Impossible de parler beurre sans parler lait. D’abord, petit rappel technique : une vache produit un litre de lait qui contient environ de 38 à 50 g de matière grasse selon les races et l’alimentation. Il faut 22 l de lait environ pour faire un kilo de beurre et le reste est essentiellement du lait écrémé.Reprenons l’histoire de la production laitière des dernières décennies. Cela demande un peu de temps, mais difficile autrement de s’y retrouver.
L’an passé, une autre info était à l’actualité : le prix du lait était très bas pour les paysans à cause de la surproduction. Alors comment comprendre ce micmac ? Des premières décennies de la PAC (1960) à 1984, il y eut une politique de soutien des prix pour accompagner la « modernisation » de l’agriculture et encourager les investissements productifs : « garantie » (relative) des prix payés aux paysans. Formidable outil, connu de tous les économistes : une garantie de débouché et de prix sont des accélérateurs très efficace pour augmenter la production et la baisse de coût de revient du litre de lait (ou de tout autre produit).
Ce qui devait arriver arriva, les premiers signes du « fleuve blanc » comme on le nommait à l’époque, firent leur apparition dès la fin des années 60 ! Sicco Mansholt, alors commissaire européen à l’agriculture envisageait déjà de retirer des milliers d’hectares de la production pour équilibrer les marchés qui devenaient saturés. Dès le début des années 70, la surproduction était patente et les prix étaient au plus bas de la fourchette des prix « garantis » (grève de la livraison de lait des paysans de l’Ouest de la France en 1971). S’ensuit une politique très en vogue à l’époque : racheter tous les stocks sur fonds publics et les écouler sur le marché mondial et en occasions datées, du style : « beurre de Noël » sur le marché intérieur à des prix extrêmement faibles, notamment vers la Russie, pour vider les frigos. Cela dura jusqu’en 1984 où un surprenant Michel Rocard imposa en Europe la mise en place des « quotas laitiers », une gestion administrative de la production et des marchés. Avec la prise du pouvoir par Margareth Thatcher et de Ronald Reagan, au début des années 80, cette politique interventionniste passe pour une hérésie dans le monde qui dérégule à tour de bras!
Dans une Europe à 10, en 1984, en plein désarroi à cause des crises de surproduction dans tous les secteurs agricoles la proposition de la France ne rencontre guère de contre-offensive au début, puisque qu’il n’y a aucune autre proposition.Mais très vite cette politique de gestion des volumes, appliquée au seul secteur laitier, fait augmenter la production dans les autres secteurs déjà en crise, (céréales notamment) précipitant la crise de la fin des années 80.
Cette politique interventionniste sera donc la cible de ceux qui rêvent d’un « marché pur », d’une « concurrence libre et non faussée ». Depuis le début des années 90 les quotas laitiers ont été attaqués. La première véritable réforme globale de la PAC avec la mise en place des soutiens directs aux paysans, a été un tournant dans la gestion des politiques agricoles.
Cette nouvelle politique tournait le dos à une gestion de la production et ne prenait en compte que les questions liées au marché mondial. Les quotas ont été attaqués, en décalage complet avec cette nouvelle PAC, tant par les pays de l’Europe du Nord que par certains, comme l’Italie, qui considéraient que la base de leurs « droits à produire » était trop faible et demandaient donc une augmentation par État.
Les négociations européennes ne sont pour les chefs d’états et de gouvernements que l’occasion de prouver à leurs ressortissant respectifs qu’ils leur apportent le plus possible à leur pays et qu’il n’y a jamais de contrepartie. Aussi, il était quasi impossible d’imaginer un plan global pour les agricultures d’une Europe qui n’avait encore que 15 états en 1992 et qui aurait permis de construire un système cohérent dans notre cadre géographique. Il fut donc plus facile de se mettre d’accord sur la suppression de ce qui aurait pu cimenter une construction commune, mais avec difficulté.
Le coup de grâce contre les quotas a été porté en 2003, lors de l’entrée des PECO dans l’UE, programmée pour 2005. Cette décision fut prise pour faciliter les négociations avec la Pologne notamment. En corolaire, pour donner une apparence inéluctable à cette décision, partant du principe que si l’on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage entre 2004 et 2009, l’UE a décidé d’augmenter les droits à produire pour faire baisser le prix du lait.
Il fût facile ensuite pour les ardents promoteurs de la suppression des quotas d’expliquer : « vous voyez bien, nous sommes sous un régime de quotas et cela n’empêche pas les prix de baisser.» De surcroit, avant 2009, il existait une sorte d’accord tripartite de grille de variation des prix du lait à la production (entre représentants des producteurs, des transformateurs et des distributeurs) et que Michel Barnier, alors Ministre de l’Agriculture a liquidé sous le motif de redonner du pouvoir d’achat au consommateur et surtout de ne pas « entraver le jeu de la concurrence libre et non faussée » chère à l’UE, car cette grille de prix était relativement protectrice pour les paysans.
Cette baisse des prix, consécutive à la gestion laitière de l’UE, fût la raison pour laquelle, en 2009, les producteurs de lait ont manifesté pendant de longues semaines. Les paysans, ont épandu du lait au pied du Mont Saint Michel, ont distribué du lait Place de la République à Paris pour exprimer leur colère et leur détresse face à la situation qu’ils vivaient. Cette situation, ils n’avaient pas connue depuis 1984.
Nous voilà donc en 2015, douze ans après la décision de suppression des quotas dans un marché européen sans contrôle si ce n’est celui des industriels laitiers européens qui en déterminent le prix. Tout comme le prix du Cacao de la Côte d’Ivoire fixé à la bourse de Londres, le prix directeur du lait mondial est fixé par la Nouvelle Zélande, pays qui produit 4% du lait mondial, (environ autant de lait que la France) mais qui, avec ses 4 millions d’habitants, en exporte 90%. Le cours des produits transformés est fixé par Frontera, Coopérative Néozélandaise, qui collecte la totalité du lait néo-zélandais et qui dicte le prix directeur du lait dans le monde. Le lait ne se commercialise quasiment plus. Seuls le beurre, la poudre de lait écrémé ou entier, le cheddar, que certains appellent du fromage (chauvinisme cocardier) sont échangés. Les produits transformés servent de mètre-étalon pour fixer un prix du lait au producteur comme celui du pétrole est fixé en « Brent de la Mer du Nord par baril»
Depuis 2012-2013-2014 et la difficulté pour les paysans à se remettre de la crise de 2009, les prix avaient fini par remonter conformément à la règle rappelée ci-dessus que des prix élevés encourageaient la production.
2014 fut donc une année tout à fait appropriée pour préparer la suppression des quotas, les paysans étant alors sur un petit nuage, portés par des prix qu’ils n’espéraient plus revoir. Les « experts » se remirent à prédire que comme en 2007-2008 les prix seraient durablement élevés, que le « marché mondial » s’offrait à nous et qu’il fallait être stupide pour ne pas entendre les « signaux du marché. » Mais les signaux du marché sont comme ceux des passages à niveaux, ils sont parfois déréglés….
Donc après avoir fait le plein de poudre de lait et de beurre en 2013-2014, la Chine se retira du marché juste avant celui-ci ne soit au plus haut. Seuls restaient les spéculateurs sur les marchés à terme qui ont continué de croire à la hausse sans limite des prix. A l’époque, les industriels européens, eux véritablement sur le vrai marché physique, disaient que cela ne durerait pas, que la Chine n’achetait plus et que les prix allaient baisser.
Phil Hogan, Commissaire Européen à L’agriculture, Irlandais par ailleurs, un pays qui s’est fixé comme objectif d’être « La Nouvelle Zélande de l’Europe » était droit dans ses bottes et affirmait en 2014 qu’il ne fallait pas se laisser impressionner par les oiseaux de mauvais augures. Il expliquait que la demande solvable était solide et que au pire, « les outils » (vous avez vu comme les politiques ne font plus de politique mais de la mécanique générale) à disposition de l’UE permettraient de passer la crise sans problème. Pour lui, c’est sûr, il est toujours là. Pour les paysans, non
Il était prévu à cette date la possibilité que l’UE puisse retirer du marché de la poudre de lait écrémé (ce qui reste quand on a « fait son beurre ») 109000 T à prix garanti et dont le stockage serait payé par l’UE.
L’UE eu aussi l’idée géniale de décréter l’embargo vers la Russie, permettant à Poutine d’avoir un marché protégé de son principal concurrent qu’est l’UE. Merci Hollande pour cette géniale initiative prise après l’annexion de la Crimée par la Russie.
Ainsi, toutes ces causes réunies pour effondrer le marché du lait : la Chine avait fait le plein, la Russie est exclue de « nos clients » , les paysans augmentent leur production et nous voilà en fin 2014 et surtout 2015 et 2016 avec une surproduction de lait qui ruine les paysans et oblige l’UE à stocker 350000 t de poudre de lait écrémé au lieu des 109 000 t initialement prévues.
J’arrive enfin à la question liminaire : pourquoi il n’y a plus de beurre, où est-il passé ?
Première raison : Les stocks de poudre limitent considérablement la rentabilité des transformateurs de lait en beurre, le marché de la poudre ne permettant pas un bon équilibre des débouchés.
Du beurre cher (notamment grâce aux USA qui, un peu versatiles, trouvent aujourd’hui toutes les vertus à ce produit qu’ils ont vilipendés pendant des décennies et maintenant deviennent accros au beurre) conjugué à un prix catastrophique de la poudre ne font pas un bon prix du lait. Les vaches ne sont pas équipées d’un robinet à crème et d’un robinet à lait écrémé. Un autre phénomène se développe aux USA également comme ailleurs, c’est le rejet grandissant de l’huile de palme pour des raisons environnementales.
Seconde raison, fut adoptée, en France, sous le quinquennat de Sarkozy, une Loi de Modernisation de l’Economie. Cette loi, que Macron alors ministre de l’Economie s’était fait promesse de revoir, (entendu de mes oreilles) fixe des périodes de négociations des prix entre industriels et les quatre centrales d’achat qui font la pluie et le beau temps sur les produits agricoles.
Cette négociation à date fixe, fixe annuellement les volumes et les prix de ce qui va être échangé. Le beurre était déjà à un niveau soutenu en début de période et les Centrales de la Bande des Quatre ne voulaient pas payer plus cher ce produit, espérant une baisse du fameux cours mondial dont nous avons parlé précédemment. Les industriels ont alors fabriqué plus de fromage plus rémunérateur que le beurre, d’autant que la demande est forte et ne génère pas de lait écrémé. Ils ont ensuite attendu que les acheteurs reviennent de leur propre chef à la table pour acheter. En Allemagne il y a du beurre, il est juste le double qu’au début de l’année pour les consommateurs (ah le marché !). Pour l’instant il semble que des discussions vont reprendre en France entre industriels et Centrales d’achat.
La prochaine crise est celle du sucre pour dans deux-trois-quatre ans au plus. D’ici là vous aurez l’occasion de revoir le film de Jacques Ruffio, « Le sucre », car la fin des quotas sucriers commence en 2017 et les surfaces ont augmenté de 20 % cette année…
Voilà un peu longuement pourquoi le beurre de Noël dans un marché laissé au marché sera cher pour faire la bûche et les escargots…en attendant les bûches sans beurre et les escargots végans mais ce sera l’objet d’un autre papier.
Philippe Collin
(Paysan, éleveur, ancien porte-parole de la Confédération paysanne, membre de l'Observatoire européen du marché du lait)
Encore une preuve que la fin des quotas laitiers était une catastrophe. C'était prévisisble mais l'appat du gain était plus fort.