Tout semble éloigner aujourd’hui la Chine et la France l’une de l’autre, comme deux planètes qui n’appartiendraient plus à la même constellation. Je commencerai par donner un aperçu de cette divergence de trajectoire, qui a des causes objectives, mais aussi idéologiques. Et pourtant je pense qu’il subsiste de profondes affinités entre les deux pays, qui tiennent à leur histoire, et aussi à ce qu’on pourrait appeler, d’un terme bien vague, les mentalités. Mon propos, je préfère le dire, sera largement subjectif. Car, une approche scientifique exigerait un grand investissement et serait hors de ma compétence. Je ne connais pas assez la Chine, ni dans son histoire ni dans sa réalité présente, pour aller au-delà de quelques impressions, et de fragments d’analyse qui ne seront rien de plus que des suggestions.
La France n’a plus grand-chose à voir avec quelque socialisme que ce soit. C’est évident au niveau économique. La France est entrée dans l’orbite du capitalisme financiarisé, où les maîtres du jeu sont les marchés financiers. Cette évolution, qui date des années 1980, n’a fait que s’accentuer. Elle se trouve liée en grande partie à son intégration dans une Union européenne qui est devenue l’espace par excellence, plus que les Etats-Unis, du néo-libéralisme (mais sous une forme assez particulière, très influencée par l’ordo-libéralisme allemand). J’ai constaté, dans les échanges que j’ai eus en Chine, que la France y était vue comme une championne de l’Etat social du fait de son considérable budget social et d’une Sécurité sociale solidariste (avec, notamment, une assurance maladie sous contrôle public et un système de retraite par répartition). C’est en partie vrai, mais ce l’est de moins en moins. Pour le reste c’est un pays de plus en plus capitaliste, avec de grandes multinationales privées et un secteur public qui se réduit comme peau de chagrin. Telle n’est évidemment pas l’orientation de la Chine.
Sur le plan politique la divergence n’est pas moindre. Curieusement la droite française n’est pas la plus indifférente ni la plus hostile envers la Chine. On a même vu certains de ses leaders manifester de l’intérêt pour sa culture (Jacques Chirac) et une réelle compréhension de ses usages (Jean-Pierre Raffarin). Le Parti socialiste, lui, cache à peine son aversion pour le « régime » chinois, auquel il ne trouve rien de bon. Et, sur le plan des relations internationales, il est plus atlantiste que jamais. Sans doute est-ce un avatar de son vieil anticommunisme, mais une autre raison en est, je crois, que le volontarisme chinois lui donne mauvaise conscience, depuis que ce parti s’est transformé en gestionnaire scrupuleux de l’économie de marché capitaliste (ce que l’on appelle ici de plus en plus communément son « social-libéralisme »). On aurait pu penser que la gauche de la gauche se serait passionnée pour l’expérience chinoise, elle qui récuse les politiques néo-libérales. Ce n’est pas le cas. Au sein du Front de gauche, seul le Parti de gauche, par la voix de Jean-Luc Mélenchon, manifeste de la sympathie pour celle-ci. Le Parti communiste, lui, préfère le silence, du moins au niveau de ses instances dirigeantes. Et la raison en est assez facile à trouver : ce Parti a rompu avec le projet socialiste, définitivement condamné, selon lui, par l’échec du système soviétique, qu’il a généralisé en échec de l’étatisme en général.
Au niveau de l’opinion, le fossé est plus grand encore encore. Peu informés, la plupart des Français sont effarés par ces riches Chinois qui sont reçus dans des salons privés des grands magasins parisiens pour y dépenser en une seule fois 1500 euros au moins. Ils sont peut-être plus bienveillants envers ces jeunes couples chinois qui viennent se marier à Paris en grand tralala, mais la coutume leur paraît quelque peu étrange. Désinformés, ils croient que la Chine est une dictature, où les droits de l’homme sont constamment bafoués. Pire, ils s’imaginent que la Chine est responsable de la fermeture de tant d’usines pour cause de délocalisations, alors que ces délocalisations stricto sensu ne représentent qu’une cause mineure du déclin industriel du pays. Ils regardent désormais avec suspicion ces marchandises chinoises qu’ils achètent massivement pour leur bas prix, sans se rendre compte que ce sont souvent leurs propres multinationales que les font produire en Chine pour les réexporter vers l’hexagone. Il y a, bien sûr, ces nombreux touristes français qui voyagent en Chine, depuis qu’il est devenu facile de s’y rendre, mais ils sont surtout intéressés par le côté exotique de son ancienne civilisation, tout en étant interloqués par sa modernité flamboyante, à l’heure où leur propre paysage immobilier et industriel est devenu vieillissant. Il semble que le regard des touristes chinois sur la France soit tout aussi superficiel : on vient visiter son patrimoine culturel, surtout parisien, comme on irait au musée. C’est du côté des étudiants chinois en France que le regard sur elle est certainement plus averti, mais ils ne sont pas si nombreux. Bref le fossé du côté français tient beaucoup à l’ignorance, beaucoup au discours politique régnant, et beaucoup aux clichés qui trainent dans les médias. Et, du côté chinois il tient aussi à l’ignorance (avec cette image positive, mais simpliste, d’une France « romantique ») ou à la méconnaissance de l’histoire et des complexités de la société française.
Sur cette pente on imagine de plus en plus mal des rapprochements. Et pourtant il me semble qu’il y a bien des affinités entre les deux pays à un niveau plus profond. Je les ai ressenties lors de mes séjours en Chine : bien que je ne parle pas la langue et malgré tant de différences culturelles, je ne me sentais pas vraiment en pays étranger - moins que lors de voyages dans d’autres pays du monde, et même dans certaines contrées européennes. Mais, cherchant à ne pas m’en tenir à quelques impressions personnelles, j’ai cherché à comprendre pourquoi. Voici les quelques éléments de réflexion qui me sont venus à l’esprit.
J’entends par là que la Chine et la France sont des nations qui reposent uniquement sur un pacte ou un contrat social, étranger à tout fondement religieux, racial ou ethnique. Pour qui a voyagé à travers le monde, même s’il n’y fait pas attention, c’est là une profonde similitude. On n’y voit pas de grandes manifestations religieuses, peu de rituels quotidiens dans la population, pas non plus de fortes discriminations selon la couleur de la peau ou en fonction de traits d’ethnicité.
Dans le cas de la France cela date de la Révolution française, quand la nation s’est définie par la souveraineté populaire et la citoyenneté. C’est ce qui constituera d’ailleurs son message à travers le monde : les citoyens sont libres et égaux devant la loi, et leurs institutions n’ont aucun fondement transcendant. Cette révolution, ensuite interrompue, sera achevée avec la séparation complète de l’Eglise et de l’Etat et l’instauration de la laïcité, qui renvoie la religion à la sphère privée. Aujourd’hui un Chinois qui visite la France y voit des villages groupés autour de leur clocher et souvent désignés par des noms de saints, il voit des cathédrales et basiliques dans les grandes villes, mais ce ne sont plus que des traces d’un passé lointain, pas plus prégnantes que ne le sont en Chine les temples qui parsèment villes et campagnes. La France, qui était autrefois « la fille ainée de l’Eglise » est sans doute le pays le plus déchristianisé de l’Occident, même si une imprégnation judéo-chrétienne n’a pas disparu des esprits. Je ne crois pas non plus qu’on puisse dire que les Français, dans leur immense majorité, soient racistes (le taux de mariages mixtes est particulièrement élevé), ni même ethnocentrés, car l’histoire du pays est faite d’un énorme brassage de populations d’origine diverses. Ils sont certes souvent xénophobes, mais c’est autre chose. Hostiles par définition au communautarisme, il leur arrive de pousser leur républicanisme jusqu’à l’intransigeance, mais c’est, en partie du moins, parce que sentiment est exploité par une droite extrême.
La Chine ancienne était-elle religieuse ? A ce qu’il me semble, elle ne l’était pas. L’Empereur ne représentait pas sur terre un Dieu transcendant, mais un ordre cosmique dont il était le garant, et les philosophies chinoises étaient surtout des leçons de sagesse, à l’usage du peuple et des gouvernants. Le culte des ancêtres s’inscrivait aussi dans un ordre naturel. Le rapport des Chinois à l’Empereur reposait sur une sorte de parte social : si ce dernier n’assurait pas la sécurité et un certain bien-être, on avait le droit de le renverser. On peut donc bien parler d’une nation « politique », et cela de plus longue date qu’en France, et c’est encore plus vrai, évidemment, de la Chine moderne. Je n’ai pas constaté de manifestations de racisme en Chine et je trouve que l’ethnie Han, quoique très largement dominante, traite plutôt bien aujourd’hui ses minorités nationales, y compris au Tibet et au Xinyang, où justement l’irrédentisme est de nature religieuse.
Voilà donc deux pays a priori faits pour se comprendre, deux pays dont on pourrait dire qu’ils ont une vocation internationaliste, respectant la souveraineté des autres, et non impérialiste, bien que la France post-révolutionnaire s’en soit souvent écartée, et encore aujourd’hui (j’y reviendrai). Mais la similitude ne s’arrête pas là.
C’est presque un lieu commun : la France est un pays de tradition étatiste. On rattache ce fait à son histoire particulière, en particulier à la monarchie absolue, qui a mis au pas les féodaux, unifié les provinces et qui est allée jusqu’à un dirigisme économique (le « colbertisme »), puis au Consulat et à l’Empire napoléoniens, qui ont mis en place une puissante administration, avec de grands corps d’Etat, comme le corps préfectoral et les tribunaux administratifs, et édifié des systèmes de règles rationnels rompant avec le droit coutumier, tels le code civil. Toutes ces institutions continuent à marquer la vie politique française, et ce alors même que l’Etat a cessé de jour un rôle central dans l’économie. On constate que les Français continuent de faire appel à l’Etat, dès qu’ils se sentent malmenés dans leur sécurité ou par les violences de l’économie de marché - et c’est bien ce que leur reprochent les libéraux. C’est là du reste une des raisons pour lesquelles ils se sentent aujourd’hui si mécontents et si pessimistes : ils n’ont plus confiance dans leur Etat et dans les élites qui le dirigent (fiscalité illisible, impuissance de l’Etat face aux grands intérêts privés, soumission de l’Etat à «Bruxelles » - c’est-à-dire aux instances européennes-, administrations éclatées).
Comment ne pas faire ici le rapprochement avec le rôle central de l’Etat dans la vie politique et économique chinoise, depuis l’Empire céleste jusqu’à l’Etat actuel, sous la houlette du puissant Parti communiste chinois ? On pourrait par exemple comparer d’une part le recrutement des élites à la française, à travers les concours d’entrée aux grandes écoles (encore un héritage napoléonien) et l’institution de l’Ecole nationale d’administration, et d’autre part le parcours d’examens qui préside à l’admission dans le Parti communiste chinois (lui-même héritier des examens impériaux), soit deux formes de méritocratie. Et l’on peut trouver des similitudes au niveau des attitudes politiques. En Chine les citoyens ont tendance à s’occuper de leurs propres affaires et pour le reste de s’en remettre à l’Etat, pourvu qu’il assure les infrastructures de la société et le progrès économique et social. Les Français sont politiquement plus actifs, mais la plupart se satisfont encore d’une « monarchie républicaine », aggravée par le régime présidentiel de la 5° République, qui confère à l’exécutif un pouvoir inégalé dans le monde.
Ces traits communs sont visibles à l’œil nu. Je me souviens de cette remarque d’un collègue chinois lors d’une courte balade dans Paris, du Panthéon au Louvre, en passant par le Palais de Justice : il était impressionné par les signes de puissance de l’Etat français, dont il n’avait pas trouvé l’équivalent dans d’autres capitales européennes. Les Chinois qui vont visiter Versailles ou Fontainebleau font de même facilement le rapprochement avec la Cité interdite et d’autres palais impériaux, et le touriste français ne manque pas de faire le rapprochement inverse. D’où sans doute cet étrange sentiment de familiarité. Ceci dit, la comparaison s’arrête là, car la divergence l’a emporté. Les palais et les fastes républicains ne sont plus guère qu’un décor. L’Etat politique français est moribond, la période gaulliste étant loin, et le centre du pouvoir s’est déplacé vers une technocratie libérale logée au Ministère de l’Economie. En Chine le pouvoir s’affiche moins, mais il reste éminemment politique, tant au niveau du Comité central du Parti, dont les Congrès et les plenums rythment la vie du pays, qu’à celui des Assemblées populaires, dont les sessions annuelles officialisent un véritable programme de gouvernement. La grande masse des Français ne voit là que dictature, alors qu’ils ont la nostalgie d’un Etat fort et respecté.
Les citadelles assiégées
L’Empire chinois n’a jamais été conquérant et la Chine socialiste n’a jamais fait la guerre à personne que contrainte et forcée par une menace extérieure (si l’on excepte la malheureuse expédition de 1979 contre le Vietnam). A première vue ce n’est pas du tout le cas de la France, partie avec Napoléon à la conquête de l’Europe, s’étant ensuite constitué par la force un vaste empire colonial et ayant participé à presque toutes les guerres impérialistes contemporaines, quand elle n’en pas elle-même pris l’initiative. Et pourtant ce n’est là qu’une face des choses.
Justement parce qu’elle est, depuis la Révolution, une nation politique, la France n’est pas spontanément portée à la guerre. Les révolutionnaires de 1792, hostiles à la guerre, n’ont mobilisé les citoyens que parce que la nation était en péril, menacée par les forces coalisées des souverains de l’Ancien Régime et de l’Angleterre. Victorieux après la levée en masse, et soutenus par des mouvements locaux, ils ont ensuite aidé à créer des Républiques sœurs (qui furent éphémères). Napoléon lui-même a conduit ses grandes guerres pour préserver la nation et ses alliés des forces hostiles à l’ordre nouveau inspiré des principes de la Révolution (pas moins de sept coalitions). Et c’est ainsi qu’il est devenu, bien qu’ayant cédé à un rêve impérial, le ferment de la construction des nations européennes. D’une manière générale il me semble que la France s’est toujours sentie menacée dans ses frontières, sur terre comme sur mer. Il y a d’ailleurs une symétrie géographique frappante à cet égard entre la France et la Chine, situées aux deux extrémités opposées du continent eurasien. Ceci dit, il est vrai que la France s’est lancée, à la différence de la Chine, dans l’aventure coloniale, mais c’est parce que la bourgeoisie française, en plein essor, y cherchait des ressources à piller et des corvéables (la Chine en sait quelque chose !), sans que la masse des citoyens l’ait souhaitée. Et, si ces derniers ont appuyé quand même la conquête, c’est dans l’illusion que l’on apporterait « la civilisation » aux « indigènes ». De fait la colonisation française a quand même apporté une administration « à la française », qui servira plus ou moins lors des indépendances, et qui fait qu’aujourd’hui bon nombre de pays appartiennent encore à l’espace de la francophonie (220 millions de locuteurs). On pourrait voir là quelques similitudes avec l’exportation des coutumes autochtones dans l’immense diaspora chinoise.
Qu’un tel fond existe en France peut paraître surprenant, quand on sait que les paysans ne représentent plus que 3% de la population active et que le pays est urbanisé à 80%. Mais, dans un pays qui est resté bien plus longtemps un pays agricole que d’autres grands pays européens, les habitus ont la vie dure. Je crois que les Français, même dans les grandes villes, restent plus ou moins consciemment attachés à leurs racines paysannes, gardent un amour pour leurs terroirs et leurs paysages. Ce qui pourrait nous faire penser à la Chine, où l’industrialisation et la migration vers les villes sont en cours, mais encore bien moins avancées : là aussi, m’a-t-il semblé, les mentalités et l’imaginaire collectif restent fortement marqués par les origines rurales des urbains.
Un indice en est peut-être le comportement d’épargne. Les Français, dit-on, n’aiment pas l’argent, sont critiques vis-à-vis de l’enrichissement personnel. Bien sûr on ne peut en faire une généralité, mais le fait que l’épargne soit en France abondante (près de 16% des revenus) et majoritairement investie dans l’assurance-vie signifie que l’on choisit de gérer ses économies « en bon père de famille » plus qu’en preneur de risque, et ceci malgré un système d’assurances sociales protecteur. Les Chinois sont aussi de grands épargnants (40% du PIB), et la raison ne semble pas en être la faiblesse de la protection sociale, mais la solidarité interfamiliale et surtout le vieux réflexe du paysan, qui met de côté une partie de sa production en prévision des mauvaises années.
Dans la représentation courante, tout oppose ici les deux pays. Les Français ont la réputation d’être de grands individualistes et les Chinois celle d’être communautaristes. On ne peut nier de profondes différences, mais je ne trouve pas qu’elles soient aussi nettes. J’ai été frappé par le fait que les Chinois que j’ai rencontrés, s’ils sont ponctuels et rigoureux dans le travail, ne goûtent pas une discipline de fer, se laissent complètement aller dans le temps libre, par exemple celui des banquets, et ne respectent l’autorité que si celle-ci se rend respectable. Il m’a semblé qu’il y avait un petit côté contestataire, voire anarchisant, chez les Chinois, que l’on ne retrouve pas dans des sociétés très policées comme le Japon ou l’Allemagne. Je sais bien que cette sorte de généralisation est sujette à caution, mais elle trouve peut-être un point d’appui dans les structures traditionnelles des deux pays.
La France et la Chine ont été, majoritairement, des pays de petite production paysanne et artisanale, et non de grande propriété foncière ou de grand capitalisme agraire : aussi y a-t-on détesté les féodaux et l’esclavage salarié. Ceci viendrait expliquer pourquoi la contestation et la révolte sont toujours à l’horizon. On ne peut pas non plus opposer trop sommairement une famille chinoise à la parentèle étendue et la famille nucléaire française, qui ne s’est réalisée que dans certaines régions françaises : dans d’autres la famille souche et l’habitat groupé prévalaient. Les Chinois ne s’en rendent sans doute pas compte, mais la France est très hétérogène – ce qui explique aussi la bizarrerie de ses comportements électoraux, très marqués par les territoires. Au-delà, sans doute, les rapprochements seraient hasardeux. Car la famille française était très patriarcale (avec tout ce que cela implique de conflits intra-familiaux), là où la famille chinoise était plus axée sur l’autorité des anciens, et sa consécration dans le culte des ancêtres.
Pour la Chine comme pour la France la grandeur ce n’est pas la puissance ni la gloire, mais une forme d’excellence morale, ce qu’on pourrait appeler la vertu du juste, et une forme d’excellence intellectuelle. La France s’est vantée et se vante encore d’être la patrie des droits de l’homme et du citoyen et l’inspiratrice principale, à travers la Déclaration de 1789, de la Déclaration universelle de 1948. Mais ce message, contredit par tant de violations intérieures et extérieures (notamment les guerres coloniales), par la lâcheté politique devant la montée des fascismes, par son mauvais usage contemporain dans un humanitarisme souvent dévoyé, s’est comme épuisé. Je crois que c’est l’obscure conscience que les Français en ont qui contribue à leur sentiment de déclin, plus que le fait que le pays ait rétrogradé dans la hiérarchie des PIB, que la langue française (autrefois langue diplomatique du monde) ait reculé, qu’il ne brille plus par ses savants, ses inventeurs et ses artistes.
Des traumatismes ont marqué les deux pays. La Chine a été agressée lors des deux guerres de l’opium et s’est vu imposer par les puissances occidentales des traités inégaux qui l’ont vassalisée, puis elle a connu la sanglante occupation japonaise. C’est le Parti communiste qui lui a rendu sa souveraineté nationale. La France a connu la défaite de 1870, qui l’a amputée d’une partie de son territoire, puis une terrible défaite en 1940, suivie de l’occupation nazie. La Résistance a sauvé son honneur perdu, mais c’est De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, qui voudra lui rendre toute sa souveraineté en menant une politique d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis d’Amérique (notamment avec son retrait du commandement militaire de l’OTAN). C’est dans ce contexte qu’il est le premier grand dirigeant occidental à établir des relations diplomatiques avec la Chine populaire (aux dépens de Taïwan). On peut penser que ce n’est pas seulement par réalisme politique : De Gaulle sait ce que c’est que l’humiliation d’un pays et partage avec la Chine de Mao Zedong une même conception de la grandeur. S’il vivait encore aujourd’hui, on peut être sûr qu’il serait, lui aussi, un partisan du multilatéralisme. Mais la France a de nouveau cédé aux sirènes de l’atlantisme, en s’intégrant toujours plus dans une Union européenne, dont il faut se rappeler qu’elle fut dès l’origine préparée en sous-main par les Etats-Unis. Je pense que, après cette période de renouveau national, les Français, mal remis de l’humiliation de 1940, ont conscience qu’ils ont perdu leur place singulière et leur autorité morale dans le monde.
On dit souvent que les Français (en tous cas les Français cultivés) pensent de façon cartésienne, à la fois analytique et déductive (notamment dans leur discours du Droit), alors que les Chinois pensent de façon holiste, plus concrète, appuyée sur des métaphores. Sans doute, mais jusqu’à un certain point.
La pensée chinoise est peu sensible au principe logique de non-contradiction, car la réalité pour elle est faite de contraires, qui peuvent se concilier et même se conjuguer (c’est pourquoi la discussion devrait conduire au consensus), et elle est complexe (aussi faut-il multiplier les angles d’approche). Certes, mais la pensée française est aussi soucieuse de dialectique. La plupart des jeunes Français, avant de passer le baccalauréat, suivent un enseignement de la philosophie et ils doivent rédiger des dissertations en trois parties : la thèse, l’antithèse (les arguments opposés), et la synthèse (soit un retour à la thèse, enrichie du moment du négatif, à la manière hégélienne, soit une position équilibrée). Ce qui contraste fort, à mon avis, avec le mode de pensée anglo-saxon, avant tout soucieux de précision conceptuelle et de rigueur logique (c’est pourquoi la « philosophie analytique » a peu pénétré l’enseignement français).
J’ai été souvent dérouté par les articles de mes collègues chinois : il y avait des lignes directrices (généralement sur le mode performatif) et une accumulation de données (avec une allure de « catalogue »), accompagnée parfois de redondances. Mais c’est ce qui faisait aussi la richesse de contenu. Nous avons l’habitude d’être plus démonstratifs, mais c’est au risque de l’abstraction. Je crois que les deux modes de pensée devraient s’enrichir mutuellement.
En tous cas, ce que Français et Chinois ont en commun, c’est le goût des mots, plus largement des Lettres. Nos grands hommes politiques étaient des écrivains, les chinois aussi. Un livre d’un auteur chinois nous a émus : « Balzac et la petite tailleuse ». Et, en matière de littérature, si la nôtre offrait de grandes peintures sociales (une tradition qui s’est largement perdue), les grands romans chinois d’aujourd’hui sont de remarquables fresques sociales.
Un auteur chinois disait que Français et Chinois ont quatre traits en commun : la profondeur, l’étendue, la simplicité et la délicatesse. Pour m’en tenir aux deux derniers, la politesse chinoise est bien connue : il faut avant tout respecter l’interlocuteur, ne pas chercher à l’impressionner, ne jamais lui faire perdre la face. Il y aussi une tradition française de la politesse, qui remonte au temps de l’aristocratie, et les collègues chinois m’ont dit qu’elle n’était pas perdue. J’ai lu aussi que, dans les affaires, les négociateurs français étaient davantage appréciés que les autres négociateurs occidentaux, sachant mieux s’adapter aux usages, moins pressés, moins arrogants…mais parfois « utopistes » (ce serait leur côté romantique) et pas toujours ponctuels. En tous cas j’ai été frappé par la qualité des relations, quand la confiance s’établit. Elles prennent un tour presque amical, sans pour autant donner dans la familiarité. On ne peut, bien sûr, généraliser. Le gouvernement chinois vient d’édicter des règles de bonne conduite à l’étranger pour les touristes chinois. Le gouvernement français serait bien avisé de le faire à son tour.
J’ai fait allusion à l’existence de trajectoires politiques différentes, et à certains égards opposées. Mais cela n’explique pas assez la grande défiance, mêlée d’un peu de fascination, des Français ordinaires envers la Chine. La raison de cette défiance est assez simple. Les travailleurs français sont traumatisés par la mondialisation, et en particulier par les délocalisations, ils ont vu disparaître des pans entiers de leur industrie au bénéfice de la Chine, ils pensent que le made in China signifie la mort du made in France. Or personne ne leur explique que seulement 7% des destructions d’emploi résultent de la délocalisation verticale (celle qui correspond pour les entreprises françaises au différentiel des coûts de main-d’œuvre) - même si celle-ci a un fort impact sur certains territoires -, l’essentiel résultant du progrès technique et de la délocalisation horizontale (faire produire là où se trouvent les marchés). Ainsi faire de la Chine le bouc émissaire des malheurs des travailleurs français est-il fort démagogique. Personne ne leur explique non plus que ce n’est pas vraiment le bas coût de la main-d’œuvre qui fait le succès des exportations chinoises (ce coût ne représente que 4 à 10% du prix de produits), mais la force d’un système économique où les intrants sont fournis par de puissantes entreprises publiques pour lesquelles la rentabilité financière n’est pas l’objectif principal. Car ce serait remettre en cause le dogme selon lequel le secteur privé est bien plus efficace que le secteur public.
Les travailleurs français sont également méfiants envers les investissements directs chinois en France, pourtant bien plus faibles que ceux de l’Allemagne ou des Etats-Unis d’Amérique. Ils espèrent qu’ils seront créateurs d’emplois, mais craignent qu’ils ne fassent une concurrence néfaste aux petites et moyennes entreprises françaises, qu’ils ne soient pas durables et qu’ils ne respectent pas les normes sociales françaises. Pourtant les investissements chinois en France ne semblent pas animés par les mêmes calculs de rentabilité maximale et à court terme que ceux, par exemple, des fonds de pension ou des fonds spéculatifs états-uniens, calculs dont les travailleurs français ont fait de cuisantes expériences. On n’a pas assisté non plus à l’arrivée massive de travailleurs chinois dans les entreprises en question, en dehors de quelques managers, lesquels semblent traiter les travailleurs français avec plus de respect que leurs homologues occidentaux. Pour le reste des griefs adressés à ces investissements, notamment la recherche de capture de technologies, il me semble que la question relève de négociations où les deux Etats devraient avoir leur mot à dire, même quand il s’agit d’entreprises privées.
Les affinités que j’ai relevées (et d’autres encore) devraient d’abord, bien sûr, inciter à une intensification des échanges culturels. A commencer par la communication linguistique. Fort heureusement le mandarin est appris par un nombre croissant d’élèves français. L’enseignement du français pourrait de même être renforcé dans les établissements scolaires chinois, sachant qu’il est aussi une passerelle vers l’espace de la francophonie, notamment en Afrique. La diffusion de biens culturels pourrait également être renforcée entre les deux pays. Je pense notamment à celle de films français en Chine, puisque c’est là un domaine où nous avons une production de qualité.
Sur le plan politique des groupes parlementaires pourraient être reçus dans chacun des deux pays - et pas seulement des délégations d’industriels. De même un jumelage entre villes françaises et chinoises favoriserait la connaissance réciproque. La Chine fait sans doute des efforts pour nouer des contacts au niveau politique, mais ils me semblent insuffisants en direction des partis de la gauche française. Et les contacts sont quasiment inexistants au niveau des syndicats et des organisations non gouvernementales. J’entends bien que la Chine ne veut pas faire de prosélytisme, mais un gros travail d’information pourrait être fait, dans un langage qui soit davantage compréhensible par des interlocuteurs français (ce qui suppose une meilleure compréhension de leurs attentes).
Ce qui semble fonctionner le mieux ce sont les échanges entre chercheurs et universitaires, mais ils me paraissent fonctionner mieux dans le sens France-Chine que dans le sens inverse.
Si j’ai donc un vœu à formuler à l’occasion de ce cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine, c’est que l’on comprenne mieux ce qui rapproche les deux pays, par delà leurs différences, et que l’on analyse lucidement les raisons qui les ont fait diverger.
Merci pour cet article même si je ne suis pas aussi optimiste que vous. La Chine est l'ennemi principal de l'extrême gauche à l'extrême droite. Ainsi, les petites maîtres-à-penser des médias dominants nous serinent qu'il faut faire la guerre à l'"islamisme" - un fourre-tout paresseux -, mais qu'il faut soutenir l'islamisme en Chine (au Xinjiang).
Apprenant le chinois - la langue, la civilisation et l'histoire -, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt des ouvrages de François Jullien qui nous donnent à réfléchir à l'impensé de notre pensée occidentale, dont la Grèce a posé les fondements.