La position tenue par la Conf à la gauche de la gauche, dans le « mouvement social » mérite d’être analysée.
I) De l’origine de la Confédération paysanne
La constitution de la Conf en 1987 s’est faite sur la base d’un regroupement de différentes tendances paysanne opposées la FNSEA. D’un côté, la Cnstp, syndicat baptisé à l’origine « paysans travailleurs », dont le fondateur, Bernard Lambert avait synthétisé sa pensée avec une formule célèbre : « plus jamais les paysans seront des Versaillais ». Une autre composante était la Fnsp, issue de départements, soit exclus de la Fnsea comme la Loire-Atlantique, soit en rupture comme le Puy de Dôme, ainsi que de groupes en voie d’organisation suite à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. La troisième composante lors de la création de la conf était représentée par des groupes départementaux qui n’avaient jusque là aucune structuration nationale et qui pouvaient permettre à chaque tendance principale (Cnstp et Fnsp) de trouver des éléments « neutres » afin de ménager les oppositions qui existaient déjà entre les partisans d’un syndicat « de luttes » et d’un syndicat plus traditionnel.
La conception du paysan dans la société de la Cnstp, que l’on retrouve encore largement présente dans la Conf, trouve sa source chez les paysans qui étaient « intégrés » par des groupements de producteurs ou les industriels. Ceux-ci apportent les animaux, l’aliment, les conseils techniques à suivre absolument. Ensuite, ils reprennent les animaux pour les faire abattre, le paysan n’étant jamais propriétaire ni des animaux, ni du stock d’aliment et ne reçoit de rémunération que ce que veut bien lui donner l’intégrateur qui n’assure aucun risque, le capital étant fourni par le paysan, et si le marché est vraiment mauvais, le paysan n’a aucun recours n’étant juridiquement propriétaire de rien. Ce statut particulier entre le prolétaire et le paysan propriétaire et indépendant, proche des tâcherons, a forgé une conscience particulière chez ces paysans-là. La conception qui en découle est plus une vision du paysan prolétaire que de celui qui est un « petit bourgeois » au sens marxiste de l’analyse de la lutte des classes.
La culture syndicale de la Fnsp est différente. L’un de ses piliers, la Fédération de la Loire-Atlantique est majoritaire dans le département depuis son éviction de la Fnsea. Cela génère une culture de gestion et de syndicat « officiel ». Cette conception du syndicalisme se fait entendre largement à l’intérieur de la Confédération paysanne. Les autres départements constituants la FNSP en 1982 étaient composés en majorité de groupes en rupture avec les Fdsea et les Centres Départementaux des Jeunes Agriculteurs (CDJA, structurés nationalement en CNJA, vivier de recrutement et école des futurs cadres de la FNSEA).
La troisième composante n’avait pas de singularité et s’est très vite intégrée dans la nouvelle Confédération Paysanne.
Toute cette construction syndicale s’est faite conjointement avec la disparition du Modef (Mouvement de Défense des Exploitations Familiales, syndicat proche du PC et suivant le déclin de celui-ci).
Ainsi donc la Conf n’est pas née un beau matin du 12 août 1999 à Millau, mais est le résultat de luttes anciennes contre le productivisme agricole et contre la « co-gestion » du syndicalisme majoritaire avec les gouvernements de droite successifs.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 avait suscité des espoirs chez les paysans de gauche (majoritairement) qui pensaient que enfin l’agriculture serait réorientée en faveur des petits et moyens paysans. Hélas, lors du « tournant de la rigueur », le gouvernement de l’époque s’est assis sur les Offices Fonciers Cantonaux, une des 110 propositions du candidat Mitterrand. Ensuite le remplacement d’Edith Cresson par Henri Nallet en 1985 symbolisa définitivement l’orientation libérale (Henri Nallet avait été un employé zélé de la FNSEA avant d’être conseiller de Mitterrand à l’Elysée). La grande manifestation organisée par la Fnsea en 1983 ainsi que certains épisodes comme l’évacuation d’une ferme en hélicoptère sous la huée d’une horde de paysans de la FNSEA avait sonné le coup de grâce des changements politiques dans le domaine agricole.
La seule avancée politique de cette période a été la reconnaissance du syndicalisme minoritaire en modifiant le mode de scrutin pour les élections aux Chambres d’Agriculture, le scrutin proportionnel permettant enfin à des non-FNSEA d’être présents aux Chambres. Une demi-mesure, car la composition de celles-ci est ainsi faite que la multiplicité des collèges empêche un syndicat minoritaire qui emporterait la majorité dans le collège des paysans ne pourrait néanmoins de venir.
Les changements dans le domaine économique concernent essentiellement la généralisation des offices par produits (le premier du genre était l’office du blé créé en 1936 par le Front Populaire), structures permettant en principe la régulation et les orientations à prendre pour chaque produit agricole (céréales, lait, viandes, vin principalement). Sauf que les gouvernements successifs de la gauche n’avaient jamais cru bon avant 1999, par le biais de la loi d’orientation, de permettre aux syndicats minoritaires d’être considérés comme représentatifs. L’autre bémol, c’est que la gestion des produits au niveau français ne peut avoir qu’un impact limité, l’essentiel des grandes décisions qui influencent les cours et les volumes produits est prise à Bruxelles ou à l’OMC.
L’unification des mouvements syndicaux de gauche, MODEF excepté, en 1987 est en partie due au retour de la droite au pouvoir en 1986. Il faut dire que Chirac avait pris comme ministre de l’Agriculture un certain François Guillaume, ancien Président de la Fnsea, qui cherchait sa revanche sur la gauche et son crime odieux de reconnaissance de syndicats autres que la Fnsea. Dès 1986, c’est la fin de l’accès aux financements publics pour les minoritaires, le retour à un mode de scrutin pour les élections aux Chambres nettement moins favorable à ceux-ci, un discours et des pratiques très orientés à droite.
Les bases programmatiques de la Conf sont relativement simples : « syndicat pour une agriculture paysanne et la défense de ses travailleurs ». Ceci dit, tout cela est plus compliqué à faire qu’à dire. L’agriculture paysanne reste à définir, quand à la défense des travailleurs de l’agriculture, les faibles troupes militantes ne permettent qu’à la marge une défense effective des paysans. Cette faiblesse structurelle de la conf est toujours vécue soit comme un complot de la Fnsea, soit comme une fatalité.
Ce qui est certain, c’est que les difficultés de financement handicapent lourdement la capacité d’action. La Fnsea bénéficie de toutes les pompes à finances du milieu agricole : Crédit Agricole, Groupama, Chambres d’Agriculture, tout le secteur coopératif… Pour la Conf, rien de tout cela. Une partie des militants refuse d’admettre que derrière la Fnsea, se cache un vrai syndicat, corporatiste au possible, réactionnaire, mais avec une vrai base sociale capable de se mobiliser largement autant que notre syndicat qui ne manque pourtant pas une occasion d’être dans le « mouvement social ». Toutes les explications des faiblesses de la Conf ne tiennent pas uniquement dans le financement, mais nous sommes obligés de constater que les syndicats qui existent dans le monde salarié ne tiennent que parce que les cadres sont financées par les administrations publiques ou par les grandes entreprises publiques et privées. Les syndicats de petits patrons comme le sont les paysans et les commerçants ne « bénéficient » pas de ces systèmes.
Et le mouvement social, dans tout ça ?
La volonté de sortir l’agriculture du milieu agricole est une volonté ancrée à la Conf depuis sa création. Le problème, c’est que cela génère une conception atypique du syndicalisme : être un syndicat de défense professionnelle et en même temps refuser le « corporatisme ». Ce terme, si péjoratif dans la bouche d’un militant de la Confédération paysanne recouvre plusieurs aspects : la défense de ses adhérents sans se soucier le moins du monde de son environnement (c’est à peu près la ligne Fnsea), c’est à mon sens le corporatisme le plus pur. L’autre écueil, c’est de considérer, comme cela arrive souvent à la Conf, que toute revendication catégorielle est du corporatisme et doit donc obligatoirement être réinsérée dans le « mouvement social »).
Le problème, ou plutôt l’un des problèmes, c’est qu’il y a, dans la culture dominante de la Conf, des « bons » paysans et des « mauvais » paysans. Ce n’est pas tant dans la façon de penser ou de s’engager qui est un déterminant, mais c’est surtout le lieu d’habitation et la production. En gros, il est légitime de revendiquer lorsque l’on est producteur de lait de brebis bio dans le sud de la France, ou de lait de chèvre ou de plantes médicinales, mais lorsque l’on est céréalier dans les régions céréalières, c’est très déplacé de poser des revendications. Le jugement péremptoire remplace trop souvent l’analyse des systèmes de production agricole.
C’est donc avec une conception un peu baroque, à mi-chemin entre le syndicat classique et le parti politique non encore achevé, que la confédération paysanne se construit.
C’est sa force, car l’élargissement de la réflexion sur les questions agricoles aux problèmes de l’ensemble de la société oblige à repenser quelle doit être la société que l’on veut. Tout notre mode de vie « occidentale moderne » repose en effet sur l’accumulation quasi infinie des biens de consommation et sur l’idée que la croissance de la productivité est sans limite. Remettre en cause ce dogme oblige à repenser tous les rapports sociaux. La médiatisation des questions liées à la sécurité sanitaire au sens large (vache folle, dioxine, viande aux hormones, divers problèmes de listéria, salmonellose…) amène à la conclusion que la course à la productivité génère autant d’inconvénients que nous n’obtenons d’avantages. Le coût de la dépollution des eaux douces, les nuisances diverses causées par l’agriculture productiviste, les potentiels de production des sols menacés par l’érosion et la désertification, l’appauvrissement des ressources génétiques des denrées alimentaires[1] ne sont que quelques illustrations des dégâts causés par l’agriculture productiviste.
C’est aussi sa faiblesse, car le refus de poser les questions agricoles uniquement de point de vue agricole empêche le manichéisme si souvent rencontré dans les organisations syndicales. C’est une des explications au fait que la Conf ait des difficultés à avoir des adhérents nombreux.
La difficulté quotidienne repose sur l’impossibilité qu’il peut y avoir entre la satisfaction d’une revendication immédiate et les entorses que cette satisfaction peut causer aux grands principes fondateurs de la Conf. La construction des mouvements sociaux d’est pour cette raison faite en deux temps : des syndicats qui étaient à même de poser des revendications quotidiennes sur les conditions quotidiennes de vie et de travail, et les partis politiques qui eux orientaient les grandes idées de la vie politique.
La faillite des organisations politiques traditionnelles et leur incapacité à vertébrer des courants syndicaux qui pouvaient se retrouver dans leurs grandes lignes a contribué à compliquer les domaines de compétences des syndicats et à laisser occuper la place des partis par ceux-ci. SUD dans de monde salarié, occupe à mon sens une place aussi ambiguë que la Conf. Les tenants des « luttes à tout prix » ont ainsi gagné une place dans le débat actuel. Leur grande difficulté, congénitale, est de refuser les appareils traditionnels et de refuser de considérer que la question du pouvoir ne devait pas se poser pour eux[2] et donc n’ont pas généré de cadres à même de pouvoir créer une alternative politique crédible aux partis traditionnels.
C’est avec cette place non définie, que José Bové est intervenu sur toutes les télés et dans toutes les émissions de radio presque sans discernement. Rarement pris en défaut au début de cette hyper médiatisation, les écarts de langage se sont de plus en plus souvent manifestés, jusqu’au soutien qu’il aurait donné aux chouans pendant la révolution, auteurs d’une juste lutte contre l’Etat central !
Trop parler nuit, dit le proverbe. En l’occurrence, c’est la conjonction d’une situation politique particulière de remise en cause de la politique ultra-libérale, commencée en 1995 en France avec les grèves de la fonction publique, incarnée en 1999 à Seattle par le rassemblement des « anti-mondialisation », conjuguée à des actions populaires menées par une forte personnalité qui a produit « l’effet Bové ». Celui-ci a largement contribué à cette situation, mais pas seul. Une partie des militants de la Conf s’est bien accommodée de ce qui semblait être enfin la reconnaissance de leur travail. Faiblesse bien compréhensible lorsque l’on milite depuis de nombreuses années sans grand succès. Le premier signe que cette médiatisation cachait des faiblesses, ce fut le résultat des élections aux Chambres d’ Agricultures de janvier 2001. La presse bien pensante (Le Monde, Libé, France Inter) mena tapage sur la grande victoire qu’allait remporter la Conf, syndicat très prisé des milieux scolairement éduqués et des faiseurs d’opinion. Les militants ont, pour une partie, fini par y croire, voyant la victoire au bout de la banderole. Las, la Conf progressa, de façon incontestable, mais beaucoup moins que les pronostics. Pire, elle perdait du terrain là où elle était forte (Grand ouest essentiellement) et en gagnait à peu près partout là où elle était faible.
Cette situation est entre autres choses, l’expression d’un enracinement souvent trop superficiel et de la capacité de paysans d’entendre un autre discours dans des régions de quasi monopole de représentation fait par la Fnsea depuis des lustres. Donc bilan globalement positif malgré tout. La baisse de score dans les régions de forte implantation s’explique essentiellement par la culpabilisation dont fait preuve la Conf envers les paysans qui sont encore dans le système dominant, très dépendants des firmes d’amont et d’aval. Ceux qui réussissent à s’extraire de la toute puissance des gros négociants et des coopératives ne sont pas légion et sont représentatifs d’une catégorie particulière de paysans : plus jeunes, plus formés, moins originaires du milieu agricole…
Le succès relatif de la FNSEA qui tient de nombreuses positions avec toute la presse mobilisée contre elle depuis deux ans s’explique par les illusions et les effets de manche dont ils sont capables. Leur capacité à utiliser les petits paysans pour aller défendre les gros n’a pas son pareil. Ils ont réussi à mobiliser contre la modulation des aides publiques (une idée assez logique, consistant à donner des aides moins que proportionnellement à la taille des exploitations, mise en place de façon idiote par Glavany ) les petits paysans qui étaient épargnés par cette mesure. Toujours le mythe de l’unité paysanne !
Ce mythe porté par la Fnsea est le résultat de la situation agricole au lendemain de la 2ème guerre. Cette idéologie que les paysans ont des liens qui dépassent largement leur condition personnelle permet dans une large mesure de marier la carpe et le lapin, le producteur de betteraves et patates de l’Ile de France au viticulteur de Bordeaux, de Bourgogne ou de l’Hérault ou à l’éleveur de chèvre du Larzac. La Fnsea leur fait croire qu’ils ont un intérêt commun et qu’en défendant bien les causes des plus riches, c’est bien le diable si quelque miettes ne tombent pas dans la bouche des moins riches !
La Conf n’a pas de ciment aussi fort, au contraire, elle s’évertue à découper le monde agricole entre nécessiteux et nantis. Evidemment, le réflexe le plus fréquent est de se considérer parmi les nécessiteux, à peu près quelle que soit sa situation personnelle. Le mélange entre les grandes orientations politiques et sa traduction en revendications syndicale n’est jamais facile : des revendications simples peuvent se traduire pas des mises en pratiques inégalitaires, de la même manière que lorsque les salaires augmentent de 4%, il vaut mieux gagner 5000 Euros que 1000 ! La Fnsea ne s’embarrasse jamais de ce genre de détail, et au nom de l’égalité, considère que tous les paysans doivent être traités pareillement. La particularité du milieu agricole, c’est que les inégalités rendent certains plus aptes à manger les autres, les surfaces étant à peu près fixes, alors que les salariés ne deviennent pas concurrents parce qu’il y des écarts de salaire entre catégories.
La tendance la plus générale, y compris à la Conf, est quand même de considérer que le statut de travailleur indépendant est plus confortable que celui de salarié, offrant plus de liberté. Il me paraît difficile de croire que l’on puisse avoir des statuts aussi différents et de calquer les garanties obtenues de haute lutte dans le monde ouvrier pour les paysans. L’indépendance a son corollaire : revenus variables, capitalisation à peu près inévitable avec son cortège de conséquences, horaires variables…
[1] Les 4 céréales que sont le riz, le blé, le maïs et l’orge sont la base alimentaire de bientôt toute la planète, les espèces locales adaptées aux conditions particulières des pays pauvres sont menacées par la mondialisation des échanges
[2] La seule exception pour la Conf a été la position à avoir par rapport au deuxième tour des présidentielle de 2002. Une majorité des membres du Comité National s’est prononcée contre toute prise de position, José Bové, à titre individuel a pris position pour Chirac. Ce qui est curieux, n’est pas tant qu’un syndicat doive prendre position dans ce genre de débats, c’est surtout que l’on proclame autant d’intérêt, à juste titre, sur les grandes décisions politiques (jusqu’à l’intervention dans les territoires occupés en Palestine), et que l’on ne croie pas nécessaire de se prononcer sur les choix politiques lors des élections. En ce sens, l’attitude de Blondel et de Fo est plus cohérente : absence de prise de position jusqu’au bout.