Anciens collègues (la majorité de ceux entendus, pas tous), syndicalistes, dirigeants de la Société Générale font chorus pour approuver la décision de justice condamnant Jérôme Kerviel à cinq ans de prison (dont trois ferme) et 4,9 milliards de dommages et intérêts. Crucifié à 33 ans, le trader indélicat fait appel. L’étrange de l’affaire est que les dirigeants se soient déclarés irresponsables. Percevant des sommes astronomiques justifiées par leur supposée clairvoyance et leur contribution au succès, ils se dérobent devant leurs carences manifestes. Quel courage ! Quelle dignité ! Dans des sociétés traditionnelles, le chef se sacrifiait après une défaite, endossant l’échec. Les mercenaires cyniques de nos sociétés marchandisées accablent leurs subordonnés. Tant que Kerviel gagnait, au détriment de la concurrence ou de tiers, il était en odeur de sainteté. Défait, il est lâchement lâché. L’affaire intervient concomitamment à la crise financière qui exonère les dirigeants de leurs responsabilités et fait payer la débâcle par les contribuables de tous les pays.
Des sociologues disputèrent (et disputent encore) de savoir s’il faut parler d’agents (holistes) ou d’acteur (individualistes) dans l’analyse de la société. Les marxistes et structuralistes sont du côté des acteurs, les libéraux privilégient l’agent, supposé libre et indépendant. Michel Crozier publia naguère un succès d’édition L’acteur et le système. On nuance les oppositions quand Vincent Descombes évoque Le complément du sujet ou quand Luc Boltanski entreprend une sociologie de l’émancipation qui rompt avec la tendance à la fatalité mécaniste de Pierre Bourdieu.
L’affaire Kerviel montre et démontre que l’acteur est un agent et vice-versa, c’est-à-dire un actent. De sourcilleux sociologues ne manqueront pas de trouver ce propos trivial. Et des philosophes reprendront la querelle du sujet. Débattons-en ! Lisons les travaux de Michel Beaud, de Michel Aglietta, de Frédéric Lordon (son denier livre est Capitalisme, désir et servitude) sur le conatus du capital ou regardons-le sur @rrêt sur images n°146.
Reste que l’acteur Kerviel, manipulateur piégé, s’avère fusible du système l’instrumentant, le renvoyant à son statut d’agent du capital bancaire. L’acteur Kerviel est coupable, l’agent Kerviel est victime de la machine qui tente de le broyer pour des siècles et des siècles. La machine agit en mon nom : je suis client de la Société Générale, actent moi-même, rouage du système malgré moi. Les bénéfices empochés sur mon dos depuis trente ans servent à payer les actionnaires, les dirigeants et les avocats qui accablent Kerviel pour protéger les revenus des plus intéressés.
Changer de Kerviel ? Changer de banque ? Changer de système ?
Kerveil n'est pas un saint, il est un trader qui spécule sur tout ce qui bouge. Mais pour cela est-il le seul coupable ses chefs, ses dirigeants voyaient bien qui ramenait un fabuleux et scandaleux pactole quand l'affaire tournait bien. Tous profitaient de l'obole sans se poser de questions. Maintenant que l'affaire a tourné court, il faut un coupable, l'agent Kerviel c'est bien, mais les mentalitées de spéculateurs, de rançonneurs, ils sont chez qui? Pour le scrach mondial, les banques ont laissées payer les contribuables, pour l'affaire Kerviel, il font payer un sous-fifre, quel bande de laches!