Dans son communiqué le Conseil Economique et Social précise « Toute mobilité peut devenir acceptable, voire favorable, qu’elle soit initialement choisie ou non, dès lors que son environnement est sécurisé et que le salarié maîtrise sa trajectoire de travail et sa vie ». Et d’appeler dans ce sens à « des réformes structurelles profondes ».
UNE CONFUSION THEORIQUE AU SERVICE DU MARCHE
Comme tout le laissait prévoir, les idéologues de la « transformation sociale » n’auront pas tardé à sortir du bois post-électoral. A travers leurs déclarations, presque tous les candidats avaient pris date avec eux pour ce même projet : l’organisation d’une société basée non plus sur le compromis contractuel entre employeurs et salariés mais sur la co-gestion tripartite (Etat-patronat-salariat) d’un marché de l’emploi dérégulé et de son « filet social » (dans le jargon techno-sociétal, cela désigne la mise en place de dispositifs sociaux dont les prestations décroissent au fur et à mesure que croit la précarité). Cette réactivation du corporatisme se caractérise par une approche « sociétale ».
Les mots sont extrêmement importants dans les batailles idéologiques et celui-ci est de plus en plus souvent mélangé ou confondu avec « social ». Substitution qui est loin d’être innocente. En effet, tant sur le plan politique que syndical, l’approche sociale traditionnelle française se comprenait jusqu’alors dans le cadre des rapports de production (ou de classe), le progrès en la matière passant par la conquête de nouveaux droits portés par les revendications ouvrières. L’approche sociétale pourrait se définir comme une approche sociologique, c’est-à-dire envisageant l’état de la société non pas comme le résultat d’une confrontation historique mais comme une donnée objective déterminant des situations individuelles objectives (riche, pauvre, employeur, salarié, propriétaire, locataire, SDF...). Ici, on ne parle plus guère de progrès ni d’égalité mais d’ équité. Et celle-ci consiste à essayer d’ajuster un peu plus favorablement les situations individuelles à la situation générale en filtrant, en adoucissant les conséquences du marché. Cette adaptation plastique et perpétuelle de la société dans laquelle nous serions censés tous communier correspond au concept de TRANSFORMATION SOCIALE (Il nous offre de voir, par exemple, des sociétés gérées par des SDF, comme s’en extasiait il-y-a peu la chaîne ARTE dans une de ses émissions sur l’Europe).
UN CONCEPT MORTIFERE POUR LES ORGANISATIONS OUVRIERES
Découlant de la vision organiciste de la société développée par l’Eglise, on voit donc bien en quoi le concept de TRANSFORMATION SOCIALE est l’exact opposé de celui de LUTTE DE CLASSE. Sacrifiant la défense indépendante des intérêts des salariés à l’intégration du marché et à un projet de société global, il entraîne les organisations syndicales dans une démarche de parti politique. La preuve en est un exemple récent à France 3 où cette logique de co-gestion est à l’œuvre depuis déjà quelques années dans ce que l’on appelle la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC : dispositif qui instaure une remise en cause continue des postes dans les entreprises au prétexte des évolutions technologiques ou économiques). La chaîne publique vient de créer dans ce cadre un nouveau type de contrat : le CDI2M (Contrat à Durée Indéterminée Mobile et Mutualisable). Le SNRT-CGT de France 3 a expliqué dans un tract que la chaîne justifiait la mise en place de ce contrat par « la résorption de la précarité en accroissant la flexibilité et la réactivité ». En fait, ces soit-disant CDI seraient signés pour une durée maximale de trois ans avec obligation de mobilité sur le territoire !... La stratégie de France 3 est d’appâter dans un premier temps les salariés en CDD pour étendre ensuite ce contrat aux salariés permanents mis sous pression. On ne saurait s’étonner aujourd’hui d’une telle initiative de la part d’une direction d’entreprise. Mais il est plus préoccupant de voir la CGT de France3 ne pas rejeter clairement ces nouveaux contrats, préférant leur opposer : « la déclinaison dans le contexte spécifique de l’entreprise de son concept global de Sécurité Sociale Professionnelle ».
Cet exemple illustre l’évolution « sociétale » des organisations ouvrières. Pour reprendre l’expression utilisée ici par la CGT, il devient difficile de porter clairement des revendications ouvrières de base (telles que le CDI) si le facteur déterminant de l’action syndicale est « le contexte spécifique de l’entreprise ». Et, précisément, l’adoption de la Sécurité Sociale Professionnelle par les syndicats de salariés donne un véritable cadre théorique à ce qui est une révision historique : l’intégration totale et définitive de l’économie de marché avec son corollaire syndical, la co-gestion des adaptations sociales au fait économique en lieu et place du combat revendicatif et indépendant.
Pierre Delvaux