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Notes sur la situation mondiale

Par Vincent Présumey • Internationale • Jeudi 04/07/2013 • 0 commentaires  • Lu 1771 fois • Version imprimable


Turquie et Brésil.

Les dernières semaines ont été marquées par deux vagues sociales explosives, ayant la jeunesse pour moteur, et présentant de grandes ressemblances alors même qu’elles surviennent dans des pays éloignés : la Turquie et le Brésil.

La répression, et l’absence (qui est le fait général du monde) de cadre politique révolutionnaire organisé en mesure d’aider le mouvement à se généraliser, se centraliser contre l’État pour le renverser, et donc le manque de perspectives, semblent avoir porté des coups en Turquie, mais il est clair d’une part que le mouvement n’est pas terminé, d’autre part et surtout qu’il y aura eu un avant et un après. Le pouvoir d’État ayant évacué le foyer central de la place Taksim et du parc Gezi à Istanbul, et les centrales syndicales, qui n’organisent ni n’influencent la majorité du salariat, ayant échoué à imposer une grève générale, il y a reflux, mais également concentration, discussions intenses, préparation des nouvelles étapes qui pourraient venir vite.¨

Au Brésil, la vague de manifestations semble encore en phase ascendante, suscitant un appel, tardif, à la grève générale de la part des centrales syndicales pour le 11 juillet. L’appareil d’État est ébranlé de bas en haut : à la base, des phénomènes de désobéissance policière ostensible se sont produits, au sommet de l’État, la présidente Dilma Roussef tentant de reprendre la main a proposé l’élection d’une assemblée constituante. Cette manœuvre habile tient compte de l’expérience des désormais assez nombreuses constituantes octroyées, mais non pas souveraines, que l’on a vues en Amérique latine (Venezuela, Équateur, Bolivie) et dans les pays arabes (Tunisie, Égypte), mesures préventives visant à préserver l’État. Mais pour l’heure, elle a surtout aggravé la panique et la crise dans le Parlement et les partis brésiliens.

Il y a bataille sur la caractérisation et donc, à travers elle, sur le contenu et les aboutissants du mouvement brésilien. Systématiquement, les médias le présentent comme le mouvement de la « classe moyenne », comme en Turquie d’ailleurs. On ne sait trop ce qu’est cette « classe moyenne » ; ce qu’en d’autres temps on aurait appelé l’« aristocratie prolétarienne », à savoir les salariés ayant un emploi relativement stable et leurs rejetons, étudiants précarisés, y est présente en masse. Le peuple des favellas est en train de les rejoindre, ce qui renforce le parfum de révolution. La bataille porte aussi sur les forces politiques susceptibles d’influencer le mouvement. Des secteurs de droite, utilisant le rejet du PT au pouvoir, corrompu et néolibéral, ont tenté de lui amalgamer les divers partis situés à sa gauche (PSTU, Parti Socialiste Unifié des Travailleurs, trotskystes se référant aux idées de Nahuel Moreno, formé par scission-exclusion du PT en 1993 ; PSOL, Parti du Socialisme et de la Liberté, formé par scission-exclusion du PT en 2004 ; PC do B, PC brésilien, notamment) et de les chasser des manifestations alors que certains d’entre eux (PSTU) avaient été les seuls à y prendre part tout de suite en tant que partis. Parallèlement, le pouvoir pétiste a tenté de dire que la droite manipule le mouvement. Ces opérations ont échoué, mais elles sont significatives : le mouvement brésilien arrive après la catastrophe pétiste, qui n’est que la forme locale de la catastrophe de tous les partis issus du vieux mouvement ouvrier, et il y a là des leçons pour nous aussi en France.

Égypte.

Mais au moment présent, l’attention doit se reporter sur le pays où l’auto-organisation du prolétariat et de la jeunesse sont allés le plus loin ces deux dernières années : l’Égypte. Une polarisation frontale s’y déroule actuellement, dans la perspective des manifestations et contre-manifestations appelées pour le premier anniversaire de l’installation du chef des Frères musulmans, Mohamed Morsi, à la présidence de la République, le 30 juin.

Les comités de quartiers, les organisations d’autodéfense de la jeunesse (parfois issues des clubs de supporters de foot, les ultras) et les formations de type syndical ou, de fait, de type conseils ouvriers, apparus en masse ce printemps de Mahalla (le plus grand foyer prolétarien du pourtour méditerranéen) à Port-Saïd, ont rendu incapables appareil d’État et Frères musulmans de « restaurer l’ordre ». Dans ces conditions, les secteurs nationalistes bourgeois d’opposition (Front de Salut national, parti Dostour de Mohamed el Baradeï, l‘ancien directeur de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique), des secteurs de l’armée (politiquement affaiblie depuis la chute de Moubarak), et aussi les salafistes, ont commencé à lâcher les Frères et à se poser la question d’un « après Morsi » qui n’est pas encore advenu.

Fédérant  beaucoup de monde dans une confusion politique inévitable, le mouvement Tamarod (« rébellion » ), initié par des étudiants, a obtenu 15 millions de signatures pour la démission de Morsi, et en déclare maintenant 22 millions. 15 millions étaient déjà plus que le nombre de voix qui avait fait Morsi président en 2012, dans un contexte d’abstentions et de refus de vote massifs. Ce mouvement « ad hoc », un de plus, né des circonstances, appelle donc à une marche sur le palais présidentiel ce 30 juin. Voici le texte de la pétition nationale :

  • Parce que la sécurité n'a pas été retrouvée à ce jour … On vous refuse

  • Parce que le démuni est toujours ignoré… On vous refuse

  • Parce que nous sommes encore en train de mendier des prêts de l'extérieur… On vous refuse

  • Parce que aucune justice n'a été portée aux martyrs… On vous refuse

  • Parce que aucune dignité n'a été préservée ni pour moi, ni pour mon pays… On vous refuse

  • Parce que l'économie s'est effondrée, et ne dépend que de la mendicité… On vous refuse

  • Parce que l’Égypte continue de suivre les traces des États-Unis… On vous refuse

Depuis l'arrivée de Mohamed Mursi au pouvoir, le citoyen moyen a toujours le sentiment que rien n'a été réalisé à ce jour par rapport aux objectifs de la révolution, qui n'étaient tout simplement que de vivre dans la dignité, la liberté, la justice sociale et l'indépendance nationale. Mursi a été un échec total et n'a pas pu réaliser aucun de ces objectifs, la sécurité n'a pas été rétablie et la sécurité sociale non plus, ainsi il a fait preuve évidente qu'il n'est pas apte à la gouvernance d'un pays comme l'Égypte.

Cela dit,

Je, soussigné, sain d'esprit et avec toute ma volonté déclare, en tant que membre de l'Assemblée publique du peuple égyptien, la destitution du Dr Mohamed Morsi Al Ayat, et l'appel à des élections présidentielles anticipées, et je promets de respecter les objectifs de la révolution et de travailler à les atteindre et de propager la Campagne Rebelle dans les masses afin qu'ensemble, nous puissions parvenir à une société de dignité, de justice et de liberté.

Il y a bien sûr bataille politique dans le cadre même de la lutte pour renverser Morsi. Car il ne s’agit pas de nourrir des illusions ou de faire le jeu de l’armée et des capitalistes ; les syndicats indépendants (notamment la centrale EFITU, qui revendique maintenant le million de membres), formés contre le pouvoir islamiste qui entend maintenir les syndicats verticaux et corporatistes d’État légués par le nassérisme et l’ère Moubarak, et les organisations se réclamant de la révolution socialiste (la principale, les Socialistes Révolutionnaires, trotskyste tendance Cliff-Harman, avait choisi le vote islamiste en 2012), ont lancé le mot d’ordre Ni Frères ni armée.

Dés mercredi dernier 26 juin, en riposte à la nomination de gouverneurs locaux islamistes, des émeutes éclataient dans de nombreuses villes et arrachaient, à Louxor, la démission du gouverneur. La ligne à suivre vers la dignité, la justice et la liberté passe par l’organisation des masses elles-mêmes, non seulement dans la rue, mais sur les lieux de travail, par leur armement et par la destruction de l’appareil d’État et des Frères et la neutralisation, le renvoi dans la sphère privée, de toutes les organisations religieuses prétendant faire la loi, islamistes, salafistes, coptes, ou autres. Sur cette base seulement, une vraie démocratie, une vraie constituante, sont envisageables.

 

 

 

L’Égypte va, d’une façon ou d’une autre, se réaffirmer comme centre de la poussée révolutionnaire, le Caire et Istanbul se faisant écho, la jeunesse égyptienne se passionnant pour se qui se passe en Turquie, et réciproquement, tandis que des mouvements ressemblant à la fois à la mobilisation turque et aux grèves européennes se développent ou se poursuivent dans la partie centre-Sud du continent européen, en Bulgarie, en Roumanie, en Slovénie, en Macédoine, en Bosnie-Herzégovine avec une importante mobilisation pour le droit à la santé, contre les mesquineries et les discriminations issues du statut international de partition ethnique du pays. Dans ces conditions, notons au passage que l’entrée officielle de la Croatie dans une Union Européenne en crise ne mérite d’être mentionnée … qu’en tant que non-évènement.

Syrie.

Mais entre l’Égypte et la Turquie, il y a aussi la Syrie. Il est temps de tirer une leçon de la détérioration de la situation syrienne.

Au départ, il y a un soulèvement populaire multiforme, insurrectionnel du fait de la répression immédiatement barbare, prenant vite une dimension révolutionnaire avec la prise et l’exercice du pouvoir par des comités apparus spontanément dans les villages, villes et quartiers se trouvant de facto « libérés » mais bombardés et soumis au blocus. Ce soulèvement a été tout à fait concomitant au renversement de Ben Ali et de Moubarak, ainsi qu’à l’explosion de la Cyrénaïque contre Kadhafi. Précisément, l’intervention impérialiste en Lybie, y confisquant la révolution commençante, a été un premier appui de fait à l’argument selon lequel en Syrie, impérialisme, sionisme et islamisme seraient derrière les soulèvements et selon quoi, malgré tout, le régime en place serait tout de même progressiste comparé à ce qui risquerait de se produire s’il tombait. Ce discours, relayé et amplifié par les agents du régime et leurs appuis chinois, russes, iraniens, a, de manière nullement fortuite, « mis l’ambiance », si l’on peut dire, dans bien des milieux de gauche européens, où l’on raisonne sur le mode de la guerre froide et du complot. Ceci a été un facteur actif de la détérioration de la situation syrienne, en contribuant à inhiber l’indispensable solidarité internationaliste : un facteur actif favorisant l’émergence de cela même que les « anti-impérialistes » de pacotille ont dénoncé et diabolisé par avance, à savoir une manipulation de l’insurrection. Laquelle produit son affaiblissement politique, et donc militaire.

Depuis maintenant deux ans que des coryphées divers dénoncent et annoncent « l’intervention impérialiste occidentale » en Syrie, force est de constater que celle-ci n’a toujours pas eu lieu. Par contre, l’intervention russe est massive et s’inspire des leçons coloniales de Tchétchénie, et l’intervention iranienne doublée par l’implication directe du Hezbollah libanais est elle aussi décisive.

D’autre part, confronté à la pire des répressions, le mouvement n’est pas rentré dans son lit, mais a cherché la voie de la résistance armée, de l’armement de la population, dés le printemps 2011, au moment où à peu près tous les bons conseillers prêchaient le pacifisme et la « dignité ». Les armes ont commencé à arriver, comme dans toute révolution, par la désertion de soldats du régime. Le phénomène s’est amplifié au point que des forces politiques l’ont partiellement pris en main : groupes d’officiers décidant de rompre avec l’appareil d’État de Bachar el Assad, mais en maintenant leur cohésion de caste, et la seule organisation existant déjà à la base de la société indépendamment du pouvoir, à savoir les Frères musulmans, dont les chefs à l’étranger ont évidemment des liens avec les dirigeants turcs, saoudiens et qataris. Avec des aléas divers, l’Armée Syrienne Libre, tout en recouvrant des groupes forts divers, s’est constituée comme une structure non indépendante de ces forces politiques, et s’est ensuite associée, malgré bien des conflits là encore, avec le Conseil National Syrien basé à l’étranger, dans lequel les Frères sont d’accord pour agir en relation avec la diplomatie étatsunienne.

D’autre part, et sans que la plupart du temps la résistance syrienne intérieure l’ait souhaité bien au contraire, sont arrivés, avec la complicité du Qatar, de l’Arabie saoudite, et des services secrets occidentaux, des groupes de djihadistes venant autant ou plus pour faire leur loi dans les zones libérées que pour les aider à combattre le régime. La formation notamment du Front al Nosra, véritable contre-révolution dans la révolution naissante, a puissamment servi la propagande assadienne, russe et soi-disant « anti-impérialiste » par les crimes qu’il commet et l’ordre réactionnaire qu’il entend faire régner. Alors que l’emploi d’armes chimiques comme le recours systématique à la torture de masse ne font aucun doute de la part de l’État syrien, et cela bien avant qu’un reportage officieux du Monde n’accrédite le recours au gaz sarin, la présence de ces groupes salafistes et autres sert de prétexte « utile » à un cirque diplomatique obscène, depuis des mois et des mois, à propos des livraisons d’armes : « on va le faire, mais on doit faire attention à ce qu’elles ne tombent pas en de mauvaises mains », vont répétant les Fabius et autres Cameron. Ils n’ont réellement haussé le ton à ce sujet qu’au fort de la crise financière chypriote, proche de la Syrie et en raison du court bras de fer qui s’est alors produit entre les impérialismes européens et l’oligarchie financière russe (rappelons que tout s’est arrangé en coulisse : pendant que les banques chypriotes étaient fermées, leurs filiales à la City de Londres étaient ouvertes, permettant aux oligarques de rapatrier leur argent sale).

La réalité est que la prise en main de l’insurrection par des forces bourgeoises et islamistes et l’intervention des volontaires islamistes étrangers n’ont pas affaibli el Assad, mais l’ont renforcé : elles ont créé les conditions de la reprise de el Quzayr sur l’axe Damas-Homs et de l‘actuelle offensive du pouvoir à Homs. Elles ont aussi favorisé la crainte que la guerre civile née de l’insurrection ne se tourne en guerre interconfessionnelle dans laquelle les alaouites, otages du régime, et les chrétiens, chiites et druzes, seraient victimes désignées des sunnites majoritaires. Il est important de comprendre que ce n’est pas le recours aux armes en lui-même qui a créé ces conditions politiques défavorables dans lesquelles, à l’intérieur de la guerre civile syrienne, la révolution syrienne a commencé à refluer. Au contraire, il fallait des armes, il fallait les moyens de vaincre, et une force politique entendant aider le peuple jusqu’au bout aurait dès le début posé la question et cherché à la résoudre avec détermination et constance. La question des armes et de la violence, clef de la victoire ou de la défaite dans toute révolution, est politique avant d’être technique et elle est même la plus politique de toutes les questions. Si les Syriens sont aujourd’hui en situation de revers militaires partiels devant el Assad et ses armes lourdes livrées par la Russie, c’est parce que la question des armes a été confisquée par les forces bourgeoises et islamistes, parce qu’elle ne leur a pas été disputée.

Ici s’impose un parallèle. En Espagne en 1936 commence une révolution. Bien que victorieuse sur 70% du territoire, elle manque cruellement d’armes. Celles-ci finiront par arriver d’Union soviétique, à partir de décembre 36, d’abord au compte-goutte, leur dosage étant fonction du degré d’inféodation du gouvernement républicain espagnol. La principale condition posée est : pas de révolution. La contre-révolution dans la révolution marque un point décisif à Barcelone, en mai 37. A partir de là, « curieusement », malgré le fait que désormais elle a les armes, la résistance républicaine espagnole marque le pas puis cède aux franquistes, lesquels depuis le début ont reçu armes et hommes de Mussolini et d’Hitler.

Évidemment, nos amis « anti-impérialistes » n’apprécieront pas ce parallèle dans lequel, s’ils réfléchissent un peu, ils observeront que le rôle joué alors par le Guépéou dans le camp républicain l’est ici par le Front al-Nosra, sans compter que les équivalents d’Hitler et Mussolini armant les forces d’écrasement physique de tout le peuple s’appellent, en Syrie, Poutine et Hassan Nasrallah, forces impérialistes et capitalistes appuis de l’armée de Bachar el Assad. Le parallèle va jusqu’à l’hypocrisie des « démocraties occidentales » en matière de livraisons d’armes, d’« aide humanitaire », de diplomatie parallèle et de grenouillages d’espions. Bien entendu, ce parallèle a aussi ses limites, la principale étant dans les forces subjectives de la révolution. Il a été plus facile de contrôler l’Armée syrienne libre et de la paralyser qu’il ne l’a été aux contre-révolutionnaires staliniens et à leurs alliés de casser les traditions révolutionnaires des peuples d’Espagne incarnées dans l’anarcho-syndicalisme, le socialisme caballeriste et le POUM.

Toutefois, ne sous-estimons pas la capacité révolutionnaire du peuple. Comme l’écrit un blog hébergé par le Monde et lié à certains courants non islamistes du Conseil National Syrien, mais exprimant assez bien, comme le font souvent les intellectuels syriens, les sentiments réels de la base, alors que la percée des islamistes est le « résultat de la procrastination des diplomaties occidentales » qui « sont délibérément restées sourdes aux appels de la population syrienne depuis l’automne 2011 », on peut pourtant affirmer que, « une fois démantelé le régime sécuritaire qui les maintient en état de servitude depuis près de 5 décennies, les révolutionnaires lutteront s'il le faut contre les "groupes radicaux" qui, pour mettre en place l'état islamique ou restaurer le califat qui a leurs préférences, refuseront de se plier aux règles de la concurrence politique et du jeu démocratique » (http://syrie.blog.lemonde.fr/).

Nier une telle capacité reviendrait en effet à ne pas voir ce qui se passe chez les peuples frères du peuple syrien. Qu’est-ce qui permet aujourd’hui aux Égyptiens d’affronter directement les islamistes, qu’est-ce qui permet aux Tunisiens d’en faire autant ? Le fait qu’ils ont renversé Moubarak et Ben Ali. Renverser el Assad aurait été depuis longtemps le gage le meilleur pour passer, en Syrie, à la seconde phase de la révolution qui se joue ce dimanche au Caire. Ceux qui soutiennent el Assad préservent l’islamisme, dont la destruction politique est engagée par les révolutions sociales qui ont commencé en 2011 à Sidi Bouzid, au Sud de la Tunisie !

Guerre versus révolution : chiites et sunnites ?

Quelles qu’en soient les limites, le parallèle de la Syrie avec l’Espagne des années 1930 comporte un autre aspect qui doit non pas servir à s’affoler, mais aider à réfléchir et donc à agir. Lénine parlait en son temps de « transformer la guerre impérialiste en guerre civile », guerre civile entre révolution prolétarienne et contre-révolution capitaliste et impérialiste. En Espagne en 1936-1939 on a assisté à un processus à peu près inverse, de révolution en guerre civile et de guerre civile révolutionnaire en guerre civile perdant son contenu social, permettant ainsi la victoire de Franco et préfigurant la prochaine guerre impérialiste. Dans une certaine mesure, le parallèle se retrouve en Syrie avec les alignements diplomatiques rivaux. Alors que le spectre d’une intervention impérialiste occidentale « classique » sur le mode des États unis en Irak ou des puissances britannique et française en Lybie a pesé sur la situation syrienne depuis le début, l’intervention effective la plus efficiente est celle de l’impérialisme russe, qui marque des points soit en préservant le régime, soit en faisant en sorte que la porte de sortie soit telle qu’il en tire le bénéfice et préserve ses positions économiques et stratégiques, voire les améliore.

Mais à vrai dire, cette lente, mais certaine percée russe s’explique tout autant par l’affaiblissement des États-Unis, ouvrant des espaces dans lesquels le pouvoir à Washington est d’ailleurs consentant à ce que les Russes, sous certaines conditions, s’y logent, car il n’y a pas le choix. A l’étape actuelle les « démocraties occidentales » gesticulent et font du bruit, ayant basé des forces à elles sur les frontières (dont la Turquie, où les troupes allemandes sont un facteur de crise et de délégitimation d’Erdogan), mais ceux qui font la décision militaire sur le terrain sont les Russes, la résistance populaire expliquant seule qu’ils ne puissent pas la faire complètement. Autrement dit la préservation de l’ordre social et politique repose en grande partie sur les armes russes, un résultat à première vue étonnant de l’hyperactivité qui a accéléré la crise globale de l’impérialisme nord-américain suite au « 11 septembre ». Même avec l’Irak, la Russie a depuis 2012 des contrats de livraisons d’hélicoptères d‘attaque, adaptés à la guerre urbaine type Syrie, qui sont devenus effectifs (livraisons) ces derniers jours. L’Irak, régime issu de l’invasion nord-américaine de 2003, mais dont l’occupation et la gestion ont eu un coût politique, moral et financier énorme pour Washington, et où le gouvernement Maliki est à majorité chiite. Paradoxe apparent complémentaire du précédent, les derniers alliés « véritables » des États-Unis dans la région, outre Israël, sont les anciennes … républiques soviétiques comme l’Azerbaïdjan ou la Turkménie !

Dans ce grand jeu, toutes les forces ayant intérêt à mettre la guerre et les massacres intercommunautaires à la place de la révolution, c’est-à-dire les capitalistes et impérialistes de tous les bords, États-Unis aussi bien que Russie, poussent, systématiquement ou tacitement, à la guerre entre un axe chiite et un axe sunnite, cette guerre devant prendre la forme d’attentats et de crimes « entre communautés » plutôt qu’une forme interétatique. Ils s’efforcent de plier la guerre civile syrienne à ce schéma, ce qui n’est possible que parce que le régime « laïque » (sic …) des el Assad a fait subir aux traditions alaouites un infléchissement marqué vers la charia. Rien de plus propre que le Hezbollah d’une part, le Front al-Nosra de l’autre, pour mettre en oeuvre cette manœuvre sordide. Il faut bien comprendre que le facteur de diversion religieuse et politique est ici plus important que les facteurs proprement géopolitiques. Au moment actuel, ce facteur « chiites contre sunnites » en tant que diversion contre-révolutionnaire, a même plus de poids au Proche-Orient que la menace récurrente de l’affrontement Israël-Iran - on remarquera d’ailleurs que la question israélienne est objectivement secondaire dans l’ensemble de ces développements, ce qui est un autre facteur de crise car l’ordre régional repose depuis des décennies sur la polarisation montée autour d’Israël.

Mais ces manœuvres se heurtent à la réalité.

Si le pays leader de l’ « axe chiite » est l’Iran, un début de crise révolutionnaire, en ce sens que les manifestations de masse visaient directement à la destruction de la République islamique, s’y était produit en 2010 et avait été battu ; mais la cendre couve et les dernières élections présidentielles furent hantées par ce spectre, conduisant l’oligarchie religieuse, qui tient le pouvoir indépendamment de toute élection, à évincer l’ancien président Ahmadinejad ou ses proches du panel des candidats et donc du pouvoir (le nouvel élu, Rohani, ce « modéré » selon les médias occidentaux, fait totalement partie du système).

En Syrie les opposants à el Assad sont loin de n’être que sunnites ; et surtout, l’éventuelle chute de Morsi en Égypte serait un évènement de grande ampleur, un coup porté à l’islamisme au niveau mondial.

Plus encore que l’Arabie saoudite, monarchie ultraconservatrice, régime totalitaire et colosse aux pieds d’argiles perclus de rhumatismes que le pétrodollar corrupteur a calmés puis entretenus, c’est le Qatar qui avait pris le leadership officieux des soi-disant « révolutions sunnites », croyant peut-être détourner, saboter et écraser les révolutions commencées en 2011 avec la même efficacité qu’après 1979 la hiérarchie chiite en Iran. Or ce n’est pas le cas du tout. Le pouvoir qatari se retrouve en crise et en pleine recomposition : remplacement du chef des Affaires étrangères et premier ministre, puis démission de l’émir en faveur de son fils …

La cause profonde de cette crise est que si la fausse révolution des Frères et d’al Jazira a fait long feu, la lame de fond des exigences démocratiques et prolétariennes, la vraie révolution, est toujours là, elle.

Conflits entre grandes puissances au niveau mondial.

Les influences respectives en Syrie et dans toute la région sont évidemment des sujets conflictuels de négociations secrètes permanentes entre grandes puissances. A l’échelle mondiale, ces derniers temps, les enchères semblent avoir monté.

L’affaire qui défraie la chronique est l’affaire Edward Snowden, cet agent des services US qui a révélé leurs pratiques avec le programme PRISM. Ces « révélations » n’ont d’ailleurs de valeur qu’en tant qu’elles proviennent d’un homme de l’intérieur : n’importe qui de censé aurait parié depuis longtemps sur leur contenu, à savoir que la NSA s’est arrogé le droit d’espionner tout le monde par tous les moyens et se contrefout de la vie privée, etc. La « guerre contre le terrorisme » justifie évidemment l’espionnage des conversations téléphoniques et des mails de la Commission européenne : là aussi on s’en doutait, le fait réellement intéressant est que ce soit dans le Der Spiegel que sorte la « révélation » !

Les choses ici s’emballent quand ledit Snowden s’installe à Hong-Kong, sous protection du pouvoir chinois, puis va à Moscou avec l’aide du consulat équatorien, avec le projet de se rendre à Caracas via la Havane (pour finir de mettre en rage ou en joie tous les adeptes de l’un ou l’autre camp géostratégique virtuel du spectre de la guerre mondiale du XXI° siècle, il aurait aussi pu passer par Téhéran, Damas et Pyongyang ! ).

Le plus révélateur réside dans l’ampleur des hurlements poussés aux États-Unis par les Républicains, les fuites en provenance de l‘administration, etc., pendant qu‘Obama temporise. Quelques jours après un discours faussement « pacifiste » d’Obama à Berlin, appelant à en terminer avec la guerre froide, discours dont le vrai sens consiste donc à affirmer qu’on est en pleine guerre froide, voilà que, dans une parfaite cacophonie, les représentants de l’impérialisme US se mettent à raconter ou laisser entendre que le sort du dénommé Snowden met en cause le destin du bouclier antimissile, des relations Est-Ouest comme on disait avant 1989, de la Syrie, du Proche-Orient, du Caucase, et pourquoi pas du Sud-Est asiatique et des mers de Chine et du Japon.

Pourquoi pas en effet ? Remarquons ici au passage le dernier rebondissement de la crise politique récurrente en Australie : les caciques du parti travailliste aux abois, avec le soutien de ceux qui l’avaient chassé il y a trois ans, viennent de remettre au poste de premier ministre Kevin Rudd et de virer celle qui l’avait remplacé, Julia Gillard. En 2010 une sorte de coup d’État parlementaire avait mis Gillard à la place de Rudd, cette fois-ci plusieurs des auteurs du « coup d’État », menés par Bill Shorten, ont changé de camp et fait le coup en sens inverse. Dans cette partie de billard à plusieurs bandes, intervient la crainte d’un effondrement total du Labor party australien aux prochaines élections, qui ouvriraient une déstabilisation politique du pays, latente depuis des années. Mais sur un autre plan, Gillard avait incarné une ligne plus « antichinoise » et proyankee que Rudd, et les EU ont installé une base à Darwin et renforcé l’incorporation australienne dans la garde impérialiste du Pacifique et de l’Asie. Rudd, qui passe pour prochinois, est en relation avec des secteurs de l’establishment US : juste après son retour au pouvoir, il va conférer dans un forum de politique étrangère à Pékin en compagnie du vieil … Henri Kissinger.

Sous ces bruyantes écumes, il se passe autre chose. Le cas australien permet également de l’approcher : les importations chinoises de matières premières s’effondrent en raison de la crise économique qui frappe maintenant la Chine de plein fouet ; le dollar australien plonge et ce pays se trouve à l’intersection des crises financières US et chinoise.

Au niveau global, c’est l’annonce par la Fed, la Banque fédérale US, de l’arrêt progressif, mais rapide, des émissions massives de dollars pour racheter la plus grande dette soi-disant « publique » qui ait jamais existé et menacé « les fondamentaux de l’économie », qui n’est pas celle de la Grèce ou de Chypre comme on l’explique aux gogos, mais celle des États-Unis d’Amérique, c’est donc cette annonce qui est le facteur décisif qui surplombe l’écume médiatique, les « affaires diverses » et même, à ce stade, les crises militaires locales aussi graves soient-elles.

Il est donc temps, ici aussi, d’en venir à la racine. Le mode de production capitaliste est en crise : le taux général de profit est devenu bien faible par rapport à ce qu’il faut investir pour faire fructifier son capital. Sa domination planétaire est un fait, et sa crise est la plus planétaire de toutes. Pendant des années, le capital s’est drogué à la finance et à la rente, plus précisément au capital fictif : « fictif » en ce sens que la valeur boursière des actions, le montant des dividendes, etc., n’avaient plus rien à voir avec la réalité quand ils n’étaient pas carrément gagés sur des dettes, mais pas fictif du tout au sens des effets concrets que ce pouvoir social de faire de l’argent avec de l’argent a en retour sur la terre et sur l’humanité, les mettant littéralement à sac. Le problème n’est pas la finance, mais bien le capital ; mais justement parce que le mode de production capitaliste est maintenant tout à fait globalisé et mondial, la bulle financière devenue son mode d’être est elle aussi planétaire et globale. Pas plus qu’il n’existe en France et en Europe de « bon » capitalisme apte au « redressement productif » qui échapperait aux « licenciements boursiers », il n’existe dans le monde de pays « sains », « émergents » voire un tantinet « socialistes » où la production capitaliste connaîtrait une jeunesse en contradiction avec le pourrissement du centre. Non : le pourrissement est partout, et il est même logique qu’il se forme rapidement justement là où il y a encore ou à nouveau forte création de plus-value dans la production, donc chez les « émergents » et tout particulièrement en Chine. Plus encore : la bulle de capital fictif est alimentée à l’échelle internationale par les États-Unis, sous la forme notamment de titres de la dette publique US. Leur rachat massif par la Fed (quantitative easing) menaçait de faire baisser le dollar et de déprécier ces titres de dettes « publiques » qui sont le fond de caisse, le matelas des bulles de crédit et du propre financement des bourses et des économies en Chine, au Japon, en Grande-Bretagne … L’arrêt progressif, mais rapide de ce rachat vise à revaloriser le dollar tout en provoquant un ralentissement de la circulation des titres de dettes. Autrement dit, dans l’un et l’autre cas, l’impérialisme US met tous les autres capitalismes nationaux en graves difficultés, notamment la Chine, qui se trouve d’ores et déjà en situation de credit crunch, avec des taux de financement interbancaires astronomiques.

La politique de Washington au moment présent consiste à écraser tout le monde financièrement, en raison de la crise et des difficultés abyssales rencontrés par le capitalisme US. Les volets militaire et politique de l’action des EU sont, eux, en pleine déroute, ce qui alimente en retour leur crise. Cette combinaison - offensive économique et surtout financière, affaiblissement politique et militaire - est inédite. Décidément, il se confirme qu’en cette moitié d’année 2013, le monde aborde des temps mouvants.

Mais une donnée n’est pas sous la coupe des initiatives financières, militaires et politiques des dominants. J’achève ce texte alors qu’en Égypte par centaines et centaines de milliers les manifestants s’apprêtent à aller, clairement, au combat. Ce sont les masses qui, en dernière analyse, font l’histoire et régleront ces questions, parce qu’elles seules peuvent les régler.

VP, 29-30 juin 2013.


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