ne sauraient être qualifiés de voyous puisque ce sont ces monstres froids décrits par Nietzsche, 2) que si d’aventure la terminologie d’Etats-voyous devait être retenue, la liste serait loin d’être limitative, l’essayiste étasunien William Blum tenant son propre pays pour le champion, ce que pourrait corroborer bien des actions des Etats-Unis d’Amérique, parmi lesquelles leur refus d’adhérer aux clauses du Tribunal Pénal International1. Si Etat-voyou signifie « en marge de la loi internationale par ses agissements contre les autres Etats et peuples », le palmarès complet reste à faire mais le peloton de tête est assez identifiable. Pour conclure, j’observais qu’on était toujours l’Etat-voyou de quelqu’un. N’hésitant pas à m’interrompre « pour ne pas laisser dire des bêtises sur une grande antenne de radio publique», citant Platon fustigeant Calliclès, notre rhéteur enfourcha son indignation en m’intimant d’utiliser des termes adéquats, prétendant, contre toute évidence, que j’avais qualifié Obama de voyou. Alors que je repousse une notion aussi polémique et flou que celle d’Etat-voyou, que je ne l’utilise pas, que je ne qualifie jamais aucun dirigeant de voyou, mon contradicteur, qui, lui, en use et en abuse, pérore et en appelle à une rigueur terminologique dont il s’affranchit au bénéfice de l’invective. « Ne dites pas n’importe quoi, Monsieur ! Kadhafi est un voyou tandis que les Etats-Unis sont un Etat de droit ». Ce rhéteur invoque Socrate en adoptant la posture du sophiste Calliclès. Au nombre d’hectolitres de sang versés, au nombre de torturés, mutilés, assassinés, atomisés, napalmisés au Japon, au Timor, au Vietnam, au Laos, en Argentine, au Chili, au Nicaragua, en Irak, en Afghanistan et ailleurs, le régime libyen est un dilettante comparé aux amis préférés de BHL et de leurs protégés2. Je répondis laconiquement que mon contradicteur n’appliquait pas les règles du dialogue et que je n’avais pas qualifié Obama de voyou.
BHL soliloqua longuement, fulminant, admonestant, complimentant (Bernard Kouchner), déplorant, gémissant (avec les mères israéliennes et palestiniennes), s’autopromouvant, s’évitant de la sorte les contraintes du sobre dialogue argumenté. Le modérateur regarda sa montre et bloqua ma réponse. Je me rattrape ici. La question n’est pas nouvelle pour le GIPRI. Publié sous mon impulsion, en 2004, le premier Cahier du GIPRI portait précisément le titre Droit, éthique et politique. Il rassemble trois textes d’Abdou Diouf, d’Aminata Traoré et de Denis Collin, les deux derniers étant intervenus dans le cours 2003 « La paix entre droit, éthique et force ». Les domaines du droit, de l’éthique et de la politique sont connexes mais non superposables. Dans la préface, nous écrivions : « L’actuelle hypertrophie de la rhétorique éthique, confinant à la boursouflure, accompagne le déni dont sont victimes la politique et le droit, domaines jugés archaïques par les thuriféraires de la gouvernance ». Pour sa part, Denis Collin distingue et relie la morale et l’éthique : « Si l’on reprend la distinction morale/éthique que nous avons déjà établie, ici l’éthique – en tant que recherche par l’individu de la vie bonne – et la morale – en tant qu’elle considère nos devoirs à l’égard des autres – sont inséparablement liées3 ».
La moraline (Nietzsche) est la bonne à tout faire des va-t’en-guerre, prompts à proclamer ex abrupto le Bien et le Mal et à débusquer l’ennemi chez ceux qui ne partagent pas leurs impériales vues. La « morale » (voire la religion, c’est-à-dire, sous toutes les latitudes, ceux qui parlent en son nom) adossée à la force militaire, la préparant, la justifiant, permet de s’exempter du droit et de la justice. Sous le fallacieux prétexte de « libérer la femme afghane », on la tue dans des dommages dits « collatéraux ». La morale est une chose trop sérieuse pour être laissée aux moralisateurs, surtout quand ils déraisonnent, fabulent, s’admirent et vitupèrent. « La vraie morale se moque de la morale », nous enseigne Pascal. La vraie morale vaut surtout mieux que beaucoup de ses porte-parole vaguement patentés.
Trente cinq ans après, le brouet des nouveaux philosophes reste aussi imbuvable que leur terrorisme intellectuel et leur rhétorique de sophistes.
Gabriel Galice – 7 mars 2010
1 On peut ajouter ces autres essayistes étasuniens « anti-américains » (Un-American) que sont, parmi d’autres, Noam Chomsky, Chalmers Johnson, ou Howard Zinn.
2 Je recommande notamment Impérialisme humanitaire, de Jean Bricmont, Editions Aden et Les armées secrètes de l’OTAN de Daniele Ganser, Demi Lune.
3 Denis Collin, Morale et justice sociale, Seuil, p.40
Merci de cette réponse attendue. Une mise au point conceptuelle salutaire.