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Considérations sur la stratégie Plan A-Plan B

Les propositions de la France insoumise pour changer l’Union européenne se sont beaucoup affinées, en sorte qu’on peut les examiner en détail et mieux discuter de la stratégie qui serait mise en oeuvre.

Par Tony Andréani •  • Samedi 01/04/2017 • 0 commentaires  • Lu 3156 fois • Version imprimable


Pour mémoire, elles partent du constat que l’Union n’est en fait qu’une désunion, qu’elle ne survit économiquement qu’en violant elle-même certaines de ses règles (la BCE outrepasse les fonctions de son statut), que sa désagrégation politique est déjà largement avancée, et qu’elle mènera finalement au désastre, sous l’effet de ses contradictions internes ou à l’occasion de la prochaine crise bancaire et financière, qu’elle n’aura su prévenir. Ce constat est parfaitement démontré, et s’aggrave encore si l’on voit les risques de guerre que le projet d’une défense européenne porte en son sein. L’idée est donc de sauver ce qui peut et devrait être sauvé d’un projet européen. Le problème est de trouver la bonne stratégie.

Commençons par écarter le reproche d’irréalisme dans la conjoncture actuelle.

Si ce n’est pour aujourd’hui, ce sera pour demain

Il n’y a pratiquement aucune chance que Mélenchon remporte la présidentielle, les astres s’étant mal alignés, mais la campagne impose que l’on fasse comme si.

S’il devait arriver quand même une divine surprise, la partie serait très difficile à jouer. Il faudrait disposer, dans l’actuel régime présidentiel même, d’une majorité parlementaire pour mettre en œuvre le programme de la France insoumise. Or cela supposerait que ses candidats soient en majorité à l’Assemblée ou du moins trouvent suffisamment d’alliés du côté du PCF et surtout du PS, chose improbable tant les divergences sont fortes. Mais surtout, sur la question européenne, la seule possibilité serait, puisque tous les partis dits « de gouvernement » restent européistes (ce qui restera des députés labellisés PS l’étant aussi), de se résoudre à une coalition de circonstance avec le Front National, Debout la France et quelques autres députés souverainistes. Cela va d’autant moins de soi que ces derniers sont sur une ligne nationaliste pure et dure, et qu’ils répugneront à tout accord avec ce qui leur apparaît comme une gauche extrême.

Mais, je dirai, il faut voir plus loin. C’est cinq ans après, ou même avant, si la situation en Europe se détériore gravement, que se présentera la nouvelle échéance, et il est évident qu’il faut y être prêts et avoir fourbi ses arguments et les avoir popularisés. La question de la stratégie se posera demain comme aujourd’hui et elle n’en sera que plus pressante. Elle reposerait, comme on le sait, sur deux temps, un plan A, qui serait l’objet d’une négociation avec les partenaires européens, et un plan B, qui serait mis en oeuvre en cas d’échec de cette négociation. Voyons d’abord ce qu’il faut entendre par plan B.

Les équivoques sur le plan B

Lors de la campagne de 2005 contre le Traité constitutionnel européen il y eut de nombreuses propositions pour un plan B et, dans l’esprit de beaucoup de gens, le plan B signifiait ce changement des Traités qui devait modifier en profondeur le visage de l’Union européenne. Mais le plan B présenté aujourd’hui par la France insoumise semble, selon une première lecture, aller plus loin : ce serait une sortie complète et unilatérale des Traités, qui ferait suite à un échec total des négociations sur un plan A.

Si j’ai bien compris, il ne s’agirait pas de mettre eu œuvre l’article 50 des Traités, c’est-à-dire d’acter un divorce définitif avec l’Union européenne, mais seulement de s’émanciper totalement des Traités. L’Union, n’ayant pas le pouvoir juridique d’exclure la France, ne pourrait que prendre des sanctions, sanctions auxquelles notre pays répliquerait par des mesures adéquates : arrêt du versement de notre contribution au budget européen, mise en place d’un contrôle des marchandises et des capitaux à nos frontières. Dans cette situation de blocage, il serait, estime-t-on, de l’intérêt des uns et des autres de trouver une porte de sortie, d’aller « vers des formes moins intégrées et plus hétérogènes de coopération, redonnant aux Etats l’essentiel de leur souveraineté, préservant un marché commun et une coopération monétaire plus souple », cette dernière pouvant prendre la forme d’un retour à l’ancien système monétaire européen (le SME), mais amélioré. C’est ce que Jacques Généreux appelle le « plan B+ »1.

On voit ici la différence entre ce plan B et les positions du Front national ou d’autres souverainistes. Marine Le Pen envisage aussi des négociations avant d’actionner l’article 50, mais ces négociations ne feraient que préparer la sortie de l’Union (qui se ferait par référendum). Il s’agit donc de s’entendre sur les suites d’un Frexit, comparable au Brexit, mais en prenant de l’avance, c’est-à-dire d’exiger les quatre souverainetés (politique, monétaire, budgétaire et territoriale) et de voir en même temps quels liens pourraient encore subsister. Ce qui, on le sait par l’exemple de la Grande Bretagne, est loin d’être simple : celle-ci ne voulant rien céder sur sa souveraineté territoriale (donc sur le contrôle de l’immigration en provenance d’autres pays européens, ce qui est contraire au principe de leur libre circulation), les dirigeants de l’Union menacent de lui couper l’accès au marché commun et notamment l’accès financier, et la négociation doit durer deux ans. La France insoumise, elle, souhaite rester au sein d’une Union européenne, mais refondée sur des bases tout à fait nouvelles. Et elle estime qu’elle peut tenir la dragée haute à l’oligarchie européenne, et notamment à l’Allemagne, car la sortie définitive de la France du cadre européen signifierait la fin de l’Union. Alors que la sortie de la Grande Bretagne n’est pas vitale pour celle-ci, du fait qu’elle ne faisait pas partie de la zone euro et n’envisageait nullement de la rejoindre, qu’elle bénéficiait déjà de nombreuses dérogations et qu’elle est en quelque sorte excentrée par rapport au Continent, la sortie de la France, pays fondateur, 2° économie de ce Continent, ayant des affinités avec les pays du Sud de l’Europe, signerait l’acte de décès de toute forme d’Union. Pour de vulgaires raisons économiques d’abord : d’autres pays de la zone euro, ligotés par ses contraintes monétaires et budgétaires, se retrouveraient par rapport à elle en mauvaise posture. Mais surtout pour des raisons politiques.et culturelles.

De ce fait, la simple menace d’un plan B en cas d’échec des négociations sur le plan A jouerait déjà, comme un chiffon rouge, en faveur de la France lors de ces négociations elles-mêmes, et plus encore si d’autres pays lui emboitaient le pas. Sur ce pouvoir dissuasif, sur le rapport de force qu’il permettrait, je pense qu’on peut être pleinement d’accord.

Mais il y a une deuxième lecture du plan B, c’est celle qu’en donnait Mélenchon lors de la dernière rencontre avec des tenants de la gauche dite radicale qui a eu lieu le 11 mars dernier à Rome : « le plan B, c’est le plan A maintenu » avec ceux qui en seraient d’accord, après l’échec de la négociation engagée par la France, donc un plan beaucoup plus ambitieux et substantiel pouvant, si je comprends bien, entraîner une scission de l’Union entre les pays fidèles au statu quo et les pays rebelles, une fois surmontées les divergences éventuelles entre ces derniers. Car le plan A est fortement charpenté, ainsi qu’on va le voir.

Quel contenu pour le plan A ?

L’application du programme de la France insoumise serait non négociable, ce qui implique de fortes ruptures avec les Traités, dont voici l’essentiel 1° une réforme des statuts de la Banque de France, lui donnant la capacité de financer la dette publique et d’avoir sa propre politique de crédit, ce qui est interdit par les Traités ; 2° une récusation de toutes les contraintes budgétaires inscrites dans le TSCG, avec sa fameuse règle d’or, Traité ratifié en 2012 par l’Assemblée nationale et par la presque totalité des autres Etats européens, y compris certains extérieurs à la zone euro. Ce qui va bien plus loin que les timides demandes de Benoît Hamon (à savoir exclure les dépenses d’investissement et les dépenses militaires du calcul budgétaire) ; 3° mettre en place une régulation financière nationale, qui aille bien au-delà des réformettes européennes, et un contrôle des capitaux, comme tel contraire au principe fondamental de la libre circulation des capitaux dans l’espace européen ; 4° cesser d’appliquer diverses directives liées à la politique de concurrence tous azimuts de l’Union, notamment celles concernant la libéralisation des services publics, qui est une machine de guerre pour imposer des privatisations (par exemple dans les domaines de l’énergie ou du transport par voie ferrée), et celle relative aux travailleurs détachés, assise sur le principe de la libre circulation des travailleurs dans l’espace européen ; 5° refuser de ratifier le CETA et tout autre éventuel traité de libre-échange négocié par la Commission (sous mandat européen).

On le voit, cette politique unilatérale est une politique du fait accompli, mais elle aura été annoncée dans un mémorandum adressé aux institutions européennes et expliquée à nos autres partenaires pour leur montrer qu’elle serait bénéfique à tous. Mais alors, que resterait-il à négocier ?

En voici l’essentiel pour ce qui concerne la zone euro : 1° une réforme de la BCE visant à changer ses missions (ne plus les confiner à un contrôle de l’inflation), à lui permettre de financer directement la dette des Etats en achetant directement (et non sur les marchés) ses titres ; 2° un règlement des dettes publiques insolvables (par rééchelonnement, baisse des taux et annulations) – à comparer avec la proposition de Benoît Hamon d’une simple mise en commun des dettes supérieures à 60% du PIB pour les faire bénéficier de taux d’intérêt plus avantageux ; 3° un abandon des critères de Maastricht (déficit budgétaire limité à 3% du PIB, dettes publiques inférieures à 60% du PIB), critères arbitraires et inadaptés à des situations locales ; 4° une régulation stricte de la finance spéculative.

A quoi il faudrait ajouter, à l’échelle de l’Union européenne toute entière ; 5° l’instauration d’un protectionnisme solidaire aux frontières de toute l’Union ; 6° une harmonisation sociale et fiscale progressive, avec une clause de non-régression (pour les pays qui ont les normes les plus élevées) ; 7° la fin de la libéralisation des services publics et la révision de la directive sur les travailleurs détachés, l’autorisation des aides publiques aux entreprises ; 8° la réorientation de la politique agricole.

Mais les problèmes de fond générés dans la zone euro par la monnaie unique ne seraient pas résolus pour autant, car celle-ci n’est pas vraiment soutenable sans une Union de transferts permettant, comme dans n’importe quel Etat fédéral et grâce à un important budget fédéral, de compenser les déséquilibres de toutes sortes entre les pays. Seraient donc proposés aussi à la négociation soit le retour à un système monétaire européen liant des monnaies nationales retrouvées (l’ancien « serpent monétaire », mais assorti d’un contrôle des mouvements de capitaux), soit la transformation de l’euro en simple monnaie commune, liant les monnaies nationales entre elles par un système de parités fixes, mais révisables, et fonctionnant comme unité de change vis-à-vis des pays extérieurs à la zone euro.

Cette stratégie de négociation autour d’un plan A pose cependant un certain nombre de problèmes.

Les marges possibles pour une telle négociation

Ainsi présenté, le plan A a sa cohérence, mais ne laisse guère de place à une négociation, en dehors des deux options pour sortir de la monnaie unique. Il ne serait pas cependant « à prendre ou à laisser ». Si certains partenaires refusaient l’une ou l’autre de ces exigences, on leur demanderait seulement d’accepter une clause d’opting out (une dérogation) pour notre pays, par exemple en ce qui concerne la libéralisation des services publics ou la régulation financière, où nous aurions, de toute façon, déjà pris des décisions de manière unilatérale.

En fait les marges de manœuvre seraient bien limitées. En optant pour un certain nombre de décisions unilatérales non négociables, la France aurait déjà largement fait « bande à part ». On peut estimer et espérer qu’elle entrainera d’autres pays dans son sillage, mais ce ne sera pas dans le même mouvement, car chacun aura son calendrier politique propre (il y faudrait des changements de majorité). Quant à la négociation, il paraît impossible qu’elle se fasse dans des délais courts (on a parlé de deux mois, ou de six mois), tant elle implique au terme du processus un changement complet d’orientation, avec l’adoption de nouveaux traités à 19 (pour la zone euro) ou à 27 (pour l’Union dans son ensemble), ou du moins de modifications très substantielles au Traité de Lisbonne. On peut imaginer sans peine les résistances et les blocages venant de toutes les forces conservatrices et libérales en Europe, qui n’oseront sans doute pas s’opposer à la négociation, avec l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes d’un passage au plan B, voire d’une sortie complète de l’Union, mais qui feront trainer les choses en longueur, multiplieront les arguties, annonceront les pires catastrophes etc. Si bien que la refondation de la zone euro et de l’Union pourraient demander des années, années pendant lesquelles les institutions européennes feront de l’obstruction et les forces financières feront feu de tout bois pour couler le projet.

Ceci conduit à deux considérations : il faudrait gagner la bataille idéologique pour créer un climat favorable à la négociation ; et, pour ce faire, ce n’est pas seulement le fonctionnement économique de l’Union qu’il faudrait proposer de changer, mais aussi son fonctionnement politique 

Les idées force pour une Europe de la coopération

L’Europe actuelle est celle de la concurrence non seulement entre les entreprises, mais encore entre les Etats (c’est au cœur de l’ordo-libéralisme). C’est devenu parfaitement clair pour nombre d’analystes, mais aussi, de manière plus confuse et plus empirique, pour les populations. Les appels constants à plus de compétitivité par rapport aux voisins, donc en définitive à plus de déflation salariale (en oubliant ses effets pervers sur la demande à l’échelle de l’Union), les délocalisations d’entreprises vers les pays de l’Est, les différences dans les salaires et les normes agricoles, les refus bruxellois des interventions des Etats nationaux dans leurs problèmes économiques (pour donner un exemple récent, l’opposition de la Commission à l’instauration de plate-forme publiques dans le transport ubérisé), et bien d’autres faits patents sont désormais au cœur des problèmes sociaux quotidiens. Même si les citoyens européens restent souvent, mais de moins en moins, favorables à l’euro et au maintien de leur pays dans l’Union, la défiance gagne sans cesse du terrain.

Or la réponse à cette crise, que plus personne, même les plus euro-béats, ne peut nier, est tout sauf convaincante. Résumons. Les pays de l’Est ne veulent absolument pas d’une harmonisation fiscale et sociale et s’opposent farouchement à une « Europe à plusieurs vitesses ». L’idée d’une plus forte intégration de la zone euro, soutenue par de nombreux économistes français dans un large spectre politique comprenant toutes les nuances du libéralisme (de l’Institut Montaigne à Thomas Piketty), ne séduit nullement une Allemagne qui n’entend pas contribuer à un budget de la zone euro dont elle serait la première contributrice et qui se refuse à toute mutualisation des dettes, ne voulant pas payer pour des pays qui se comporteraient comme des cigales, et, bien sûr, hostile à toute renégociation des dettes, qui pénaliserait ses épargnants. Enfin ce saut fédéral n’est pas un pas en avant vers une plus forte autonomie monétaire et budgétaire de la zone euro, dans la mesure où il continue à reposer sur une acceptation pleine et entière de la mondialisation financière : il s’agirait seulement de rassurer les investisseurs internationaux et de calmer les spéculateurs2. L’existence d’un Parlement de la zone euro (qui a la faveur, entre autres, de Benoît Hamon) n’est aucunement susceptible d’enthousiasmer des citoyens déjà très peu favorables à l’actuel Parlement européen (cf. le peu d’intérêt et le record des abstentions aux élections européennes). Dans ces conditions la grande majorité ne souhaite pas « plus d’Europe », mais moins.

C’est dans une telle situation de crise profonde que l’on pourrait populariser les traits d’une Europe réellement différente, préservant l’essentiel des souverainetés nationales, ce qui implique une réduction drastique de nombre de compétences communautaires, de telle sorte qu’on ne mette en commun que ce qui est dans l’intérêt de tous.

Dans cette mise en commun on peut citer la solidarité commerciale d’un marché commun des marchandises, sans droits de douane et avec des normes unifiées (comme les certifications CEE), la solidarité bancaire avec quelques normes identiques pour assurer la solidité des banques et la fluidité des prêts interbancaires (ce qui a été à peine commencé avec l’Union bancaire), un socle social plus élevé (par exemple une durée maximale du travail qui ne soit plus celle de 48 heures), une solidarité environnementale (par exemple une fourchette maximale pour les émissions de CO2 et un calendrier de réduction), une solidarité sanitaire (avec l’interdiction des produits dangereux), une harmonisation fiscale (avec également des fourchettes et une orientation générale). Dans ces domaines c’est plus d’Europe qu’il faudrait, en particulier s’agissant des compétences sociales et fiscales, qui relèvent aujourd’hui largement des compétences nationales. Toutes choses qui demandent effectivement des négociations, mais qui ne sont réalisables qu’avec un changement des Traités et des institutions (je vais y revenir).

Mais une Europe de la coopération, une Europe gagnant/gagnant se doit d’abandonner la monnaie unique, qui n’est qu’un carcan imposé aux pays de la zone euro. Car proposer seulement une réforme de la BCE (prêts directs aux Etats etc.) ne paraît pas suffisant pour compenser les déséquilibres entre pays et risque d’entraîner des conflits à n’en plus finir sur l’application de cette réforme (quel montant de prêts directs seront autorisés, selon quels critères, etc. ?).

C’est pourquoi je mettrais au centre de la négociation du plan A la transformation de cette monnaie unique en une monnaie commune. Car la monnaie commune, ce serait la preuve même d’une Europe coopérative, qui ne mette en commun que ce qui doit l’être pour éviter tant un dictat des pays les plus puissants qu’une guerre des monnaies. La coordination se ferait à travers l’ajustement des parités selon des critères objectifs, qui sont les différentiels d’inflation, de coûts du travail, de fiscalité et de balances courantes. Les monnaies nationales seraient échangeables auprès de la BCE, qui fonctionnerait comme organisme de change, et seraient dévaluées ou réévaluées en fonction de ces critères. Expliquons rapidement.

Chaque pays est libre de sa politique monétaire et de sa politique budgétaire. Un pays pourrait par exemple effectuer une relance par l’investissement public, s’il choisissait d’adopter une politique de type keynésien, sans se trouver pénalisé, puisque l’inflation résultante serait prise en compte dans le calcul des parités. Il pourrait de même parer aux conséquences sur la balance courante de cette relance, s’il pouvait dévaluer de façon à maintenir l’équilibre en favorisant ses exportations. Il pourrait également décider de sa politique salariale s’il pouvait dévaluer (ou réévaluer) en fonction de la différence de ses coûts du travail avec les autres, et il en irait de même pour la politique fiscale. Bref il serait entièrement libre de ses décisions s’il pouvait ajuster sa monnaie. Voilà qui serait extrêmement dommageable pour l’Allemagne et quelques pays du Nord qui ne pourraient plus profiter à sens unique des avantages de la monnaie unique. Mais c’est là qu’il leur faudra choisir : domination ou coopération. Opter pour la coopération, qui en réalité est finalement profitable à tous (car les pays en mal de croissance se porteront mieux et la demande globale en sera améliorée), c’est la seule façon de se montrer véritablement européen. Tout cela est assez facile à démontrer, et signifie que ce moins d’Europe monétaire est un plus pour l’Europe. Outre l’ajustement des taux de change, l’autre avantage de cette autonomie retrouvée est que les pays de la zone euro pourraient avoir la politique de crédit de leur choix (volume et affectation des crédits, taux d’intérêt), et que ceux qui auraient la politique de crédit la plus efficace pourraient faire école, au lieu de se faire dicter cette politique par une BCE qui est à l’écoute des marchés financiers internationaux et passe son temps soit à leur racheter des titres publics, soit à prêter aux banques des centaines de milliards d’euros qui ne vont guère à l’économie réelle et financent la spéculation. Bien entendu l’utilisation du taux de change et la maîtrise du crédit ne garantissent pas que la politique économique sera optimale, mais du moins ne sera-t-elle plus faussée par la monnaie unique.

L’idée d’un serpent monétaire amélioré est, elle, beaucoup moins coopérative et plus difficile à mettre en œuvre, car elle suppose un strict contrôle des mouvements importants de capitaux destiné à enrayer la spéculation, ou du moins une taxation de ces transactions financières (on sait que le projet d’une telle taxation, dans les pays européens volontaires, est toujours en panne actuellement).

Le nécessaire changement des institutions

Quel que soit le contenu de la négociation concernant la monnaie (monnaie unique, monnaie commune, serpent monétaire amélioré), il implique des modifications concernant les statuts et fonctions de la BCE et même sa disparition dans le troisième cas. Mais la négociation sur tous les autres aspects des Traités ne peut laisser intactes toutes les autres institutions : Conseil, Conseils des ministres (spécialement celui des Finances), Parlement. Quantité de compétences seraient retirées à l’Union. Par exemple la Commission resterait gardienne des nouveaux Traités, mais ne pourrait plus exercer de la même façon sa compétence (exclusive, rappelons-le) en matière de concurrence, et ne pourrait plus notamment jouer le rôle qu’elle joue dans la libéralisation des services publics et dans le rejet des aides d’Etat, ni envoyer des injonctions aux Etats en matière de déficit public. Le Conseil ne pourrait plus avaliser nombre de directives (qui, rappelons-le sont, en principe, de la seule initiative de la Commission) sur la libre circulation des capitaux et des travailleurs, ou sur la régulation financière et les réformes bancaires, dans la mesure où elles seraient contraires à la législation nationale qui viendrait d’être adoptée et qui aurait servi de base à la négociation. Ou alors il ne pourrait le faire qu’en prenant son parti d’un grand nombre de clauses d’opting out concédées à la France, et probablement réclamées aussi par d’autres pays. Même limitation des pouvoirs du Parlement (dans tous les domaines de la co-décision). Il reste enfin la montagne des directives et règlements concernant les produits et les services, qui sont à l’initiative d’une Commission étroitement liée aux grands intérêts commerciaux et financiers. Comme un grand nombre de ces directives serait contraire aux impératifs écologiques et sanitaires attachés à des politiques nationales en rupture avec le consumérisme et la dégradation de la santé, il faudrait dresser une nouvelle liste d’exemptions. Ce serait une belle pagaille.

Il est possible que l’on ne puisse mieux que de lister et négocier toutes ces clauses d’opting out, car il sera difficile de mettre d’accord 27 pays sur tous les aspects d’un nouveau Traité. Cela peut certes faire bouger les choses, mais ne donnerait aucun souffle nouveau à la construction européenne. Aussi paraît-il nécessaire de mettre la barre plus haut, et de proposer un changement complet des institutions. Car, on le sait bien, celles-ci sont profondément anti-démocratiques : une Commission pratiquement irresponsable politiquement (à l’exception de cet oral de passage devant le Parlement que doivent passer son Président et ses commissaires proposés par les chefs d’Etat et de gouvernement) ; un Conseil dont les membres ne consultent généralement pas leurs Parlements et qui fonctionne de manière opaque, des Ministres qui font de même et ne répondent que devant leurs chefs d’Etat ou de gouvernement ; un Parlement qui fonctionne quasiment sans lien avec les Parlements nationaux3 et où le travail se fait trop vite et essentiellement en commissions. C’est tout cela que les opinions ne supportent plus et qui nourrit soit l’euro-scepticisme, soit l’europhobie. Aussi serait-il hautement symbolique de proposer une refonte complète de ces institutions à la fois pour leur redonner un crédit démocratique et pour restituer aux Parlements nationaux non seulement des domaines entiers de compétence, mais encore un droit de contrôle, et même, le cas échéant, de veto. Il y aurait ici plusieurs architectures possibles4.

Conclusion

Une sortie de la France de l’Union européenne – et pas seulement des Traités – ne serait pas la catastrophe annoncée par les économistes patentés. La plupart de leurs arguments, qui couvrent des pages entières des principaux médias, sont faux ou biaisés (je n’ai pas la place pour les discuter ici). Mais ce serait bien la catastrophe pour une Union européenne, dont elle signerait la fin, dans un chaos total, vu le fait que les économies des pays européens sont étroitement interconnectées (la moitié du commerce international se fait entre eux). Le Brexit n’en donne qu’un avant-goût. Par conséquent la stratégie plan A/plan B est certainement, quels que soit les problèmes qu’elle pose, la bonne stratégie, celle qui devrait finir par s’imposer. Et la France est bien mieux placée que tout autre pays pour la mettre en œuvre, car elle peut disposer du rapport de force nécessaire. Car, n’en doutons pas, seul un rapport de force peut ébranler l’immense nomenklatura qui s’est installée dans tous les postes de commande de l’Union et s’est incrustée jusqu’au cœur des élites nationales (par exemple chez nous dans ces forteresses de l’appareil d’Etat que sont l’ENA, le Ministère de l’économie et la Banque de France).

Il est significatif que la question européenne soit largement évacuée dans le contexte de l’actuelle campagne présidentielle par la plupart des candidats et mise sous le tapis dans les grandes messes télévisuelles, laissant toute la place à Marine Le Pen et à d’autres petits candidats farouchement souverainistes pour en parler. Pourtant c’est bien elle qui structure en profondeur les mouvements de la plaque tectonique politique en France et aussi dans d’autres pays. C’est en bonne partie de par son adhésion à l’euro-libéralisme que la social-démocratie s’est déportée vers le social-libéralisme et condamnée au déclin ou à l’explosion. C’est le fédéralisme sournois européen qui, en servant de répulsif, a fait progresser partout la droite identitaire, au détriment de la droite classique. C’est la soumission européenne au capitalisme financiarisé qui a ouvert un espace à la gauche dite radicale, et plus largement à la contestation du mode de production, d’échange et de consommation qui est lié à ce capitalisme. En France, il faut le reconnaître, c’est la France insoumise qui a entrepris de prendre à bras le corps la question européenne, contre l’européisme ambiant (y compris au sein du PCF et de EELV), en la simplifiant parfois à l’excès5. C’est à tous les intellectuels critiques d’y consacrer plus d’analyses et d’engagement.

 

1 Cf Jacques Généreux, Les bonnes raisons de voter Mélenchon, Les liens qui libèrent, février 2017.

2 Voici en effet les arguments des défenseurs de l’union budgétaire. Un budget de la zone euro servirait d’abord à gérer les dettes issues du passé en en mutualisant une partie, ce qui rassurerait les créanciers. Il s’agit ensuite, dans la continuité du mécanisme européen de stabilité (le MES), en créant une sorte de FMI européen, de prêter aux Etats en échange de programmes d’ajustement structurel (on sait ce que cela veut dire avec l’exemple de la Grèce). Pour cela on emprunterait aux investisseurs et aux banques internationaux à meilleur coût, parce qu’on les assurerait que les dettes publiques leur seront remboursées cash. Il s’agirait enfin de se servir du budget de la zone euro, assis sur un impôt adéquat, pour stabiliser par des investissements opportuns la croissance de la zone, et encore une fois, donner confiance aux investisseurs. A aucun moment il n’est envisagé que les Etats puissent se financer autrement (par la BCE, par les investisseurs nationaux (ménages, banques et compagnies d’assurance), ni que le budget de la zone euro ne fasse appel qu’aux investisseurs de la zone. D’une manière générale il faudrait servir aux marchés financiers une bonne rente, et le meilleur moyen à cet effet est de peser sur les salaires.

A noter aussi qu’un budget de la zone euro impliquerait un Ministre des finances, comme il y a un Directeur du FMI. On frémit l’idée qu’il puisse être le Dr Schauble.

3 Il existe bien dans le Traité de Lisbonne une disposition qui prévoit une information des Parlements nationaux sur tout projet de directive et un droit pour ceux-ci d’émettre un avis motivé, mais ce dernier est soumis à de telles restrictions qu’il reste pratiquement lettre morte.

4 J’en ai proposé une dans Crise européenne.Posologie du fédéralisme, Note de la Fondation Gabriel Péri, 2013, téléchargeable, où je m’explique aussi sur l’emploi du terme de Nomenklatura européenne.

5 Dans le discours de Jean-Luc Mélenchon est surtout mis en avant le dépassement de la concurrence sociale et fiscale, sujet certes essentiel et parlant au plus grand nombre, mais qui n’est qu’une partie du problème et semble être encore dans la continuité de la thématique ressassée depuis trente ans d’une « Europe sociale », laquelle fut l’arlésienne de la gauche française. Certes Mélenchon y ajoute les risques sérieux de guerre liés à une Europe de la défense et la nécessaire sortie de l’OTAN, ce qui est aussi un thème fort. Mais la question est de savoir s’il ne fallait pas aller plus loin. Sauf à juger que l’opinion n’est pas encore suffisamment mûre.


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