Le nouveau livre de Jacques Cotta nous éclaire sur l’état d’esprit des « riches » en France. Il plaide pour une concrétisation des valeurs républicaines fondamentales, contre le mythe d’une moralisation possible du capitalisme.
Dans votre livre, vous réaffirmez, à plusieurs moments, l’existence d’un lien mécanique entre l’enrichissement des uns et l’appauvrissement des autres. Pourquoi cette insistance sur ce qui peut sembler une évidence ?
Jacques Cotta. La crise profonde que nous vivons actuellement tend à nous être présentée comme une crise morale du capitalisme. Le système lui-même ne serait pas en cause. Seulement un petit nombre d’individus seraient responsables, coupables d’avoir abusé de leur situation. C’est ce qui est sous-jacent à la plupart des discours sur les parachutes dorés, le comportement de certains chefs d’entreprise, etc. Or la crise est systémique, elle concerne des rapports de production déterminés. La classe dominante, jugeant ses profits insuffisants, a voulu monter des « coups », notamment en déconnectant les processus et les circuits financiers de la production réelle. Réaffirmer le lien entre l’enrichissement à un pôle de la société et l’appauvrissement à l’autre pôle me semble, dans ce contexte, participer d’une riposte urgente. Il ne suffit pas de dire que c’est le système capitaliste qui est en cause. Il faut le démontrer, chiffres à l’appui. Les 10 % à 12 % que les salaires ont perdus en vingt ans dans la valeur ajoutée, dans la somme des richesses créées, ne se sont pas volatilisés, mais ont au contraire été captés pour la rémunération du capital, des actionnaires.
Les riches sont-ils vraiment à l’abri de la crise actuelle ?
Jacques Cotta. Il est vrai que même des pans de la grande bourgeoisie peuvent être victimes de certains effets de la crise. On le voit, par exemple, avec la vente de logement à la découpe, phénomène sur lequel je m’attarde dans mon enquête. Cette conséquence de la spéculation immobilière touche en effet à la fois des quartiers populaires comme le 19e arrondissement de Paris, et des quartiers chics, comme le 16e arrondissement. Et ce qui est vrai pour le logement l’est aussi, de plus en plus, pour le travail. Certains chefs d’entreprise qui se croyaient à l’abri des coups durs ont joué avec les placements financiers et s’en mordent les doigts aujourd’hui. Dans mon livre, j’ai voulu montrer que l’exacerbation des inégalités va de pair, actuellement, avec cette dimension systémique de la crise.
Les riches qui s’en sortent et profitent de la crise seraient-ils dès lors des privilégiés ?
Jacques Cotta. Ce qui est certain, c’est que, pour le moment, le fait de déverser des milliards d’euros dans les réseaux bancaires revient à renflouer les comptes en banque des spéculateurs pour qu’ils continuent à profiter du système. Quand des pêcheurs, par exemple, manifestent pour que leur travail soit soutenu, ils obtiennent une fin de non-recevoir. Quand le ministre de la Pêche, Michel Barnier, s’est rendu à Bruxelles pour demander 100 millions d’euros, cela lui a été refusé. Mais aujourd’hui, l’Union européenne en est à des milliards et des milliards d’euros injectés pour les banques ! C’est d’autant plus scandaleux que cet argent est mobilisé par le biais d’une fiscalité évidemment défavorable aux salariés, aux retraités, aux travailleurs… Pour ceux qui créent les richesses et n’aspirent à vivre que du fruit de leur travail, il n’y a pas un sou ; mais pour ceux qui vivent de coups financiers, de combines sur le dos des autres, là, brusquement, des milliards apparaissent. C’est à partir de la considération de ce « deux poids deux mesures » qu’il faut appréhender le développement, ces dernières années, d’un véritable business de la charité. Par ce genre de pratiques, les riches exigent carrément de tracer eux-mêmes la ligne de partage les séparant des « nécessiteux », contre toute velléité redistributrice de l’État.
Au niveau idéologique, la situation n’est-elle pas cependant en train d’évoluer en défaveur des défenseurs du capitalisme ?
Jacques Cotta. On assiste actuellement à un retournement idéologique. Au fil des trente dernières années s’est installée dans le débat public l’idée que tout individu n’aspirant à vivre que de son travail est en fait un privilégié. Le fonctionnaire est un privilégié parce qu’il a un statut, le salarié en CDI aussi, puisqu’il a une certaine garantie d’emploi. Il me semble que sur ce terrain la gauche a des responsabilités, partageant dans le débat, et parfois dans les faits lorsqu’elle était au pouvoir, cette idéologie et ses conséquences. Mais aujourd’hui, dans le contexte de la crise, je crois que les conditions sont réunies pour que les vrais privilégiés, ceux qui vivent de l’exploitation du travail d’autrui, soient identifiés en tant que classe. On se remet d’ailleurs à parler de classes sociales, alors qu’il y a encore quelques mois, c’était prendre le risque d’être perçu et traité comme un réactionnaire, voire un arriéré intellectuel. Parler du rôle de
l’État dans l’économie, c’était également quelque chose de choquant. Or aujourd’hui, il est question de « nationalisations » bancaires. Évidemment, il ne s’agit pas du tout de nationalisations véritables, tournées vers l’intérêt collectif, mais plutôt d’un mouvement de socialisation des pertes. Il n’empêche que le mot est lâché et qu’un certain nombre de valeurs reviennent.
Les nationalisations actuelles peuvent-elles servir de tremplin pour obtenir autre chose ?
Jacques Cotta. Les nationalisations actuelles relèvent à mon sens de l’hypercapitalisme. Dominique Strauss-Kahn, le président du FMI, n’hésite pas à parler de nationalisations provisoires. Cela veut dire que quand le spéculateur perd, la société reprend les pertes à son compte. Et quand de nouveaux gains sont possibles, elle les offre sur un plateau au spéculateur. Face à cette logique, il y en a une autre à promouvoir, celle de la Sécurité sociale : chacun cotise en fonction de ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins. C’est un principe communiste au sens propre du terme, qui a été porté à la Libération et devrait aujourd’hui trouver une nouvelle actualité ! Il incarne une nouvelle conception et une nouvelle organisation de la vie commune, une organisation qui donne la prééminence au bien commun et au bonheur des communautés humaines contre les égoïsmes basés sur la propriété et l’individualisme forcené. Ce principe est odieux pour les riches que j’étudie dans mon livre, mais c’est précisément parce qu’il fait écho à des aspirations populaires, pour peu qu’on le présente comme susceptible d’être étendu à l’ensemble de la société. Le véritable enjeu du moment, ce n’est pas simplement de trouver des mécanismes de redistribution, mais bien de réorganiser la société sur d’autres bases.
À partir de votre enquête sur les riches, diriez-vous que le combat contre le capitalisme a également une dimension morale ?
Jacques Cotta. Absolument. À chaque crise financière, les puissants ressortent les mêmes couplets sur la moralisation du capitalisme. Avec l’élection de Nicolas Sarkozy, on a vu ce discours se doubler d’une affirmation décomplexée de la richesse. Or c’est une violence symbolique pour ceux qui voient leur quotidien se dégrader, de surcroît quand ils ont cru que leur travail allait être mieux reconnu avec un président de la République ne jurant que par la France qui se lève tôt. Cette violence doit être prise en compte par la gauche, mais aussi, plus largement, par tous les démocrates sincères. Car, au fond, les riches qui s’étalent ne sont même pas forcément plus heureux que la moyenne. Leurs enfants, ces « gosses de riches » auxquels j’ai consacré une partie de mon enquête, vivent, pour certains, très mal leur condition. L’argent facile produit des individus littéralement paumés, sans repères, en mal-être, finalement incapables de responsabilités. La drogue et les débauches en tout genre sont souvent au rendez-vous. Ce constat n’est-il pas la meilleure preuve de la décadence des riches, de leurs « valeurs » ? N’est-ce pas un puissant appel à revaloriser le collectif, le souci du bien commun comme source même d’épanouissement individuel ?
Riches et presque décomplexés, de Jacques Cotta. Éditions Fayard, 2008, 20 euros.