… Les remarques et éléments d’analyse qui suivent s’adressent à toutes et à tous ceux qui ont voté ou non pour Emmanuel MACRON au second tour de l’élection présidentielle, quelle que soit la manière dont ils l’ont dit - vote contre Marine LE PEN, vote par défaut, vote d’adhésion, etc. Mais elles s’adressent d’abord, pour des raisons pratiques, à ceux qui appellent à voter MACRON massivement même avec des pincettes en jurant qu’il ne s’agirait que de sauver la République et ses Valeurs. Elles s’attachent à mettre en évidence les logiques internes sous-jacentes aux appels à voter Emmanuel MACRON au second tour de l’élection présidentielle.
Ces appels ont trois caractères communs ; d’abord, d’un point de vue politique, ils sont innombrables, consensuels et unanimistes ; ensuite, d’un point de vue conceptuel, ils souffrent de sévères faiblesses ; enfin, d’un point de vue psychologique, ils sont sursaturés d’émotions qui tentent vainement de combler ce vide conceptuel. Cependant, il ne nous semble pas inutile de revenir sur leurs présupposés comme sur leurs effets politiques.
Par exemple, le quotidien L’Humanité n’a pas ménagé sa peine pour appeler ses lecteurs - lesdits électeurs de gauche - à voter pour Emmanuel MACRON. Par exemple, Jack RALITE, fondateur des états généraux de la culture, ancien ministre, maire honoraire d’Aubervilliers, y signe un courrier1 dont l’essentiel se présente comme la conclusion d’une argumentation : « C’est pourquoi nous appelons à voter M. Macron pour sauvegarder l’espace public républicain. Ce n’est pas un soutien à sa politique. Nos votes ne lui appartiennent pas. », écrit-il.
Distinguer l’essentiel de l’inessentiel
Quelle est donc la raison principale organisatrice de cette prise de position ? Il s’agit, nous dit-on, de sauver « l’espace public républicain ». Là est l’essentiel. Et, sur cet essentiel, dit-il, nous sommes d’accord avec les partis de droite comme avec ceux de gauche, à l’exception du Front national. Voilà donc le cœur de l’affaire. Au terme d’une soirée électorale, tout d’un coup, et de ce côté, on ressentit très fort que la République était en danger et qu’il fallait la sauver.
Il faut d’abord convenir, et cela est très ennuyeux, que « l’espace public républicain » est très sérieusement mis à mal depuis des décennies, que les vénérables institutions de la République sont rongées par la corruption. On n’en finirait pas d’égrener les noms de présidents de la République, de premiers ministres, de ministres, de députés, sénateurs, de hauts fonctionnaires de tous bords qui ont dû rendre des comptes à la justice, ce que la salvatrice et éclairante dernière campagne électorale rappela chaque jour. Cet « espace public républicain » est envahi d’une telle puanteur que même les putois n’osent plus s’y aventurer. Qu’y a-t-il donc encore à « sauvegarder [de cet] espace public républicain » ?
Ensuite, considérer que « sauvegarder l’espace public républicain » - pour ce qu’il en reste ! - est la tâche politique essentielle, prioritaire, implique nécessairement que « sauvegarder l’espace privé de la République », soit cet immense champ de l’entreprise privée, celui où se livre en permanence une lutte des classes acharnée, meurtrière, est de l’ordre de l’inessentiel. On le voit aussitôt : ce ralliement précipité à Emmanuel MACRON se fait au double prix d’une double désertion, celle de la question politique réduite à son abstraction et celle de la question sociale qu’on laisse de côté. Une telle double capitulation ne peut manquer d’avoir des effets après-coup considérables, d’abord en ce sens où elle est démobilisatrice parce qu’elle brise tous les repères politiques et syndicaux, ensuite en ce sens où elle déplace l’axe central de la lutte des classes, qui devient axe latéral inessentiel.
Mais on s’en défend ; Jack RALITE prétend que voter pour Emmanuel MACRON « n’est pas un soutien à sa politique. Nos votes ne lui appartiennent pas. », écrit-il. Dans le meilleur des cas, une telle affirmation vaut comme dénégation. En effet, on doit rappeler que le vote à un double aspect, un aspect objectif et un aspect subjectif.
Son côté objectif est représenté physiquement par le bulletin dit de vote. Le vote consiste à donner sa voix, une fois qu’on l’a donnée, elle ne nous appartient plus. Par définition, elle appartient à celui à qui on l’a donnée. Si l’on souhaite gloser sur cette question, il convient d’écrire : « Une fois que j’ai donné ma voix, mon vote ne m’appartient plus. »2 Celui-ci est alors comptabilisé par les comptables du ministère de l’Intérieur, pour qui, es qualité, l’intention du votant n’a absolument aucun intérêt et absolument aucune signification. Dans le cadre du suffrage universel, chaque bulletin de vote compte pour une voix et une seule. Les comptables du ministère comptabilisent des bulletins de vote et proclament les résultats après avoir compté les bulletins. C’est le seul critère objectif qui permette de distinguer les gagnants des perdants. Rien d’autre.
Le côté subjectif du vote renvoie à l’intention de l’électeur. Cet aspect a lui-même une valeur objective. Mais affirmer que voter pour Emmanuel MACRON « n’est pas un soutien à sa politique. » est une déclaration purement spéculative, une véritable contradictio in adjecto ; ainsi présentée, elle est complètement déconnectée de la réalité. Une telle déclaration n’est vraie qu’en imagination. Si, dans l’urne, je dépose un bulletin de vote au nom d’Emmanuel MACRON, je vote concrètement pour lui et soutiens son programme malgré moi. Et je dois, objectivement et subjectivement, assumer les effets de ce tour de folie.
La catastrophe
Cependant, nous devons insister sur l’aspect purement électoral de cette lutte politique à la pâle figure. Aussitôt connus les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, pris de panique, le microcosme politique s’agita. Ne serait-il pas plus juste d’écrire que par pur intérêt politicien, ce microcosme organisa une feinte panique ? Jack RALITE écrit : « ‘Laisser aller le cours des choses, voilà la catastrophe.’ (Walter Benjamin). La catastrophe est là. »
« L’espace public républicain », la République seraient-ils menacés ? Seraient-ils menacés de façon imminente ? Et quelle serait la nature de cette menace ? On parle souvent d’extrême-droite3, voire de fascistes. Mais invoquer unanimement ces attributs ne suffit pas à leur donner une consistance sensible ou concrète actuelle.
D’une part, tous ceux qui colportent cet effroi devant la montée électorale du FN ne font que rappeler le contraire de ce qu’ils entendent dénoncer. En effet, ils ne font qu’affirmer que le FN est un parti politique s’inscrivant dans le cadre des lois de la République, participe en toute légalité à la vie démocratique, présente des candidats aux différentes élections - municipales, régionales, législatives, présidentielles - comme tous les autres partis politiques. On ne peut lire nulle part qu’il entend faire la peau des militants syndicaux révolutionnaires ou de militants politiques révolutionnaires. Où sont consignés les assassinats de militants syndicaux ou de militants révolutionnaires dont les portraits seraient encore à la une des journaux ? Où sont leurs corps ? Nulle part, soit dans ses textes, soit dans ses actions publiques, ce parti entend s’emparer du pouvoir politique par des moyens illégaux, par une insurrection quelconque, un coup d’État, des actions violentes, meurtrières…
D’autre part, on continue à (con)damner ce parti en rappelant sa généalogie4. On désigne l’ennemi principal, menaçant de gagner les élections, « Mme Le Pen, héritière de la funeste tradition xénophobe et antisémite ». Les propos racistes ne sont-ils pas condamnables devant la justice du fait qu’ils constituent un délit ? Si le FN, ses instances, sa présidente, assurent la promotion de théories xénophobes, antisémites, racistes, ne relèvent-ils pas d’une condamnation devant une juridiction pénale ? Mais voilà… on a laissé tout aller… On doit pourtant poser la question, en reprenant la forte remarque de Benjamin… ‘Laisser aller le cours des choses, voilà la catastrophe.’
Et pourtant, on continue à vitupérer ce parti qu’on installe aux portes du pouvoir. « Marine Le Pen, le 7 mai, doit sortir largement battue. Ce n’est pas la réédition de 2002. Le Front national aujourd’hui est prêt ; il ne l’était pas hier. […] allons-nous lui laisser la place ? »5 Mais à quoi donc serait-il « prêt » ? À gouverner ? Il suffit de se repasser le film de ce décisif, fameux et mémorable duel du jeudi 4 mai opposant les deux candidats pour se convaincre que le FN n’est pas prêt à gouverner. Pas prêt du tout. On ne peut pas dire que la prestation de la candidate du FN fut à la hauteur de la prestation d’une prétendante à la magistrature suprême. Au contraire, tout s’est passé comme si elle avait peur, peur de devoir bientôt gouverner.
Et, si cela ne suffit pas, on peut se repasser les innombrables émissions où passent et repassent les ténors aux voix cassées du FN, notamment Florian PHILIPPOT et Gilbert COLLARD, et c’est tout ou presque6, pour compter les experts… idéologues, aussi nombreux que les trois ou quatre doigts d’une main. Ils ne font pas nombre ; ils ne font pas force. Former un Gouvernement suppose que des dizaines, voire quelques centaines de personnes soient au fait de dossiers dans les différents domaines qui sont ceux d’un Gouvernement, qu’elles jouent une même symphonie concertante, usant et jouant de thèmes qui s’articulent les uns aux autres. Ce n’est pas le cas. Pas encore, et loin s’en faut… Et il faut une pensée, un concept. Et c’est peu dire que le FN et sa présidente n’ont ni cette pensée, ni ce concept. Arguer de la « préférence nationale », n’est ni une pensée, ni un concept. Cela est trop court, à tous égards.
Fin de la République monarchique
Comme tous les observateurs attentifs de la vie politique l’ont bien vu, le FN de Marine LE PEN est instrumentalisé aux mêmes fins que le FN de Jean-Marie LE PEN fut instrumentalisé par François MITTERRAND dès 1982. Ce dernier a donné l’imprimatur au chef de l’extrême-droite française afin d’empêcher la droite de reprendre le pouvoir et de le garder pour lui pour conduire une politique de droite. Dans les circonstances politiques actuelles, l’accession de Marine LE PEN à la première ou deuxième place du premier tour de l’élection présidentielle, assure un quelconque candidat, de droite ou de gauche, armé d’à peine 20% des suffrages exprimés du premier tour, d’être triomphalement élu avec plus de 66% des voix au second tour. Cette fois, toute la presse a salué la victoire du brillant jeune homme. France-info propose un résumé épique de l’exploit. « Il y a trois ans, Emmanuel MACRON était inconnu du grand public. Il y a un an, la création de son mouvement En marche ! suscitait surtout le scepticisme. Il y a six mois, l’ex-ministre de l’Économie officialisait sa candidature à l’Élysée, sans l’appui d’un grand parti, et zappait la case des primaires. Dimanche 7 mai 2017, l’invité surprise de la présidentielle était triomphalement élu président de la République, recueillant les deux tiers des suffrages exprimés, contre un tiers à Marine LE PEN. »7
Notons que François FILLON aurait pu - et il s’en est fallu de peu -, notons que Jean-Luc MÉLENCHON - et il y a cru toute une semaine - aurait pu être le second de MACRON ou le second de LE PEN. Et dans cette dernière hypothèse, chacun des deux aurait été triomphalement élu président de la République. Si bien qu’il est aujourd’hui presque impossible de dresser un tableau des rapports de forces politiques. En vérité, la victoire électorale (relative) de Marine LE PEN signe sa défaite en même temps qu’elle assure l’élection triomphale du second, aussi minoritaire soit-il. Une chose est donc acquise pour un certain temps. Dès lors que le candidat du FN est l’un des deux heureux candidats présents au deuxième tour, l’autre est assuré d’un résultat de plébiscite.
La grande victoire de la candidate Marine LE PEN est d’avoir, à son insu, assuré par avance l’élection triomphale de son adversaire, quel qu’il soit. Ce faisant, elle dynamite8 et ridiculise le principe même de l’élection présidentielle. Sa présence empêche de choisir. Qu’on se retourne sur les mois qui précèdent le 7 mai, l’organisation théâtrale de primaires au P.S. et chez L.R., partis engloutis dès le premier tour, et promis à l’explosion ; les ténors sont décidément bien fatigués… Place aux jeunes !
Deux stratèges en culottes courtes écrivent : « Marine Le Pen, le 7 mai, doit sortir largement battue. […] Une abstention importante, que ce soit par le vote blanc, nul ou la ‘grève des urnes’, fait mécaniquement monter son score. »9 On peut ajouter que l’élection triomphale de son adversaire laisse les mains libres à l’heureux élu, tandis que la réduction de cet écart l’oblige à réfléchir sérieusement… par exemple, à introduire quelques modifications du chapitre de la Constitution consacré à l’élection du président de la République. Considéré du point de vue de son échec, la défaite de Marine LE PEN assure la victoire politique de tous ceux qui veulent en finir avec la monarchique cinquième République. Désormais, l’élection présidentielle ressemble à une farce.
Le Front national, son candidat à la présidentielle, ne sera élu qu’au premier tour, avec 50% des voix + 1. À suivre.
Gilbert MOLINIER
1 J. Ralite, « Debout, résistons et construisons poétiquement », in L’Humanité.fr, 5 mai 2017.
2 Évidemment ! Sinon, comment expliquer que, si souvent, les électeurs se sentent trahis par ceux qu’ils ont élu ?
3 La mention de l’existence d’une extrême-droite a, a contrario, l’immense avantage de faire croire à l’existence d’une extrême-gauche, donc couple d’opposés sur lequel le couple de complémentaires médiatique-politique revient à l’envi. Il y aurait donc une extrême-droite en France, et cela serait attesté par l’existence d’une extrême-gauche ou, autrement dit, d’une gauche extrême, voire d’une gauche radicale. Et pourtant, rien, absolument rien n’indique qu’il existerait une extrême-gauche ou une extrême-droite en France, sinon à l’état moléculaire. Ainsi construit-on en même temps, un espace politique consensuel fuyant les extrêmes. Certes, ce théâtre de quat’ sous ravit tous les participants, mais il n’a pas grand-chose à voir avec la réalité politique.
4 Dans L’Humanité, on peut lire : « Le Front national n’est pas un parti comme les autres. [Ce que longtemps, on reprocha au Parti Communiste Français.] Contrairement à ce que croient et disent certains, il a déjà été au pouvoir en France, sous d’autres identités. (…) Derrière la façade « dédiabolisée » du FN, grouille tout ce que l’extrême droite compte d’ennemis de la République, des libertés, des droits des salariés et des femmes, d’homophobes : les nostalgiques de Pétain, les amis de Franco, des colonels grecs, les négationnistes comme Le Pen père, les nostalgiques des SS français qui ont combattu aux côtés des nazis, les héritiers des gestapistes français qui torturaient et fusillaient les résistants, les héritiers de l’OAS. Deux des fondateurs du FN avaient un passé de dignitaires nazis (Léon Gaultier, qui a combattu sous l’uniforme SS, et René Bousquet, organisateur de la rafle du Vél’d’Hiv, en 1942). Marine Le Pen s’affichait encore récemment avec le sinistre Schönhuber ; elle danse avec les néonazis autrichiens, réunit toute l’extrême droite européenne. Le FN fédère tous ceux qui veulent en finir avec l’héritage des Lumières, le FN, c’est l’obscurantisme à front de taureau, c’est la perversion de la devise Liberté, égalité, fraternité, et la négation de toutes les valeurs de solidarité et la négation de nos conquêtes sociales. (…) Nous ne voulons pas de cette société-là ! Quelles que puissent être nos inquiétudes et nos divergences avec le candidat Emmanuel Macron, nous appelons dans notre diversité ceux qui partagent nos valeurs à utiliser le seul bulletin de vote à leur disposition pour faire barrage au fascisme… »
5 O. Gebuhrer et P. Lederer, « Le 7 mai, il faut battre largement Marine Le Pen, in L’Humanité, 5 mai 2017.
6 La seule dirigeante promise à une grande carrière ministérielle, voire plus, a quitté le parti le lendemain de l’élection…
7 A. Brigaudeau, Franceinfo, http://www.francetvinfo.fr/politique/emmanuel-macron/sur-l-ideologie-macron-est-proche-du-giscard-de-1974-sur-la-strategie-electorale-c-est-de-gaulle-en-1958_2180809.html
8 C’est la seule explosion dont le FN sera coupable pour cette fois et les suivantes, une explosion de rires.
9 O. Gebuhrer et P. Lederer, « Le 7 mai, il faut battre largement Marine Le Pen, in L’Humanité, 5 mai 2017.