Quels enseignements peut-on tirer de l’escalade meurtrière que connaît la Turquie et son étranger proche, en cet été 2015 ? Écrit à l’attention des lecteurs européens, ce texte résulte de courriers échangés depuis un mois avec Burak Gürbüz1 : il s’agit de mettre en perspective les événements récents, tout en soulignant la responsabilité d’une certaine gauche qui fut toute entière à considérer que le kémalisme était l’ennemi principal, quitte à négliger les dangers propres à l’islam politique. Je partage entièrement le raisonnement menée dans l’article qui suit et espère que cette contribution contribuera à éclairer les enjeux de ceux qui se reconnaissent dans une critique socialiste d’un monde globalisé. Car c’est notre monde qui est menacé par l’intégrisme néolibéral et le fondamentalisme religieux, deux courants plus compatibles qu’on le croit communément …
Les années 2000, moment essentiel de la reconfiguration de la politique turque
L’origine des évènements sanglant que connaît la Turquie en cet été 2015 commence en 2002, l’année où l’AKP - mouvement islamo-conservateur- prenait le pouvoir avec 35% des voix. Une accession au pouvoir inédite pour un parti islamiste, en 80 ans dans l’histoire de la République turque, c’est-à-dire la première et actuelle république fondée en 1923 sous la férule de Mustapha Kémal2. En ce début des années 2000, l’opposition à cette république kémaliste3 s’appuyait sur trois forces politiques : les islamistes, les Kurdes et la gauche libérale. La grande majorité de la gauche restait alors républicaine et pro-kémaliste, ce qui signifiait notamment qu’elle était essentiellement laïque et pas du tout encline à faire des concessions sur ce sujet décisif. La victoire de l’AKP fut donc saluée par les Kurdes (alors globalement pro-américains à cause des guerres contre l’Irak qui ont bénéficiés aux Kurdes de ce pays) et par les Etats-Unis, l’AKP étant un parti néolibéral plus favorable à leurs intérêts que les partis kémalistes qui avaient des tendances protectionnistes
S’agissant de la question kurde, brûlante en ce moment, rappelons qu’il existe plusieurs formations politiques pro-kurdes mais que la plus influente, de très loin, reste le PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan). Dans les années 70, il existait une entente de fait entre la gauche pro-kurde et les autres mouvements socialistes du fait de leur commune référence au marxisme, entente qui excluait les républicains kémalistes. Mais, avec la chute du Mur, la gauche turque a changé. Une gauche libérale, absolument anti-communiste, est montée en puissance : elle a bien sûr salué la chute de stalinisme mais aussi celle de Saddam Hussein, l’homme qui a tant massacré les Kurdes. Ceux-ci, de leur côté, avaient évidemment rallié le camp des Etats-Unis, ennemis du dictateur irakien depuis 1990. Telle est la conséquence de la fin du soviétisme en ce qui nous concerne ici.
Néanmoins, la gauche socialiste et les républicains, deux courants qui restaient fidèles aux acquis du kémalisme, demeuraient anti-impérialiste, comme le grand poète Nazım Hikmet, communiste et anti-impérialiste, à l’inverse des Kurdes et de la gauche libérale pour qui l’anti-impérialisme devenait un détail négligeable de la lutte politique. Ainsi, certains intellectuels de la gauche libérale ont affirmé que l’anti-impérialisme était une forme de nationalisme, ce qui par conséquent rangeait les anti-impérialistes dans le camp du Mal. D’autres se moquèrent de l’action de trois figures éminente que furent Deniz, Yusuf et Hüseyin (exécutés en 1971), révolutionnaires anti-impérialistes et pro-kémalistes, en minimisant le sens de leur engagements, prétendant même que leur jeunesse faisait d’eux des ignorants. D’ailleurs, la gauche libérale subissait l’influence des courants post-modernes, reléguant dans l’archaïsme et le sectarisme toute forme de socialisme anti-impérialiste. En outre, elle stigmatisait le rapprochement de ces socialistes avec les kémalistes.
Ce constat était, quant à lui, fondé, car les massacres perpétrés par les Américains en Irak, ainsi que l’arrivée au pouvoir des islamistes en 2002, ont effectivement poussé ces socialistes à un tel rapprochement. En Turquie, cette mouvance politique est celle de la dite « gauche socialiste – sosyalist sol », qu’il faut donc bien distinguer de la gauche libérale. La gauche socialiste - avec les républicains kémalistes - défendait ainsi la laïcité et la 1ère République contre les islamistes pro-américains, leurs alliés kurdes et la gauche libérale. Le Parti Communiste (TKP) et le Parti de la Solidarité et de la liberté (ÖDP) – très actif dans les années 2000 - étaient des cibles favorites de cette Sainte Alliance d’un genre nouveau. Les années 2000 ont constitué finalement une sorte de révolution pour la gauche libérale anti-kémaliste. Celle-ci compte des figures intellectuelles et universitaires (anglophones comme francophones) qui firent alliance avec l’AKP.
La gauche libérale, instrument d’un islam politique en voie de scission
(l’affaire Ergenekon et la guerre ouverte avec la confrérie Gulen)
Très habilement, l’AKP au pouvoir a bénéficié de ce soutien ainsi que celui des Kurdes, pour lancer - avec l'appui des Etats-Unis - une campagne d’arrestations contre les kémalistes accusés de préparer un putsch militaire contre les islamistes. Cette comédie de la « défense de la démocratie » continua avec les arrestations de militaires. Les ficelles étaient tellement grosses que tous les jours, avant même les arrestations, le journaliste Mehmet Baransu publiait dans Taraf des documents secrets censés être les preuves à l’encontre des personnes pas encore arrêtés … Les ténors de gauche libérale et Birikim ont ainsi repris ces accusations. Disons que ce journal, pro-kurde, défend, comme les islamistes, le principe d’une deuxième république, et a donc considéré que la fin justifiait les moyens … attitude bien peu « libérale » ! Interprétés comme une démilitarisation de la Turquie et donc une démocratisation de l’Etat et de la société, ces manœuvres ont été bien vues par les Occidentaux et par la gauche libérale.
A ce moment, l’AKP et la confrérie Gülen étaient encore alliés. Son membre fondateur, Fetullah Gülen est un islamiste « modéré » : il habite aux Etats-Unis et est pro-américain et pro-israélien. Son organisation prône, en théorie, la paix universelle, le dialogue entre les religions etc. : elle est surtout anti-kémaliste et farouche adversaire du socialisme. En pratique, elle a tissé un réseau éducatif et constitue un système d’influence. Par ailleurs, les membres de la confrérie, très présents dans la police, ont participé à des écoutes téléphoniques illégales et à la fabrication de faux pour constituer des dossiers contre les kémalistes. Ces opérations ont permis l’emprisonnement des centaines de kémalistes dont certains sont morts derrière les barreaux. Devant cette catastrophe, les communistes, et des gens de la gauche vraiment laïque étaient les seules à protester. Les Kurdes pro-américains et la gauche libérale accusaient alors de « national-socialisme » ceux qui s’indignaient de cet état de fait !
Cette belle machine politique s’enraye quand un conflit survient entre l’AKP et la confrérie de Fettulah Gülen. Puis, les choses s’enveniment quand Erdoğan décide de fermer les écoles de la confrérie, base de son pouvoir. C’est la guerre. La confrérie – dont les membres sont bien informés de turpitudes du gouvernent pour avoir y participé - envoie aux medias les enregistrements des conversations téléphoniques d’Erdoğan et son entourage. La preuve de la corruption d’Erdoğan, à un niveau incroyable, était administrée. En vain. Malgré une large publicité faite à ces révélations dans les élections de 2013, l’AKP obtient 45 % des voix. Il semblait que la corruption du pouvoir corrompait le peuple lui-même. Depuis les choses ne cessent d’empirer. Toutefois, les déballages continuels ont eu le mérite de démontrer définitivement que les accusations faites aux kémalistes étaient des montages odieux. Puis, coup de théâtre : pour abattre Gülen, Erdoğan décide … de jouer la carte des kémalistes ! Ceux-ci et les anti-AKP sortent de prison. Beaucoup de militaires sont alors vite devenus pro-Erdoğan mais comment ne pas voir dans tout cela une autre manœuvre d'Erdoğan ? Entre temps, il est rentré dans une phase de paranoïa aigue.
La montée en force l’autoritarisme après 2013 : un fascisme qui vient ?
Après avoir été élu Président de la République, il y a un an, par un peuple en déshérence, Erdoğan se fait construire un palais présidentiel dans un endroit interdit par la loi : il s’agit de la « ferme » d'Atatürk, en réalité un domaine forestier. Le symbole de rupture avec le kémalisme est très fort …. İl y eut beaucoup de réactions, mais Erdoğan fait finalement édifier ce palais de 1500 chambres pour lui, son entourage et son personnel. L'ancienne résidence présidentielle est donc abandonnée pour la première fois depuis la République. Aujourd’hui il est clair que, ayant accédé à la fonction présidentielle, l’ambition d’Erdoğan est de changer la nature même du régime : abolir le régime parlementaire au profit d’un régime présidentiel. A cette fin, dans les élections législatives du printemps dernier, il a même fait des meetings en faveur de l’AKP, chose contraire à la constitution car le président doit être neutre. Mais, les résultats n'étaient pas ceux qu’il attendait. L’HDP - le parti kurde, qui se présente comme un parti turc (donc non communautaire) de la gauche radicale, a reçu 13% des voix, franchissant ainsi le 10%, seuil de la représentation parlementaire. Grâce aux 80 députés HDP, l’AKP a perdu la majorité absolue et toute chance de changer la constitution. Dans cette situation, il fallait constituer une coalition. Toutefois, Erdoğan a craint de perdre le pouvoir, car il sait fort bien qu'il sera arrêté et condamné …
La constitution turque contraint le parti arrivé en tête à négocier une coalition avec le deuxième parti ; avec la précision que, si la coalition n’est pas constituée au bout de 45 jours, le président se doit de convoquer des élections anticipées. Or, Erdoğan a attendu 25 jours pour lancer le processus de constitution de la coalition, 25 jours pendant lesquels il n’a eut de cesse de dire que la coalition était un mauvais choix et qu'il fallait refaire des élections législatives… mais pas tout de suite. Avant de le faire il faut affaiblir l’HDP et empêcher le parti « pro-kurde » de passer de nouveau le seuil des 10%. C’est pour cette raison qu’Erdoğan a rompu le processus de paix avec les Kurdes et s’est lancé dans une entreprise guerrière contre eux. Mais, pour que cette décision n’indispose les Etats-Unis, il leur a ouvert les bases aériennes de İncirlik, facilitant l’accès de l’aviation américaine aux cibles de Daech. De tout ceci, il escompte deux retombées notables : garder l’appui de l'Occident et profiter électoralement des attentats que les Kurdes, furieux, ne manquaient pas de commettre en riposte à ses agissements. La violence permettrait à la fois d’affaiblir l’HDP, qui sera accusé de collusion avec le terrorisme, et de mobiliser, en plus, des voix nationalistes. Ainsi, tous les jours, il y a des morts de deux côtés.
En ce qui me concerne, je n'ai pas voté pour l’HDP aux dernières élections, mais je vais voter pour eux pour les élections anticipées. Est-ce, pour autant, une véritable union entre ceux qui se reconnaissent, comme moi, dans une gauche laïque, et les « pro-Kurdes » ? Non, c’est un reflexe pour pouvoir nous débarrasser enfin d’Erdoğan. D’ailleurs, le HDP a compris que le processus de paix entamé par l’AKP était une imposture : notons aussi que ce parti est de moins en moins un parti représentant les intérêts kurdes stricto sensu et de plus en plus un parti défendant les intérêts de la Turquie tout entière : c’est pourquoi j’ai changé d’avis sur le HDP.
Au total, comme autrefois, la gauche libérale turque soutient le HDP, mais, maintenant, une partie grandissante des gauches socialiste et communiste soutient également ce parti. Cependant, on ne peut en tirer de ce fait un programme politique, car les libéraux de gauche estiment que le seul problème est Erdogan, l’AKP restant un partenaire valable par delà ses retournements de court terme. Elle attend donc des jours meilleurs pour renouer l’alliance du début des années 2000. Il est vrai que le CHP, le parti républicain du peuple fondé par Mustapha Kémal lui-même, ne souhaite pas un processus de paix qui impliquerait une fédéralisation du pays appréhendée comme le prélude à un possible démembrement. Pour le CHP, il s’agit de résoudre une question sociale et non de faire coexister deux peuples dans un État. Dans ces conditions, le front anti-Erdogan, cimenté par les événements qui se sont déclenchés suite à l’affaire du parc Gezi, est des plus précaires.
Conclusion : la gauche libérale face à l’histoire
Je souhaite que ceux qui ont contribué à légitimer Erdoğan et l’AKP, qui ont fini par jeter la Turquie dans l’impasse tragique qu’elle connaît actuellement, méditent enfin sur les conséquences de leur aveuglement ou de leur naïveté : ils n’ont pas vu le fascisme qui venait. Il est temps que la gauche « libérale », qui s’est si peu souciée des libertés de ceux qui ont croupi en prison sous le joug de l’arbitraire, fasse son examen de conscience.
Ces dernières années, avec le consentement de l’armée et l’accord des États-Unis, l’AKP a réussi une sorte de coup d’État civil. Il faut d’ailleurs reprendre à nouveaux frais cette supposée « démilitarisation » du régime : certes, le rôle de l’armée a été abaissé. Pour autant, l’avenir glorieux de la démocratie, attendu par la gauche libérale suite à cet abaissement, n’est pas à l’ordre du jour car l’autoritarisme croissant du régime islamiste confine au fascisme. Et, il y a peut être un dialogue entre l’AKP et l’armée qui inaugure un avenir inquiétant. Notons, à cet égard, qu’une armée d’un pays de membre de l’OTAN ne commet jamais des coups d’État sans autorisation américaine. In fine, nous ne sommes jamais sorti de ce régime d’influence américaine. Le trait spécifique de la présente époque est l’islamisation à la saoudienne qui menace le droit des laïcs républicains à vivre en Turquie.
Burak Gürbüz
Istanbul, le 29 septembre 2015
1 On peut trouver un premier écho de ces conversations, dont la tonalité est plus générale dans : http://www.causeur.fr/erdogan-gulen-turquie-kurdes-34321.html
2 Dit Atatürk, « le père des Turcs ».
3 Cette république doit une partie de son inspiration de la IIIe République française et au courant « solidariste » (le travail du sociologue Émile Durkheim étant une référence de ce courant), qui refuse le libéralisme et le communisme.