Dans toute crise, plutôt que de mettre en cause le système, c’est-à-dire les rapports sociaux, on préfère chercher des boucs émissaires. Hier c’était « la banque juive » … aujourd’hui ce sont les traders. Pendant des mois, la presse s’est focalisée sur le cas Kerviel, trader pratiquement tenu pour responsable de la crise, au moins en France. Pendant que ce jeune homme engageait des sommes considérables, les patrons de la Société Générale prétendaient ne pas être au courant... En vérité, cette focalisation sur les traders n’a aucun sens : ceux-ci conduisent des opérations spéculatives parce que leurs patrons, dirigeants des banques et actionnaires, les ont embauchés à cette fin. On ne peut tout de même pas leur reprocher de faire le travail pour lequel ils sont payés. Qu’ils encaissent des primes faramineuses quand ils ont fait gagner beaucoup d’argent à leur établissement, c’est également le jeu normal du capitalisme: les dirigeants des banques s’achètent de la force de travail de traders au cours du marché. Tous ceux qui protestent contre les « contraintes » qui bloquent le marché du travail et réclament sa libéralisation devraient se réjouir de voir un segment du marché du travail qui fonctionne selon leurs rêves. Que les libéraux de droite ou de gauche protestent contre les bonus attribués à ces employés modèles, voilà qui semble tout bonnement incompréhensible.
Les traders touchent des bonus qui sont des fractions des bénéfices des établissements bancaires. En bonne logique capitaliste, ce sont les dirigeants, représentants les propriétaires (les actionnaires) qui décident de l’affectation de ces bénéfices et donc il n’y a aucune raison que des gens qui se réclament de la défense de la liberté de l’entreprise et des droits de la propriété viennent se mêler de ce que les propriétaires font librement de leur argent. Qu’ils le dépensent pour rémunérer un trader ou pour entretenir une dame de petite vertu, c’est leur affaire !
J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer que la spéculation n’est pas la cause de la crise mais bien plutôt un effet d’une crise de mise en valeur du capital là où la plus-value est effectivement produite, c’est-à-dire dans le secteur de la production. Admettons cependant que ce soit le dérèglement spéculatif du capitalisme, et non le « capitalisme sain », qui doive être incriminé,ainsi le pensent les porte-parole et les porte-plumes de la droite libérale, de la gauche libérale et même d’une bonne partie de la gauche de gauche. Alors la conclusion s’en déduit d’elle-même: il faut bloquer la spéculation là où elle se déchaîne, dans les salles de marché des grandes institutions financières et plutôt que de renflouer les banques à coups de milliards, il fallait tout simplement les nationaliser derechef. Ni la droite évidemment, ni le parti socialiste n’ont demandé la nationalisation de la BNP, de la Société Générale ou du Lyonnais. Donc leurs protestations contre la spéculation, les « perversions » du capitalisme et les lampistes de luxe que sont les traders sont bien des opérations de diversion qui occupent les gogos et permettent qu’on détourne le regard des choses sérieuses.
Plus généralement, l’idée même de « moraliser le capitalisme » n’est qu’un gag qui n’amuse même plus les petits enfants. Parler de morale dans le capitalisme, c’est à peu près comme discuter de vertu avec une mère maquerelle. Le capitalisme est fondé, depuis le début, sur la liquidation systématique de toute véritable morale, si la morale est autre chose que l’abstraite morale individualiste du calviniste faiseur d’argent. La défense morale du capitalisme, telle qu’historiquement on a pu la formuler, tient précisément en ce que le capitalisme nous dispense de morale. La simple cupidité individuelle, l’indifférence à la misère d’autrui, et le respect du droit de propriété suffisent à produire des effets désirables morales pour la société tout entière : l’insociable sociabilité kantienne, reprise philosophique allemande de la main invisible de Smith reposent sur cette idée – à cette différence que pour Kant, les effets historiquement progressistes de l’égoïsme calculateur ne dispensaient personne du devoir moral (large) de bienfaisance.
Le capitalisme a donc élevé au pinacle tout ce que les sociétés antérieures – et le bon sens moral populaire – tenaient pour des conduites simplement méprisables, voire franchement criminelles. Quand l’art d’acquérir devient l’art d’acquérir de l’argent avec l’argent, quand l’économique cède le pas à la chrématistique, l’activité humaine devient contre nature, selon Aristote. Alors que toute morale authentique repose sur le sens du bien commun et le souci de l’autre, le capitalisme considère que le bien commun n’est, s’il existe, que la résultante espérée des actions entreprises uniquement en vue du bien de l’agent et sans considération particulière de ce qui peut arriver aux autres – sauf dans le cas où cela pourrait troubler la marche des affaires : autrement dit, les autres n’ont d’importance pour l’agent capitaliste – l’homo oeconomicus – quand dans la mesure où ils peuvent être traités en tant que moyens pour la bonne marche des affaires. Pour chaque homo oeconomicus l’humanité n’existe pas dans l’autre homme comme fin en soi puisque l’autre n’est, éventuellement, qu’un moyen pour augmenter le profit. Qu’on ait franchi le pas décisif en transformant les personnels en « ressources humaines », on s’en est trop peu étonné. Car la terminologie obscène des « ressources humaines » entérine une fois pour toutes ces instrumentalisation de l’ouvrier transformé en opérateur et du salarié en général en pur moyen.
Quelques journaux se sont indignés du cynisme incroyable avec lequel Lombard, le PDG de France Télécom a commenté « la mode » (sic) des suicides dans son entreprise. Pur produit du prétendu « élitisme républicain » (c’est un X-Télécom, comme on dit), Lombard est en fait un homme adapté au capitalisme tel qu’il est aujourd’hui, tel qu’il est maintenant qu’il s’est complètement débarrassé de toutes les vieilleries pré-capitalistes et des restes de la morale religieuse.
Évidemment, cet immoralisme foncier du capitalisme pose quelques problèmes aux capitalistes eux-mêmes. Si en effet on éduque des jeunes enfants avec les principes enseignés dans les écoles de commerce, on fabrique des voyous en série. Et les voyous ne sont pas très respectueux du droit sacro-saint de la propriété... Mais qu’à cela ne tienne : on va transformer la gestion répressive de la délinquance en juteux secteur « productif » de la prison privée comme c’est le cas aux États-Unis. L’idéologie sécuritaire que Mme Boutin, en bonne chrétienne, vient de dénoncer dans des termes qu’on ne peut souvent qu’approuver, n’est que le revers et le complément nécessaire de l’immoralisme capitaliste.
La « moralisation du capitalisme » est donc une impossibilité théorique et pratique. Le moraliste en chef du capitalisme, ce n’est pas Adam Smith, ni aucun des philosophes des Lumières. C’est le marquis de Sade peignant un monde de la débauche qui n’est qu’une métaphore du capitalisme libéral : aux « Infortunes de la vertu » de Justine, répondent d’ailleurs « les prospérités du vice » de Juliette. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir à la leçon de Pier Paolo Pasolini. Mais si on admet cette leçon, il faut en déduire ce qui s’impose logiquement: la lutte émancipatrice ne peut qu’être fondamentalement une lutte morale – et du reste, c’est faute d’avoir compris cette dimension morale-éthique que le socialisme et le communisme du XXe siècle se sont effondrés dans la fange.
La moralisation du capitalisme, calambredaine qui me rappelle une autre dont on nos rabat les oreilles à la radio comme à la télé, plus les Olivennes et la bande du Novel Obs pour ne citer qu'eux: l'économie sociale de marché.