Un film à la gloire d’une légende
Reprenant un scénario qui n’était pas le sien, Guédiguian a hésité avant de se lancer dans l’aventure. En refusant de jouer la carte « documentaire », tout le projet consistait à construire une légende autour du groupe de résistant connu sous le nom : « Groupe Manouchian ». En conséquence des historiens trouveront à redire sur le traitement imposé aux faits, mais ce travail est réalisé sans jamais trahir l’esprit de la lutte engagée avec ses contradictions, ses doutes, et ses hésitations. Le résultat, c’est un grand film qui peut relancer en particulier chez les jeunes mais aussi, bien au-delà, sur la planète, la passion pour le combat anti-fasciste.
La première partie du film nous présente d’abord, de manière très vivante, la vie ordinaire de quelques futurs membres du groupe. Tout d’abord, les étrangers en question réagissent face à l’occupation, de manière personnelle, spontanée, épidermique. Nous avons là une variété de sensibilités et d’expériences. Puis au cours d’une seconde partie, c’est le passage à l’organisation générale avec d’une part une force de frappe plus grande et d’autre part les contraintes de l’action collective. Est-ce la légende ou la réalité qui veut que deux femmes soient au cœur des trahisons qui vont faire tomber le groupe ?
Dès la première image le réalisateur rappelle la fin connue de l’histoire, une fin qui se résume en ce constat : la vie continue pendant que d’autres meurent. Il ne peut y avoir de suspens et pourtant de rebondissements en rebondissements le film nous tient en haleine de façon permanente.Un film politique en porte à faux
Les présentateurs du Festival Résistances, pour dire leur satisfaction à projeter ce film en avant-première, firent référence à la politique actuelle de la Sarkosie, jusqu’à indiquer qu’en Ariège « Il n’y a pas d’étrangers », une façon de lutter clairement contre le doigt qu’il faudrait pointer vers eux. Oui, les Etrangers n’ont pas la côte, ici et partout dans la vieille Europe, mais aussi dans bien d’autres pays à travers le monde, de l’Argentine à l’Afrique du Sud. « Les Français d’abord » c’est un slogan qui traverse notre histoire, et en effet les dirigeants Allemands l’invoquèrent en 1943 au nom du patriotisme et contre le cosmopolitisme, eux qui furent en France les plus Etrangers que le pays n’ait jamais connu ! Sauf que, si le racisme peut user sans fin le même fond de commerce, l’anti-racisme a besoin d’être plus intelligent. Les Etrangers d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier : je tiens à la distinction entre exil et immigration, non qu’une façon de fuir son pays soit plus digne que l’autre. On m’explique parfois que l’immigration économique est, en bout de course, une forme de la persécution politique. Or l’exilé n’a qu’un rêve irréalisable : revenir dans son pays, tandis que l’immigré, non seulement il revient dans son pays mais envoie toute l’aide financière possible à ceux qui y sont restés. Le cas du chanteur kabyle Slimane Azem qui fut d’abord en France un immigré, puis un exilé à partir de 1962, quand tout retour au pays lui fut interdit, me semble emblématique pour comprendre la distinction. En conséquence la légende de l’Etranger Manouchian, plus Français que les Français, plus patriote que les collabos, tombe à plat, tape à côté aussi bien pour l’immigré d’aujourd’hui que pour le raciste qui le rejette.
Le poème d’Aragon fut lui aussi doublement circonstanciel. « Strophes pour se souvenir » servit en 1955 pour l’inauguration d’une rue « Groupe Manouchian » à Paris et fut publié en 1956 dans Le Roman inachevé, le livre du poète qui me semble le plus crucial de toute son histoire.
Aragon ne s’adressait pas alors aux racistes mais à ses camarades qui avaient oublié que la Résistance fut aussi l’œuvre magistrale d’Etrangers. Oui, dix ans déjà et il a avait fallu attendre dix ans avant ce coup de chapeau. Mais Aragon s’adressait aussi à lui-même quand on vérifie que juste après ce que Ferré chantera sous le titre « L’Affiche rouge » il écrit dans La Nuit de Moscou : « Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit / Eh bien j’ai donc perdu ma vie et mes chaussures / Je suis dans le fossé je compte mes blessures / » poème qui veut se conclure par l’optimisme « Je porte le soleil dans mon obscurité » quand le suivant, s’adressant à Elsa, se conclut ainsi : « Et sans toi je n’aurai été que l’homme qui reçoit les pierres / Mais tu m’as chanté la chanson du Rendez-vous des étrangers ».
Nous sommes aujourd’hui très très loin du contexte de 1956, et tout comme il ne sert à rien en Italie, pour les démocrates, de rappeler qu’ils furent un peuple d’immigrés, dans le but de contrer les discours xénophobes actuels de Berlusconi, rappeler les mérites de Groupe Manouchian, dont bien sûr je suis un admirateur, ça ne changera pas les idées de celui pour qui l’Etranger est un concurrent (réel ou mythique) sur le marché du travail.
Que faire alors ? Voir le film pour le plaisir de chanter le passé, et creuser les tunnels d’un avenir solidaire en chantant les plaisirs d’un présent en mouvement. C’est ce mouvement concret qui mérite l’effort de nos inventions.
18-07-2009 Jean-Paul Damaggio