Le rapport Lugano est une fable. Il dit les vérités fabuleuses d’Esope et de La Fontaine. Le World Economic Forum, la Société du Mont Pèlerin, la Commission Trilatérale, le Groupe Bilderberg ne sont que lieux d’échanges d’idées, d’informations, d’hypothèses. « Nous passons trois jours à essayer de mieux comprendre le monde grâce à des rencontres que je qualifierais davantage d’intellectuelles que politiques. Nous sommes loin de toute pression », dit Pascal Couchepin cité par Anne Fournier. En effet, le soft power, comme l’esprit du temps (Zeitgeist), fonctionne ainsi. Il est aussi « indépendant » que la Banque Centrale Européenne ; indépendant des pouvoirs politiques mais en symbiose avec les marchés monétaires et financiers.
Que ceux que « la théorie du complot » intéresse, interpelle ou intrigue, prennent la peine de lire ou relire La crise de la démocratie (1975), étude de la Trilatérale (réponse à la Tricontinentale tiers-mondiste) rédigée sous l’autorité de Samuel P. Huntington (déjà lui), Michel Crozier et Joji Watanaki. Ils y trouveront bel et bien les prémices intellectuelles de mesures politiques qui prendront effet plusieurs décennies après. Le constat du danger des élites intellectuelles conduira aux restrictions budgétaires, aux corruptions multiformes et aux réformes de Bologne, l’assertion selon laquelle la démocratie, comme la croissance, a ses limites, débouchera sur « la gouvernance » et le mépris pour les refus du Traité Constitutionnel Européen par les peuples français et néerlandais…
Ni complot, ni hasard, juste organisation et stratégies. Les oligarchies n’ont pas de temps à perdre en vaines palabres et mondanités. Time is money. Leurs séances de remue-méninges ont une utilité, n’en doutons pas. A Lugano, à Saint-Moritz, à Davos ou ailleurs, notre chère Suisse, alpestre et neutre, est idéale pour de tels conciliabules.
Effectivement : Tapez « Bilderberg » sur un moteur de recherche et vous ne manquerez pas de tomber sur un nombre invraisemblable de sites délirants qui évoqueront des réunions secrètes où les « maîtres du monde » trament leurs sombres complots pour réformer l’économie mondiale ou mieux encore réduire la population en éliminant massivement les pauvres. On pourrait en rire et passer à autre chose s’il n’était pas évident que ces sites sont le meilleur paravent permettant de protéger les activités du groupe. On ne peut rien tirer de ces sites sinon les listes, assez crédibles et concordantes, des participants aux diverses réunions plénières du groupe ; le reste relève de la célèbre théorie du complot si commode pour décrédibiliser quiconque s’intéresse aux activités de cette organisation.
Il est évidemment stupide de croire que le groupe Bilderberg est une secte secrète aux activités mystérieuses. Ce n’est pas non plus exactement un parti supranational : c’est une organisation, créée sous l’égide de l’OTAN, structurée avec un premier cercle et des affiliés qui gravitent autour : c’est une organisation faite pour la réflexion mais aussi pour l’action. Si on y réfléchit un peu, il faudrait être bien naïf pour imaginer que des hommes puissants, représentant des intérêts immenses, se réunissent, qu’ils discutent les problèmes politiques les plus graves et ne font rien. Ils discuteraient de ce qu’ils convient de faire et ne feraient rien. Ils auraient les moyens d’agir et n’agiraient pas. Ils auraient des raisons d’agir là où leurs intérêts seraient menacés et, au lieu d’agir, ils s’en remettraient benoîtement au suffrage universel. Il faudrait qu’ils soient bien fous. Comme ils ne le sont manifestement pas et qu’ils ne sont pas non plus des saints, que font-ils donc ?
Inutile d’aller loin pour le savoir. Le résultat des élections en 2002 faisait apparaître une montée des extrêmes. A cela s’est ajouté le rejet du TCE en 2005. De puissants intérêts étaient menacés car ils ont autant à craindre des secousses provoquées par l’extrême de droite que des programmes d’extrême gauche. Ils l’ont compris et ne sont pas restés inactifs. On a assisté aussitôt à une reprise en main de la presse avec des limogeages et des restructurations. L’UMP a subi un véritable arraisonnement. Il suffit de taper « Emmanuelle Mignon » sur internet pour trouver assez facilement des textes qui font état d’une brutale reprise en main. Ces textes sont assez imprécis (en particulier sur les dates) mais ils permettent de comprendre que la totalité ou presque du secteur « études » a été licencié. Les puissants personnages de ce secteur chargé d’élaborer la politique du parti s'en sont allés sans un mot. Il faut croire qu’ils ont bien été indemnisés. On a vu aussi la bizarre montée en puissance de Ségolène Royal. Je me souviens d’avoir été surpris que plus d’un an avant les élections, le nouvel observateur, qui avait sur son site un forum très actif, lance brusquement un débat sur « Ségolène Royal présidente ? ». Elle est entrée en campagne avec manifestement de très gros moyens et de solides soutiens. Alors qu’elle n’était pas encore officiellement candidate, on lui a clairement fait la courte échelle en mettant la diplomatie française à son service pour des « voyages officiels » en Chine et au Liban. Elle a été poussée en avant sans doute parce qu’on pensait qu’elle serait un challenger facile pour le candidat de l’UMP. Bref, de gros moyens ont été employés par des gens qui exécutaient un plan bien réfléchi. Or, il se trouve que Sarkozy, le candidat qu’il s’agissait de faire gagner, avait un lien avec Bilderberg (via Devedjian). Un croc en jambe, à l’occasion de la lutte contre le CPE, a fait tomber De Villepin. Après les élections, on a pu voir que certains « opposants » ont ralliés la majorité. Or, il se trouve qu’ils étaient tous membres de Bilderberg. L’affaire s’est faite d’ailleurs si facilement qu’il est impossible de croire qu’elle n’avait pas été préparée
Si on remonte un peu en arrière, on va trouver d’autres périodes critiques où des moyens extraordinaires ont été déployés pour renverser une situation. En 1972, il s’agissait de revenir sur les acquis de mai 68. On a assisté à une campagne massive, à l’échelle européenne, autour du fameux rapport du Club de Rome sur « les limites de la croissance » qui sous prétexte d’un épuisement imminent des ressources en pétrole, préconisait de lancer des politiques d’austérité et la casse de l’Etat providence. En 73, la guerre du Kippour a été l’occasion d’augmenter fortement les prix du pétrole et, pour bien marquer les esprits, on est allé jusqu’à plonger toutes les villes dans le noir dès onze heures du soir. Je me souviens qu’il était assez impressionnant de traverser Paris à pied dans le noir le plus complet. Bref, la encore une campagne bien menée à renversé une situation où les forces populaires commençaient à prendre l’initiative.
Si on remonte plus loin, on pourra évoquer la synarchie. Là encore, pendant des décennies, il a été impossible de parler de synarchie sans se faire traiter d’idiot. Mais depuis quelques années les archives sont ouvertes et quelques historiens ont montré que la synarchie était bien une réalité et qu’elle était très active. Il suffit de taper sur internet « Annie Lacroix-Riz » pour trouver assez facilement des vidéos à ce sujet.
Les puissants ont toujours été organisés, ils ont toujours eu leurs réseaux et une solide entente pour agir en politique et dans le domaine des idées. Dès le 18ème siècle, les salons littéraires ont été des cercles puissants où se rencontraient les hommes de pouvoir et de culture et certainement pas seulement pour parler de poésie. Certains étaient des salons bourgeois, d’autres des salons aristocratiques. Les grandes idées qui ont transformé le monde y ont été élaborées. Ce qui a changé depuis, c’est que la politique est nettement séparée de la culture. Elle s’occupe d’abord d’économie. Elle doit tenir compte du suffrage universel. L’espace de ses préoccupations n’a pas cessé de s’élargir, aujourd’hui c’est le monde entier ou presque.
Bref, si on veut comprendre les événements, il faut commencer par situer qui sont les acteurs et bien voir qu’ils sont puissants et qu’ils voient loin. Le groupe Bilderberg place aujourd’hui ses billes comme en 2007. Il s’est réuni en Grèce juste avant que ce pays ne soit attaqué, il est aujourd’hui en Suisse au moment où le problème de l’avenir du dollar et de l’euro est posé. La montée des extrêmes est à nouveau très sensible.
En France, on voit que le résultat des dernières élections montre que sont en net recul les deux partis dont l’alternance assure la sauvegarde des intérêts des puissants. Ils ne représentent que 40% de l’électorat – au mieux puisque l’abstention est surtout celle des jeunes, des classes populaires et des citadins qui votent plus souvent aux extrêmes. Mais cette fois la tactique parait claire : la montée du Front National est un péril face auquel on est invité à voter utile. Celui qui se trouvera face à Marine Le Pen est sûr de l’emporter. Il semblait que DSK était promis à ce rôle, c’était un homme de Bilderberg. Mais c’est aussi un fêlé et çà le plan ne le prévoyait pas !