Mouvement de masse et multiplication des divisions
La première donnée du mouvement tient aux mobilisations massives mais derrière cette masse, les divisions se sont multipliées. Il est de bon ton par exemple de répéter qu’en 1966 la CGT et la CFDT ont signé un accord commun, accord que les deux organisations étaient bien en peine de signer à nouveau après 68 ! Sauf qu’il faut aller au-delà. Chaque entité s’est fortement divisée avec le souci majeur de masquer ses divisions. Le PCF en dénonçant les «gauchistes» leur offre un visage commun qui n’existe pas, mais les divisions au sein de l’extrême gauche existent aussi au sein du PCF, de la gauche non-socialiste dans toutes ses variantes comme au sein du pouvoir. Pour Pompidou-De Gaulle la division tient à l’ampleur plus ou moins grande de la «méthode forte» à utiliser, et pour masquer cette division, elle désigne comme ennemi majeur «l’alliance» gauchistes-communistes qui souhaitait, va-t-elle répéter, imposer la dictature des soviets. Ce faisant, le Pouvoir fait tout pour alimenter la guerre entre gauchistes et communistes !
Si les communistes ne cessent de répéter que les gauchistes sont les meilleurs agents du pouvoir, les gauchistes répondent que les communistes sont les meilleurs agents du pouvoir !
Quant à la FGDS qui unit la SFIO, le Parti radical, et la Convention des Institutions républicaines, elle ne survivra pas aux événements. Si un accord avait pu être signé avec le PCF avant 68, il ne peut plus l’être après.
Deux figures officielles du PCF ont tiré des leçons de 68 radicalement différentes : René Andrieu publie, Les communistes et la Révolution chez Julliard et Laurent Salini, Mai des Prolétaires aux Editions sociales. Pour unir le PCF et masquer une telle division, Roger Garaudy va devenir l’homme à abattre.
Pourquoi malgré de telles divisions une masse de citoyens s’est mise en mouvement ? Quels ont été les éléments «fédérateurs» ? Le premier de tous, d’où les divisions au sein du pouvoir, a tourné autour du refus de la répression. D’où la contradiction du mouvement : la répression a été une réponse aux violences des étudiants, violences qui étaient une réponse à une vie impossible à l’Université. De ce fait, pour certains adeptes de la guérilla, il aurait fallu tirer avec des fusils sur les CRS afin de susciter une réaction militaire qui aurait permis la révolution.
Or quand les occupations d’usine arrivent, tout se déroule dans le calme même si, pour les forces au pouvoir, l’occupation est une violence insupportable. Des millions de grévistes et pas une détérioration !
L'élément le plus fédérateur tient me semble-t-il au fait que les directions (et donc les divisions) ont été marginalisée par la difficile circulation des informations du haut vers le bas, et c'est à la base (de toutes les organisations) que les initiatives ont été prises. Aucun syndicat n'a pas exemple lancé le mot d'ordre d'occupation des usines.
Le rôle nouveau des médias
En 68 le journal radio ou télé qui, jusqu’à présent se contentait de rendre compte des événements (de manière tendancieuse), est devenu, par l’usage des transistors, une composante des événements. Les manifestations violentes feront, cent fois plus que les autres pourtant très nombreuses, l’objet de toutes les attentions. Rendre compte d’une nuit des barricades est devenu plus glorieux que de rendre compte d’une manifestation pacifique de 500000 personnes. Le pavé plus que le piquet de grève est devenu l’emblème de 68. Ce fait n’a pas changé depuis. L’information devient alors un intervenant dans l’action. Les chaînes d’info en continu sont le résultat direct des infos en continu des nuits des barricades. Et tout mouvement social est alors contraint de faire avec !
Le mouvement le plus confronté à cette nouveauté c’est la lutte à l’ORTF. Celle des techniciens et autres personnels d’un côté et celle des journalistes de l’autre. Après l’occupation de l’Odéon les pouvoirs ont eu peur que les émetteurs ou la Maison de l’ORTF ne subissent le même sort. Ce point devenu crucial ne fait presque jamais l’objet d’études dans l’avalanche de livres produits sur 68 or tout le monde sait qu’une photo a pu faire changer l’opinion des populations des USA au sujet de la guerre du Vietnam. Le refus de la violence des CRS a été plus fédérateur que le souhait d’une invention démocratique de la télévision ce qui fait qu’après 68 la télé a été le seul service public à subir une charrette de licenciements ! La télé en agent du pouvoir a été pire après, qu’avant 68, et peut-être que l’absence d’études vient de cet échec.
L’Assemblée nationale
Pendant tout mai 68 l’Assemblée nationale a continué de fonctionner normalement et sur l’étude de ce fonctionnement silence radio ! Parce que la classe des élus ne comprenait rien à ce qui se passait ? J’ai pour ma part repris les débats du 2 mai 1968 qui aboutissent à la généralisation de la quatrième semaine de congés payés, loi qui a été votée à l’unanimité ! Les députés communistes avaient poussé dans ce sens (pour aller au-delà d’un accord CNPF-FO) et c’est la droite qui a repris le thème pour le faire voter. Cette date du 2 mai est beaucoup moins connu que celle du 3 mai et pourtant elle a permis une avancée sociale… que les événements vont retarder d’un an.
Dans cette Assemblée nationale le pouvoir n’avait la majorité absolue que d’une voix en conséquence quand une motion de censure a été déposée par la gauche, personne ne pouvait en connaître le résultat. La séance a eu lieu pendant deux jours, le 20 et le 21 mai, qui vont devenir deux dates importantes du mouvement, mais deux dates marginalisées dans les études. La censure ne passa pas mais les débats ne sont pas sans intérêt pour saisir l’idée que chacun se faisait de la situation. La question de l’ORTF y sera évoquée par Pierre Cot et aussitôt il va donner des boutons à ses adversaires, au court d’une séance où il est vrai les députés ont failli en arriver aux mains.
Le discours majeur de Pompidou pendant les événements aura lieu devant les députés le 14 mai, autre moment crucial pour réfléchir à 68.
Conclusion
Pour comprendre 68 il est judicieux de sortir des sentiers battus, de la répétition inutile des affrontements d’hier, et si le témoignage a toujours sa valeur, il est temps de passer à l’histoire. Après 50 ans, les archives peuvent s’ouvrir, et de ce point de vue les Archives nationales ont fait un travail précieux. Nous savons à présent que le matin du 30 mai De Gaulle avait prévu de dire qu’il ne dissoudrait pas l’Assemblée nationale et au dernier moment il a changé cette phrase en celle que tout le monde connaît : la dissolution.
Spontanéité et organisation, international et national, le social et le politique, la décentralisation et la centralisation, le rapport à l’autorité, le travail et le non-travail, le social et le sociétal, l’information et sa «laïcité», autant de questions (et je ne cherche pas à être exhaustif) qui se sont nouées de matière nouvelle en 68 et qui continuent d’être dans le paysage, car si l’eau ne repasse pas dans le même ruisseau, le ruisseau est toujours là. Jean-Paul Damaggio