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Les médecins de Molière au chevet du capitalisme malade

Par Denis Collin • Archives • Mercredi 18/11/1998 • 2 commentaires  • Lu 5398 fois • Version imprimable


La nouvelle phase de crise du mode de production capitaliste, commencée par l’effondrement de la monnaie thaïlandaise à l’été 1997 a étendu progressivement ses effets sur le monde entier. De la Russie au Brésil, virtuellement en faillite, tous sont touchés.

 

Le Japon, de plan de relance en plan de relance n’en finit pas de s’enfoncer dans la stagnation. Selon France Culture, Milton Friedmann, grand prêtre reaganien de la théorie de l’offre, aurait proposé de parachuter sur le Japon des caisses de billets de banque afin de redonner vigueur à la consommation. Le système bancaire ne se maintient que grâce à une nationalisation de facto de quelques unes des plus grandes banques. Le gouvernement japonais, au mépris de tous les principes libéraux, fait payer les contribuables pour renflouer des institutions ruinées par la spéculation. Selon la vieille stratégie maoïste qui va de la périphérie vers le centre, la tempête financière atteint maintenant les marchés financiers américains. L’un des premiers fonds spéculatifs (hedge fund) américains, LTCM, dirigé, entre autres, par les deux prix Nobel d’économie 1997, MM Merton et Scholes, a été sauvé in extremis par une intervention de la Federal Reserve Board et la constitution d’un tour de table réunissant quelques unes des plus grandes banques et institutions financières. Le capitalisme modèle s’avère, comme le capitalisme du Sud-Est asiatique un " crony capitalism " (un capitalisme de compères). Devant une presse aux ordres et sous les applaudissements des agents stipendiés rebaptisés " professeurs de science économique ", l’oligarchie financière applique brutalement le principe fondateur du soi-disant capitalisme libéral : privatisation des profits, nationalisation des pertes. Du reste la chute des marchés a été enrayée à partir de la réunion du G7 dans laquelle les gouvernements se sont engagés à payer les pots cassés de la spéculation, ou plus exactement, à faire payer aux citoyens les pertes des spéculateurs.

 

Le calme provisoire dans la sphère financière ne doit pas masquer l’essentiel. Contrairement à ce qu’affirme l’opinion commune défendue aussi bien à droite qu’à gauche, la sphère financière ne dispose que d’une autonomie relative. Comme François Chesnais l’a bien montré, la racine de la crise est dans l’accumulation d’énormes capacités de production qui ne trouvent plus de débouchés, principalement en Asie du Sud-Est. Les patrons et la plupart des observateurs s’attendent à ce que les conséquences s’en étendent à court terme aux États-Unis et en Europe. D’ores et déjà l’économie britannique est dans une phase de ralentissement marqué. Aux États-Unis, la fin du cycle de relative prospérité est annoncée et les prévisions en France sont révisées à la baisse de mois en mois. La tonalité des journaux économiques ou des journaux qui s’adressent prioritairement aux capitalistes - grands et moins grands - est sans équivoque : loin d’être un mauvais moment à passer ou un simple ajustement technique - la " bulle financière " a crevé et maintenant le cours des affaires " saines " pourrait reprendre - le krach boursier de cet automne n’est que le signal avant-coureur d’une nouvelle phase de la crise du mode de production capitaliste.

Faillite des explications néolibérales

Ce qui est en jeu ici est considérable. Les crises en tant que telles ne sont jamais mortelles pour le capitalisme. Pas plus qu’il n’y a de lutte de finale - puisque la révolution doit être permanente - il n’y a de " crise finale ". Faute d’une classe sociale apte à abattre ce mode de production, les capitalistes trouveront une issue. Mais ce qui est en train de sombrer, c’est tout une construction théorique et tout un système de légitimation des rapports sociaux capitalistes qui fonctionnaient à la satisfaction de leurs promoteurs depuis le début des années 80. Schématiquement, la représentation que proposent les soi-disant spécialistes de " science économique ", le quart de siècle de croissance qui a suivi la seconde guerre mondiale s’est épuisé au début des années 70, victime des contradictions du keynésianisme. Les partisans de la théorie de l’offre (supply-side) estiment que les coûts du keynésianisme sont à l’origine de la longue phase de déclin officiellement commencée avec la " crise du pétrole " de 1974. En réalité, les processus qui conduisaient à la crise ouverte étaient engagés dès avant la fin des années 60, avec la crise monétaire qui frappa d’abord la livre sterling, conduisit De Gaulle à tenter un retour à l’étalon or, et déboucha finalement sur la fin du système monétaire de Bretton Wood avec la déclaration du 15 Août 1971, par laquelle Richard Nixon annonçait que désormais le dollar, réputé être " as good as gold " était devenu une monnaie inconvertible ayant cours forcé à l’échelle mondiale. Schématiquement, les " supply-siders " affirment que c’est la montée des salaires et de la puissance du mouvement ouvrier qui est à l’origine d’une baisse des profits ; or cette montée des " coûts salariaux " est bien plus forte que ne l’aurait été celle résultant de l’application pure et simple des lois du marché du travail. La médication découle du diagnostic : il faut redonner au marché du travail de la flexibilité afin de reconstituer les marges et de développer l’offre. Dans les souffrances et les convulsions, la médecine de choc néo-libérale devait sortir l’économie mondiale du marasme et ouvrir une nouvelle phase de prospérité. Arrivée à la " fin de la l’histoire ", proclamée en 1989 avec la chute du mur de Berlin, l’économie capitaliste mondiale était censée constituer l’avenir radieux de l’humanité. Le Parti Socialiste français, toujours prompt à se plier aux modes dictées par les maîtres de la finance, déclarait à son congrès de l’Arche de la Défense que " le capitalisme borne notre horizon ". À l’appui de cette idéologie, rebaptisée par ses critiques " pensée unique ", on pouvait bientôt citer deux exemples pratiques : le " boom " américain des années 90 (America is back !) et la croissance prodigieuse des pays de l’Asie du Sud-Est et de la Chine convertie aux bienfaits de l’économie de marché. Le meilleur des mondes est devant nous ... Et c’est ainsi que, voyageant dans la circonscription de M. Blair, le Premier Ministre français Lionel Jospin pouvait célébrer l’extraordinaire créativité du capitalisme.

Patatras ! La crise à peine chassée par la porte, rentre par la fenêtre. Le spectre du communisme va-t-il faire sa réapparition ? La surprise n’est, en vérité, une surprise que pour ceux qui ne voulaient rien voir. Loin que la cure de néolibéralisme ait redonné une nouvelle jeunesse au mode de production capitaliste, ce sont les traits du capitalisme tardif qui continuent se manifester sous les apparences du boom des années 90. Analysant le cas américain, Robert Brenner écrit : " Aux USA, c’est vrai, le taux chômage est tombé à 4,3% et l’inflation est revenue en dessous du niveau du milieu des années 60. Le taux de profit rapporté au stock de capital, déprimé depuis plus de deux décennies, a grimpé à nouveau jusqu’aux niveaux les plus élevés du boom d’après-guerre, et 1997 est en effet une année record. Le fait demeure que la nette amélioration de la situation du capital US a été obtenu dans une très large mesure aux dépens de ses principaux rivaux économiques et spécialement de sa classe ouvrière et à nouveau des performances fondamentalement lugubres sont apparues dans le courant 1996. Le renouveau de la vitalité de l’industrie manufacturière, peut-être la réalisation centrale de ce renouveau de l’économie US, a été rendu possible seulement sur la base d’une dévaluation massive, tout au long de la décennie, du dollar vis-à-vis du yen et du mark. Mais cela n’a pas pu empêcher que la croissance de la productivité d’ensemble de l’économie - peut-être le meilleur indicateur disponible du dynamisme d’une économie - est tombée à ses niveaux historiquement les plus bas pour les USA au cours du dernier quart de siècle entre 1973 et 1996. Durant cette période, la croissance de la productivité horaire a été en moyenne de 0,9%, qui est bien en dessous de la moitié de la moyenne séculaire et ce taux est tombé en moyenne sur la période 1990-1997 à 0,7%. Dans ce contexte, la défense de la profitabilité dans cette période et sa restauration partielle au cours des années 90 a été obtenue au prix d’un écrasement des salaires, sans précédent au cours du dernier siècle, et peut-être même depuis la Guerre Civile. "

Loin d’avoir réglé les problèmes nés des contradictions du keynésianisme, la cure néo-libérale n’a fait qu’exacerber les contradictions propres au mode de production capitaliste. Brenner montre de manière convaincante que l’exacerbation de la concurrence ne fait de prolonger la dépression et que les soubresauts ici et là ne changent en rien la tendance fondamentale, bien au contraire.

Pensée unique et pensée commune : variations sur la question de l’idéologie

Que le roi néo-libéral soit nu, cela commence à se savoir. C’est pourquoi on a vu les adversaires de la pensée unique monter en puissance, au cours des dernières années. Lancée par Jean-François Kahn et par le Monde Diplomatique, l’expression " pensée unique " a été reprise par Jacques Chirac lors de la campagne présidentielle. La critique de la pensée unique a pris une vigueur et une radicalité nouvelle avec le livre de Viviane Forrester, L’horreur économique, dont le succès public et médiatique fut considérable. Qu’est-ce qui unit les contempteurs de la " pensée unique " ? Quelques thèmes centraux : la dénonciation des excès du libéralisme et du " tout marché ", la prise en compte de la dimension sociale de l’économie, la volonté de restaurer, au moins en partie, l’importance de l’intervention de l’État dans la vie économique et, parfois, la volonté de reprendre appui sur le cadre national comme moyen de résistance aux processus de la mondialisation. Tout cela définit un courant assez vaste qui va de Marianne, le journal de J.F. Kahn à Viviane Forrester et Pierre Bourdieu en passant par le Monde Diplomatique et le P.C.F.. Beaucoup d’adversaires du capitalisme ont cru trouver dans ce courant à la fois l’alternative à la situation actuelle - il y a dans la critique de la pensée unique une ébauche de programme - et une arme pour le combat politique.

Mais cette alternative n’en est pas une. Les adversaires de la pensée unique et ses partisans se situent sur un terrain commun : celui de l’éternité des rapports de production et de propriété capitaliste. Cela va de soi pour les gens de l’équipe Marianne qui tentent de faire revivre le vieux radicalisme français. C’est également vrai du Parti Communiste qui, en tant que membre de la " gauche plurielle " sert de couverture gauche à la mise en place des conséquences des accords de Maastricht et Amsterdam - ainsi le ministre Gayssot et le journal " L’Humanité " défendent-ils la privatisation d’Air France. C’est également vrai aussi des coqueluches de la " gauche de la gauche ". Mme Forrester encore récemment convoquée à débat sur la mondialisation, réaffirmait qu’elle n’était pas contre le capitalisme mais contre le libéralisme.

Ainsi Bourdieu, grand pourfendeur des médias qui les a occupés tout l’été 1998 avec son mauvais livre sur la domination masculine, annonce clairement la couleur. Dans un article consacré à l’essence du néolibéralisme, Bourdieu avance quelques propositions. Comme, selon lui, le néolibéralisme consiste dans l’affaiblissement, voir la destruction de l’État au profit de l’économique, il en déduit que, pour mettre fin à " la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime socio-économique ", il faut " faire une place spéciale à l’État, État national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un État mondial) capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et surtout de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail ". Passons sur ce que cette proposition présuppose en matière de philosophie politique : une conception purement instrumentale, fonctionnaliste, de l’État. Conception, qui curieusement est aussi celle qui domine la " pensée unique " : l’État n’est qu’un outil, un outil d’organisation de la liberté des marchés, un outil de contrôle des marchés pour les autres, mais dans tous les cas un outil. C’est bien pourquoi on peut envisager sans rire un " État mondial ", utopie terrifiante qu’il est fort surprenant de retrouver chez un sociologue qu’on pensait doté du réalisme minimal nécessaire à l’exercice de cette discipline. Mais on retrouve ici la problématique centrale de tous les partisans de l’Europe de Maastricht : il faut plus d’Europe pour contrôler les marchés et une monnaie unique pour n’être point soumis aux intérêts américains et aux fluctuations du dollar. Preuve que Pierre Bourdieu circonscrit entièrement ses critiques à l’intérieur du champ déterminé par ses adversaires. Nous avons ici une figure particulière du couple diabolique de la pensée unique et de son double. Car l’État est transformé en dispositif de contrôle technique de l’économie et la question de la souveraineté est évacuée. La position de Bourdieu est cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour lutter contre la misère, il faut contrôler les excès du mode de production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou conserver ceux qui existent. Mais la question des rapports de propriété est tout simplement mise de côté. Pour Bourdieu, en fait, " le capitalisme borne notre horizon historique " et sa réflexion s’inscrit à l’intérieur de ce champ.

En outre, et ce n’est pas le moindre problème, Bourdieu reprend la problématique commune qui constitue le lot commun de la pensée libérale de droite ou de gauche et du républicanisme de gauche. C’est l’idée d’une opposition absolue entre l’État et le marché. Les libéraux disent " plus de marché et moins d’État " et la gauche répond " plus d’État et moins de marché. " Mais on devrait savoir depuis la magistrale étude de Karl Polanyi que le libre marché présuppose une intervention réglementaire massive et le développement de l’appareil répressif. Dans son premier âge, le capitalisme anglais avait mis les vagabonds au travail au moyen de sorte de " camps de concentration ", les " workhouses ". Il ne suffit pas d’inciter au travail par la baisse des allocations chômage ou de d’augmenter " l’employabilité " en baissant les salaires minima. Il faut encore se prémunir contre les révoltes ouvertes ou larvées que cette politique engendre nécessairement. C’est pourquoi le " néolibéralisme " n’est pas seulement le " marché pur ", mais aussi le quadrillage du territoire, le " zonage " - ZEP, zones sensibles, etc. - et le fichage des pauvres, avec, dans le plus grand secret l’élaboration de dispositifs anti-émeutes, et l’intégration du soulèvement urbain dans les préoccupations des armées (et ceci tant en France qu’aux États-Unis).

La gestion du marché lui-même, même en mettant entre parenthèses la " question sociale " présuppose un État développé et une lourde bureaucratie dans laquelle la poids de l’appareil judiciaire tant public que privé ne cesse de croître. La privatisation du téléphone, par exemple, entraîne une prolifération pathologique de la réglementation, l’Europe suivant en cela le modèle américain. La diminution du poids de la loi votée par les représentants du peuple est plus que compensée par la montée en puissance de la jurisprudence civile et pénale. L’utopie néo-libérale, ce n’est pas le marché pur, mais le profit protégé par un État tentaculaire, mais camouflé, parce que " non politique ", parce qu’entièrement consacré à la gestion rationnelle technicienne du social, à l’administration des choses.

La cas Bourdieu est exemplaire. Il démontre comment les penseurs anti-pensée unique se situent, à leur corps défendant peut-être, dans le cadre impensé de la pensée commune, c’est-à-dire de l’idéologie dominante. On discute et on polémique même à propos des formes que doit prendre la domination capitaliste, mais il est hors de question de s’attaquer à la domination capitaliste elle-même. Encore moins de penser une l’alternative au capitalisme.

A l’ATTAC ?

Les pourfendeurs de la pensée unique sont incapables de saisir ce qui est jeu dans la phase actuelle du mode de production capitaliste : leur confusion théorique les amène à remplacer systématiquement capitalisme par libéralisme ; l’opposition métaphysique qu’ils établissent entre l’État et le marché les transformes en thuriféraires de l’État, et ils apparaissent soit comme une nouvelle vérité d’utopistes, soit comme la béquille " gauche " du capitalisme, la solution de recours en cas de transformation de la crise économique en crise politique majeure.

Le côté utopie creuse de ce courant est parfaitement illustré par l’association ATTAC, impulsée par l’équipe du Monde Diplomatique, des gens comme l’économiste de Charlie Hebdo Bernard Maris, des représentants de AC !, etc. Cette association se donne pour but d’imposer la mise en place de la taxe dite " taxe Tobin ", du nom de son prix Nobel de promoteur. Il s’agit de taxer (faiblement) toutes les transactions financières sur le marché mondial afin de décourager les spéculateurs et de laisser la place à l’économie de marché saine. Inutile de revenir sur la question théorique qui sous-tend tout cela : l’opposition entre un capitalisme sain (celui de la production) et un capitalisme malsain, celui de la spéculation et des marchés financiers, est une ânerie. Qui a étudié un tant soit sait que la spéculation va de pair avec le mode de production capitaliste, qu’elle en est une expression essentielle. Lisez Braudel. Ou lisez Balzac ! Mais passons. La taxe Tobin ne peut s’appliquer que si les grandes puissances mondiales sont prêtes à l’appliquer - par exemple son application à la seule France ne pourrait être qu’une étape vers l’établissement du monopole du commerce extérieur et une remise en cause fondamentale des rapports capitalistes, faute de quoi la taxe Tobin finirait par pénaliser le pays isolé qui déciderait d’appliquer. Comment le Monde Diplomatique n’est pas une organisation révolutionnaire, il s’agit de l’application de la taxe Tobin par un groupe de gouvernements comme le G7. Autrement dit, on veut réguler le capitalisme par l’association internationale des gouvernements capitalistes ; il faut donc pour réguler le capitalisme que les capitalistes soient convaincus de la nécessité de se donner une nouvelle régulation. Par conséquent la taxe Tobin est la solution à problème qu’il faut supposer déjà résolu pour qu’elle puisse s’appliquer.

L’absurdité de cette taxe Tobin saute aux yeux, mais elle est révélatrice des chimères auxquelles s’accroche une partie de la gauche et même de l’extrême gauche (à l’ATTAC on trouve Christophe Aguiton, proche de la LCR et coauteur avec Daniel Bensaïd d’un livre récent). On évacue la lutte des classes et la transformation sociale pour faire place nette aux inventions techniques. Désespéré par les ouvriers qui n’obéissent pas aux injonctions des théoriciens en chambre, de prétendus révolutionnaires se rabattent sur le keynésianisme. Or le keynésianisme, quelles que soient les vertus de Lord Keynes, est une pensée orientée vers un seul objectif : organiser le sauvetage du capitalisme. Les deux premières grandes expériences keynésiennes sont le New Deal de Roosevelt et l’économie nazie dirigée par Schacht qui se disait lui-même un disciple de Keynes. Bien sûr Keynes est un adversaire résolu du fascisme, parce qu’il est un libéral au sens du libéralisme politique - au sens américain du mot libéral. Bien sûr, on étudiera Keynes avec attention et notamment quand il démontre brillamment que les mécanismes spontanés du mode de production capitaliste ne peuvent assurer le plein emploi. Mais il reste que l’interventionnisme étatique et l’encadrement des relations sociales constituent bien, pour Keynes comme pour les keynésiens, une tentative de résoudre les contradictions du capitalisme sur la base même des rapports capitalistes et que cette tentative peut prendre des formes " sociales ", démocratiques et libérales (type social-démocratie des années 60 et 70) ou des formes autoritaires et anti-sociales, voire fascistes. Mais quelle que soit l’orientation choisie, dans tous les cas la lutte de classes doit être jugulée. Le mouvement ouvrier doit être soit détruit (par le fascisme) soit encadré par des politiques d’intégration des syndicats à l’État (cogestion, participation, dispositifs d’arbitrage obligatoire, lois anti-grèves ou lois limitant l’exercice du droit de grève, etc.). Ce ne sont pas là des à-côtés désagréables mais des éléments indispensables des politiques keynésiennes.

En conclusion, l’interventionnisme keynésien ou néo-keynésien veut faire l’économie de l’analyse des rapports de production capitalistes, parce que la domination capitaliste est " le non voir de la problématique théorique sur ses nos objets ", comme disait feu Althusser dans une des formules extravagantes dont il avait le secret. Il faudrait encore développer la question de l’État et de son rôle dans la phase actuelle du capitalisme tardif. Je l’ai esquissé dans mon livre sur La fin du travail et, particulier j’ai essayé de montrer en quoi la thèse de la disparition des États dans le " néolibéralisme " n’était rien d’autre qu’un des lieux communs de l’idéologie. Je ne peux que renvoyer les lecteurs à ce travail.

L’économie sociale de marché ?

La Gauche Socialiste, courant minoritaire du Parti Socialiste qui se présente comme la gauche de ce parti - il n’est pas bien difficile d’être à gauche de la direction du PS ! - est un courant prodigue en inventions théoriques plus ou moins baroques. Il y a quelques années, les têtes pensantes de la GS nous avaient gratifiés de la " social-démocratie urbaine ", théorie politique adéquate à la mode de la " politique de la ville " dont l’ami de la GS, Bernard Tapie fut, un temps, un des promoteurs. À l’occasion de la convention " entreprise et service public " du Parti Socialiste, la GS présente ses nouvelles propositions économiques sous le titre générique " Vers une économie sociale de marché ". Bien que loufoque et en réalité dépourvue de sens, l’expression " social-démocratie urbaine " était, au moins, une création de l’imagination de la GS. Il n’en va pas de même avec " l’économie sociale de marché ", puisque cette formule est une création de la démocratie chrétienne européenne. C’est, par exemple, la définition de l’économie de l’Allemagne selon la CDU ! La fréquentation assidue des excellences très chrétiennes qui peuplent la direction du PS déteint sur la GS au point que de vieux laïques anti-cléricaux revêtent la robe des saints pères. Il faudrait rappeler également à la direction de GS, qui pourtant se pique de donner une " formation théorique " (sic) à ses militants, que le ralliement à l’économie sociale de marché est le point central du congrès de la SPD à Bad-Godesberg, congrès fameux dans lequel le vieux parti fondé par Lassalle, Liebknecht, Bebel et Engels, reniait formellement le marxisme et la lutte des classes.

Le choix de l’intitulé de ce texte programmatique est donc loin d’être innocent. Il indique que les dirigeants de la GS ont décidé de faire leur propre Bad-Godesberg et de borner, à leur tour, leur horizon aux rapports capitalistes. Et de fait le contenu du texte est conforme à l’orientation donnée par le titre. Sous le titre " Comprendre ", la première partie est révélatrice : on s’en prend à " l’ordre du désordre libéral " marqué par la " financiarisation " de l’économie et l’émergence d’un nouvel âge du capitalisme (rien de moins). Il s’agit donc maintenant d’organiser la résistance à la " mondialisation libérale ". Autrement dit, le texte de la GS reprend à son compte la présentation officielle de l’évolution du mode de production capitaliste, telle qu’on peut la trouver sous la plume des économistes aux ordres : nouvel âge, globalisation, mondialisation financière comme s’il y pouvait y avoir un autre capitalisme que le capitalisme mondial dominé par le capital financier que Lénine définissait justement comme la fusion du capital bancaire et du capital industriel. Que la " mondialisation " ne soit que la forme que prend aujourd’hui la concentration de gigantesques firmes et de fortunes non moins colossales, que le but de toutes ces opérations soient dans chaque domaine le monopole mondial, voilà des questions qui ne semblent pas effleurer l’esprit des rédacteurs du texte, trop occupés à prendre au sérieux l’apparence des choses, pour s’intéresser aux processus réels qui sont tout sauf ceux d’un renouveau du libéralisme et de la libre concurrence de l’âge d’or du capitalisme.

Le chapitre suivant critique " l’entreprise néo-libérale ". L’entreprise non néo-libérale valait-elle mieux ? On s’en prend à la dictature des actionnaires et du court terme. Mais le capitalisme a pour but de permettre la production de plus-value accaparée par les actionnaires. Ce qu’il faut montrer, si on est vraiment " de gauche ", c’est que ces traits qui semblent aux chefs de la GS des traits spécifiques du " nouvel âge du capitalisme " sont les traits permanents de ce mode de production et qu’ils ne découlent pas de la méchanceté des patrons ou des actionnaires, ni ne résultent de circonstances particulières mais qu’ils sont, au contraire l’expression la plus normale, la plus naturelle d’un mode de production fondé sur la soumission du travail au capital et l’extorsion de la plus-value. Ne pas partir de là, c’est s’interdire de donner une quelconque portée aux dénonciations des méfaits du " néo-libéralisme ", dénonciations dont le texte n’est pas avare et qu’on peut largement partager.

* Car les propositions du texte (chapitre II) découlent naturellement de cette faute théorique. D’où le contenu de " l’économie sociale de marché fondée sur le pacte républicain " : " Réguler le marché du travail " : ce qui est admettre que le travail doit rester soumis au marché. Or, à moins de sortir la France de la division mondiale du travail, le travail des ouvriers français, même régulé, reste en compétition avec le travail des pays à coûts salariaux plus bas, y compris au sein de l’Union Européenne. Et donc, la proposition de la GS n’est qu’un vœu pieux. * On reproche à la loi Aubry d’être seulement une loi d’incitation que le patronat peut saboter. Il n’en est rien : la loi Aubry, dans son essence même a pour but d’instaurer la flexibilité généralisée dans ce marché de dupes qu’est la soi-disant réduction du temps de travail. * On propose de revenir sur la critère de représentativité des syndicats. C’est-à-dire qu’on propose de casser le système mis en place à la libération pour ouvrir la boîte de Pandore d’où surgiront bientôt des myriades de syndicats maison et de pseudo confédérations nées de combines politiciennes comme cette UNSA qui veut se placer comme la nouvelle confédération spécialiste du " syndicalisme de propositions " et interlocuteur privilégié du PS. * Contre les licenciements, il n’est même plus question d’un droit de veto des CE, mais seulement d’élargir leurs compétences. * Plus cocasse : on propose de développer le service public des télécommunications sous l’égide de France Télécom mais sans dire que cette société est maintenant, grâce à la gauche plurielle, une entreprise privée et sans jamais demander sa re-nationalisation. * On parle de protéger le secteur public des banques, mais rien sur l’indépendance de la Banque de France, ni sur la nécessité d’une véritable commission d’enquête sur le scandale de la faillite du " Lyonnais " et de sa mise à sac par les barons de la finance. Rien non plus la nationalisation de toutes les grandes banques, leur concentration dans une banque unique qui serait un puissant moyen d’action aux mains d’un véritable gouvernement socialiste.

On peut continuer ainsi et prendre ligne à ligne les propositions de la GS. Pas une seule fois la question du renversement ou du dépassement des rapports capitalistes n’est posée. Que les travailleurs puissent eux-mêmes diriger les entreprises, que le contrôle ouvrier ou l’ouverture des livres de compte soient à la fois possibles et nécessaires, cela ne semble plus dicible ni pensable pour la " gauche " ( ?) socialiste. Qu’on me comprenne bien : je n’ai pas l’intention de rouvrir le vieux débat entre les révolutionnaires et les réformistes ; les vieux réformistes (à la Bernstein) voulaient transformer lentement et pacifiquement le capitalisme pour, insensiblement, nous faire entrer dans une ère nouvelle, alors que les révolutionnaires refusaient ce gradualisme et prônaient la nécessité d’une rupture franche plus ou moins violente. Mais avec l’orientation de la GS qui se présente comme l’aile gauche de la " gauche plurielle ", il n’est plus question du tout de cela. Il s’agit d’aménager le capitalisme sans qu’on n’envisage à un moment ou à un autre la nécessité de cette transformation sociale, quelle que soit la voie suivie. L’interprétation la plus charitable qu’on puisse donner de ce " nouvel âge " de la GS, c’est que ses dirigeants rêvent d’un chimérique retour aux trente glorieuses et au " socialisme à la suédoise ". Comment peut-on s’aveugler à ce point ? A moins que les dirigeants de GS ne voient dans ces palinodies théoriques le prix à payer pour résoudre leur propre " question sociale "...

Et si on reparlait du communisme

La nature de la crise du mode de production capitaliste pose à toute l’humanité la question de son avenir, de l’avenir de ses conditions élémentaires de vie (les 300 plus grosses fortunes sont aussi riches que les 40% les plus pauvres de l’humanité), de l’avenir de la culture et de la civilisation et de l’avenir même de la vie humaine (le dernier sommet de Buenos Aires en témoigne). Les " solutions " des médecins " socialistes " (même de " gauche "), néo-keynésiens ou " nationaux-républicains " ne sont que des remèdes de charlatans. La formule algébrique qui permettrait de résoudre la crise de l’humanité a été donnée depuis longtemps par un certain Karl Marx : expropriation des expropriateurs et rétablissement de la propriété individuelle du travailleur sur la base des acquêts de l’ère capitaliste. Bref, le nœud de la question, ce sont les rapports de propriété. Ce qu’on appelait d’un mot : communisme. " Ein Gespenst geht um in Europa - das Gespenst des Kommunismus. Alle Mächte des alten Europa haben sich zu einer heiligen Hetzjagd gegen dies Gespenst verbündet, der Papst und der Zar, Metternich und Guizot, französische Radikale und deutsche Polizisten. ... "

Denis COLLIN


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Commentaires

Lien croisé par Anonyme le Lundi 18/08/2014 à 15:23

Philosophie et politique - La grande dévalorisation : "aliste démontrée par les prémisses de l’économie néoclassique. Lohoff et Trenkle, au contraire, repartent de Marx, non pas du marxisme standard, sérieusement étrillé dans leur livre, mais du Marx du Capital et leur analyse de la crise ne vise pas à justifier les médications dont ne sont pas avares les médecins de Molière (voir mon article de 1998 sur ce thème ou "


Lien croisé par Anonyme le Dimanche 24/08/2014 à 20:24

La grande dévalorisation : "s prémisses de l’économie néoclassique. Lohoff et Trenkle, au contraire, repartent de Marx, non pas du marxisme standard, sérieusement étrillé dans leur livre, mais du Marx du Capital et leur analyse de la crise ne vise pas à justifier les médications dont ne sont pas avares les médecins de Molière (voir mon article de 1998 sur ce thème ou "



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