Contrairement aux commentateurs habituels commençons par les élections législatives et sénatoriales en rappelant que les dites élections se déroulent dans le cadre binominal mis en place par Pinochet. Oui, madame Bachelet, même vous, après vingt ans de gestion du pays par la Concertación (alliance PS et Démocratie Chrétienne) vous n’avez pas souhaité envoyer au diable la « Constitution » de la dictature ! Donc, vu le système, la Concertación s’est allié avec la gauche pour les législatives ce qui permet au Parti Communiste Chilien de crier victoire : il a trois élus, les trois premiers depuis 1973 (Guillermo Teillier, Lautaro Carmona, Hugo Gutiérrez). Oui, mais à quel prix ? Nous le verrons plus loin… Pour les législatives, dans ces conditions la droite à 43,4% et la Concertación plus la gauche 44,4%. Pourquoi désespérer alors ? Côté sénatoriales, la droite contrôle depuis toujours. Après ce détour voyons les présidentielles.
Le super milliardaire, Sebastián Piñera[1] crie victoire avec 44% au premier tour et c’est déjà énorme. Il n’est pas le premier milliardaire des Amériques à se lancer dans la bagarre politique (voir le cas du maire de Buenos Aires, l’Equateur, la Bolivie…) mais il est le premier à rappeler la force de frappe de la droite sociale. Je sais, l’expression « droite sociale » peut choquer ceux qui pensent que par définition la droite ne peut pas être sociale. Sauf que quand la gauche développe des politiques d’assistance comme critère de politique sociale, elle fait le lit où elle meurt. Ce n’est pas une surprise si les études les plus sérieuses sur la droite sociale sont italiennes et si Sebastián Piñera est appelé le Berlusconi chilien. Le fascisme est la version la plus « aboutie » de la droite sociale et Pinochet en a fait sa référence : une classe ouvrière sous contrôle à qui on distribue des caramels. Sebastián Piñera a promis la création de un million d’emplois et nous savons qu’il s’agit seulement d’une promesse mais quand la démocratie fait faillite, les citoyens aiment se rattacher à ce mirage.
Car c’est incontestable, la victoire de Sebastián Piñera n’est rien d’autre que la manifestation la plus spectaculaire de l’échec de la Concertación qui obtient son score le plus ridicule depuis vingt ans. Son candidat, Eduardo Frei Ruiz-Tagle[2], a été président élu au premier tour en 1993 avec 58% et il arrive seulement à 29%. Or les manœuvres n’ont pas manqué pour l’aider. Michelle Bachelet a tout fait pour lui transférer le soutien populaire dont elle bénéficiait. Une décision de justice intervenue le 8 décembre et déclarant que le père de Eduardo Frei Ruiz-Tagle avait été assassiné par le pouvoir de Pinochet aurait dû lui donner un coup de pouce. Or Eduardo Frei Montalva, président avant Allende a été un soutien clair au coup d’Etat, un soutien affiché sans cesse jusqu’au début de l’année 1980 quand il découvrit que l’armée n’avait absolument pas l’intention de redonner le pouvoir aux civils. En conséquence Eduardo Frei a en effet été assassiné par Pinochet mais son fils pouvait-il en déduire, en fin de campagne électorale 2009, que cette mort était un tournant de l’histoire du Chili ? Il déclara de manière abusive parlant de la mort de son père : « Il y a eu un avant et un après. On n’avait jamais attenté à la vie d’un président. Ce fut un magnicide. » (Dans la Nación 8 décembre 2009). C’est vrai Allende n’a pas été tué par Pinochet… il s’est suicidé !
A qui a profité cet échec lamentable de la Concertación ? Très peu à la droite malgré son succès et très peu à la gauche malgré son alliance avec la Concertación ! Elle était représentée par Jorge Arrate[3] qui, sur certaines de ses affiches, avait inscrit en gros : Allende. Pour le Parti de Gauche en France, l’expérience chilienne était de la plus haute importance. Tout comme Ségolène Royal symbolise le PS chilien en voie d’union avec le centre, Mélenchon représente l’union de la frange de gauche du PS s’unissant avec le PC. Résultat : 6,4% malgré une campagne courageuse alors que le candidat PC de 2005, Thomas Hirsch, avait réalisé 5,4%. Et bien sûr l’appel à voter Concertación au second tour a été lancé bien avant le premier. Mais alors où sont passés les voix perdus par la Concertación ?
Elles ont été récupérées par un mouvement autour d’un autre dissident du PS, Enríquez-Ominami, qui aux présidentielles a obtenu 20% et vu le système 4,55% aux législatives. Ce mouvement espéra un temps arriver au second tour car dans ce cas, les sondages le donnaient le plus capable d’unifier les anti-Piñera. Ce mouvement est ambiguë[4] en unifiant des valeurs économiques de droite et des réformes sociétales de gauche (comme l’écologie) mais son leader, le fils de Miguel Enríquez le dirigeant du MIR du temps d’Allende assassiné par Pinochet (d’où la volonté de classer Frei parmi les opposants à Pinochet), Marco Enríquez-Ominami, est un homme médiatique, jeune qui a su créer la surprise. Je l’ai évoqué sur ce site à propos de Luis Sepulveda. Son électorat fera le second tour en conséquence ses réactions le soir du premier tour ont été étudiées à la loupe. Il a renvoyé dos à dos les deux candidats restant, en indiquant qu’il n’était pas question pour lui de choisir. « La vieille politique espère recevoir des signaux qu’elle ne recevra pas. Le Chili devra choisir le 17 janvier entre deux projets qui sont plus du passé que de l’avenir. Ils ne sont pas le changement, ils ne sont pas le futur. Frei et Piñera se ressemblent beaucoup. » Bien sûr, il va être accusé par la gauche d’avoir fait gagner Piñera si celui-ci l’emporte[5] mais il a averti par avance que s’il y a échec de la Concertación, elle ne devra s’en prendre qu’à elle-même. On peut supposer que la gifle reçue par les 79 candidats de son parti aux législatives, gifle produite par le partage du pouvoir entre droite et Concertación, ne va pas inciter à voter pour le « moins pire ».
Bilan : une droite à l’offensive, une gauche sans horizon, et une nouveauté possible mais qui se cherche et qui est prise au piège institutionnel. Bien sûr, du côté de la gauche, les trois élus du PC sont présentés comme le début de la reconquête. Bien sûr, d’autres rappellent que la révolution viendra des mouvements sociaux. Le Chili est un laboratoire et l’expression de son peuple, comme souvent à travers l’histoire, m’apparaît plutôt comme l’annonce de temps difficile pour des espérances capables d’unifier les luttes du passé et celles de l’avenir. Nous ne sommes pas le 12 septembre 1973 mais pas loin. 14-12-2009 Jean-Paul Damaggio
[1] Cet investisseur est devenu puissant avec les privatisations et aujourd’hui il contrôle les secteurs aéronautiques et médiatiques, avec une équipe de foot à la clef. Forbes chiffre sa fortune à mille millions de dollars (un milliard pour le dire à la mode fançaise).
[2] 2009, c’est exactement 20 ans après que Pinochet ait laissé le pouvoir au démocrate chrétien Patricio Aylwin et cinquante après la dernière victoire électorale de la droite.
[3] Ministre d’Allende, il fut aussi ministre de Aylwin et Frei et un des organisateurs de la droitisation du PS chilien, un passé dont il fit une auto-critique franche et sincère.
[4] Son histoire familiale lui donne des ancêtres d’extrême-gauche et de droite.
[5] Une victoire de la droite au Chili serait une porte d’entrée majeure pour un retour plus fort que jamais des intérêts US dans cette partie des Amériques. Le dirigeant de l’OEA, Insulza, qui avait espéré être candidat à la présidentielle, se trouvera avec une marge de manœuvre plus réduite encore.