En quelques décennies, ton Allemagne est passée de l’humiliation à l’exagération.
Quarante cinq ans durant, l’humiliation fut grande, portée même par les générations innocentes, dont la tienne. Pour éviter les injures, certains de tes amis préféraient se dire Suisses quand, dans leur prime jeunesse, ils voyageaient à l’étranger. L’Allemagne a payé. Elle a payé la politique agricole commune, elle a payé Israël, allant même jusqu’à lui livrer clandestinement des armes, dont des sous-marins high-tech équipables de missiles nucléaires, alors que la Loi allemande les bannit. Elle a payé l’humiliation d’une nation coupée en deux Etats par un mur, la souffrance de familles désunies, vivant dans des secteurs d’occupation américains, russes, anglais, français. L’Allemagne fédérale d’avant l’unification a rusé, introduisant secrètement dans le Marché commun des marchandises fabriquées en République Démocratique Allemande, baissant les coûts de production par un patriotique dumping. L’Allemagne prépara soigneusement l’unification, entreprit des opérations militaires et policières, ouvertes ou secrètes (lire « Der Schattenkrieger. Klaus Kinkel und der BND »), jusqu’à l’armement de l’UCK, la préparation de la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie, la partition de la Tchécoslovaquie. Les entreprises ouest-allemandes ont, moyennant corruption, phagocyté les firmes est-allemandes et les dirigeants de l’Ouest ont parfois remplacé à l’Est des cadres compétents suspectés de communisme par des incapables conformes aux idéaux de l’ordo-libéralisme.
Non sans talent, ses dirigeants, fins Realpolitiker soucieux de la « raison d’Etat », ont usé des armes du commerce, du droit, de la diplomatie, du sport, de la musique, de la guerre secrète, de la « guerre humanitaire », de leur monnaie, de la propagande. Leur force est aussi la faiblesse de leurs partenaires, rivaux et amis, dont la France n’est pas le moindre. Jean-Pierre Chevènement : «Ainsi, ce qui est préoccupant, ce n’est pas la force allemande, c’est la faiblesse française » (France-Allemagne parlons franc, p.194 – livre à lire pour qui veut mieux comprendre.) Les rodomontades des Rois Sarkozy, puis Hollande, dissimulent mal l’acquiescement sur le fond, et même, jusqu’à preuve du contraire, la subordination. Le retour du thème fédéraliste est une volonté d’empire déguisée, une concession aussi factice que l’abandon du DM travesti en €. Frau Merkel vient de faire voter par son conservateur parti la proposition de l’élection du président de la commission européenne au suffrage universel. La chancelière se voit déjà en impératrice de l’Europe. Il reste à la France deux lots de consolation : sa place de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU et l’arme nucléaire. Cela ne suffit pas. Une politique industrielle volontaire lui manque encore.Aujourd’hui, l’Allemagne exagère et exaspère. Après son refoulement, elle se défoule. Elle joue les donneuses de leçons à une Grèce surendettée, à laquelle elle vend sans états d’âme maints matériels militaires inutiles et de dispendieuses berlines acquises par ceux-là même qui fraudent surabondamment le fisc. On pourrait ainsi se demander combien l’Allemagne doit à la Grèce. Naguère réputé pour son sérieux, l’hebdomadaire Die Zeit vire à la presse chauvine et people en titrant « Die ganze Welt will unser Geld » : le monde entier veut notre argent. Mario Draghi, président de la Banque Centrale Européenne, a beau jeu de répondre à Angela Merkel, qui prône le resserrement de crédits, que les principales demanderesses de facilités sont précisément les banques allemandes. Frau Merkel fait de la politique, on ne saurait lui en vouloir. Point besoin pour autant de lui complaire ou, inversement, de verser dans l’antigermanisme.
La vraie vertu est modeste. Aucune nation n’est absolument vertueuse, aucun Etat ne s’exonère des cynismes de la raison d’Etat, aucun peuple n’est responsable des outrances de son oligarchie, pas plus le grec que l’allemand.
Bismarck sut (presque) toujours jusqu’où ne pas aller trop loin, Hitler céda à la démesure, Brandt poursuivit une Ostpolitik fructueusement paradoxale, Kohl prit Mitterrand par la main, Schröder sut dire non à Bush, Merkel nous indispose. Amis allemands, même si votre histoire ne vous y incline guère, apprenez à faire la différence entre patriotisme et nationalisme, nation et empire. Vous ne vous en porterez que mieux, et nous aussi.
L’aigle du Saint Empire orne le drapeau de la chancellerie et surplombe la salle du Bundestag ; il serait avisé de ne pas trop montrer ses serres. Mon cher Klaus, je reste aussi germanophile qu’anti-impérialiste, de quelque empire qu’il s’agisse. Située entre l’Allemagne et la France, la Suisse, enrichie des leçons de l’histoire, aime autant éviter de choisir entre ses deux puissants voisins que de subir leur poids commun.
la Suisse, enrichie des leçons de l’histoire?
Si ce n'était que de cela que la Suisse s'est enrichie on serait plus tranquilles quand o se demande en France, par exemple, par où passe tout l'argent qui fiche le camp du pays. Oui la Suisse est riche de leçons de l'histoire et de bien d'autres choses encore...