Sommaire
- Première contre-vérité : le projet de Constitution ne serait qu’un traité inter-étatique comme les cinq qui l’ont précédé (Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice)
- Deuxième contre-vérité : la Constitution pourrait toujours être révisée
- Troisième contre-vérité : il y aurait des avancées démocratiques substantielles
- Quatrième contre-vérité : les coopérations renforcées permettraient d’aller de l’avant
- Cinquième contre-vérité : la Constitution permettrait de sauver, et même de renforcer, le modèle social européen
- Sixième contre-vérité : le projet de Constitution comporterait pourtant quelques avancées en matière de droits économiques et sociaux
- Septième contre-vérité : le projet de Constitution reconnaîtrait enfin la spécificité des services publics
- Huitième contre-vérité : le projet de Constitution rendrait possible une politique économique plus souple et mieux coordonnée
- Neuvième contre-vérité : il faudrait éviter la crise, car la non-ratification serait la fin de l’Europe
- Conclusion
- Aller au-delà du « non »
Première contre-vérité : le projet de Constitution ne serait qu’un traité inter-étatique comme les cinq qui l’ont précédé (Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice)
En un sens c’est exact : il s’agit d’un traité entre des Etats, adopté par les chefs d’Etat ou de gouvernement puis soumis à ratification par voie parlementaire ou par voie référendaire (selon les pays), et non du résultat d’un processus constituant, c’est-à-dire issu d’un débat au sein d’une Assemblée représentative, comme ce fut le cas de toutes les grandes Constitutions dans le monde. La Convention, qui en a formulé le texte (lequel fut amendé ensuite avant son approbation par les chefs d’Etat ou de gouvernement lors du Conseil du 18 juin 2004), n’était pas élue par les 450 millions de citoyens des pays européens, mais désignée. Ses 72 membres, dont 56 parlementaires qui n’avaient pas du tout été mandatés pour cela, ont adopté trois de ses quatre parties sans vote, après plusieurs mois de discussions et d’un travail rédactionnel dont les citoyens de l’Union ont, pour la plupart, ignoré l’existence.
Il faut savoir en outre que la troisième partie a été rajoutée pendant l’été 2003 lorsque la Convention s’était séparée. C’est pourtant cette troisième partie, qui reprend en les réécrivant partiellement des chapitres entiers des traités antérieurs, qui est le cœur – socio-économique – du projet.
Ce « projet de Constitution » est bien loin de n’être qu’un réaménagement de ces traités, auxquels il vient se substituer, et encore moins un « simple règlement intérieur » (Rocard). Le terme de Constitution a ici bien plus qu’une valeur symbolique. Il désigne un énorme édifice juridique qui s’imposera, sur la base de ses différents articles, à tous les pays avec la force de la loi suprême (ce n’est pas par hasard non plus que les termes de « loi » et de « loi-cadre », pour le processus législatif à venir, ont remplacé ceux de « directives » et de « règlements » qui prévalaient jusqu’ici). Les choses sont dites en toutes lettres : « La Constitution et le droit adopté, par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celles-ci, priment le droit des Etats membres » (art. I, 6).
Certes les Constitutions des différents pays ne sont pas abolies. Mais elles seront sujettes, plus encore que par le passé, à un certain nombre de révisions, qui pourront les transformer en profondeur, et les lois devront être mises en conformité avec le droit européen. A défaut de quoi la Cour de justice européenne (dont les membres sont nommés d’un commun accord par les gouvernements), laquelle pourra être saisie par la Commission, par n’importe quel Etat, institution ou individu, statuera et pourra contraindre les gouvernements à se plier à ses injonctions, jouant ainsi le rôle d’une sorte de Cour suprême, ou d’un Conseil constitutionnel à l’échelle européenne.
Voici un exemple récent : la Cour a exigé, sur plainte d’une banque étrangère, du gouvernement français qu’il renonce à certaines règles qu’il avait imposées aux banques (interdiction de la rémunération des comptes courants et des commissions prélevées sur l’émission des chèques). De tels exemples se multiplieront si le projet de Constitution est adopté. Il n’est pas exagéré de dire que la Constitution européenne organise une sorte de coup d’Etat permanent.
Enfin, et peut-être surtout, cette Constitution n’a pas de précédent dans l’histoire, car les Constitutions existantes ou ayant existé définissent des principes généraux concernant les institutions politiques et leur mode de fonctionnement, mais n’énoncent pas des règles et des politiques économiques, laissant ainsi aux Parlements la tâche d’en décider par des lois et aux gouvernements celle de les mettre en œuvre à travers des décrets. Or la partie III, qui concerne essentiellement ces dernières, occupe presque la moitié du texte. Comme le note Jean-Luc Mélenchon, c’est comme si l’on avait intégré dans la Constitution française le code du commerce, le code civil et le code pénal, lesquels ne pourraient alors être modifiés que par un changement de Constitution ou par une révision constitutionnelle.
Il aurait fallu bien évidemment séparer cette partie III des autres parties. Elle aurait pu alors donner matière à un traité inter-étatique ordinaire, mais à rien d’autre.
On peut donc voir ici tout ce qu’il y a de factice, ou pis, d’illusoire, dans la position de ceux qui disent que ce sont les autres parties qui importent et que cette partie est certes critiquable du fait de son caractère ultra-libéral, mais qu’elle pourrait être remise en cause ultérieurement. C’est bien l’entièreté du texte qui est soumis à ratification, et l’on va constater que sa révision sera à peu près impossible.
Deuxième contre-vérité : la Constitution pourrait toujours être révisée
C’est là le second argument invoqué pour apaiser les craintes, et l’on ajoute que les traités antérieurs ont pu être révisés, alors que le principe de l’unanimité prévalait déjà. On dissimule trois faits nouveaux et majeurs : 1° tous les traités précédents prévoyaient de nouvelles étapes dans la construction européenne et pointaient dans leur direction. Celui-ci au contraire se présente comme un bloc achevé, « conclu pour une durée illimitée », dit l’article IV-446 (pour 50 ans au moins, précisait le président de la Convention, Giscard d’Estaing) ; 2° ce ne sont plus quinze mais vingt-cinq Etats (dont Chypre, Malte), qui devront l’approuver ; 3° la révision est soumise à une double condition d’unanimité : par le Conseil européen (les chefs d’Etat) et par les Etats membres (par voie parlementaire ou voie référendaire). Autant dire qu’elle sera quasiment impossible (de plus, tout Parlement national peut bloquer la procédure dite de « révision simplifiée »).
Il ne reste plus qu’une solution pour un pays qui voudrait s’émanciper du carcan : « le retrait volontaire ». Mais il ne serait pas facile : à défaut d’accord de retrait avec les autres pays, il prendra deux ans, sauf si le Conseil des chefs d’Etat décide à l’unanimité de proroger ce délai (art. I-60 §3).
Troisième contre-vérité : il y aurait des avancées démocratiques substantielles
Mais de quelle démocratie parle-t-on ?
S’il s’agit de la démocratie au sein des différents pays, elle voit son champ se rétrécir avec tous les abandons de souveraineté. Les partisans d’une Europe fédérale s’en féliciteront, regrettant qu’on ne soit pas allé plus loin. Mais il n’est nul besoin d’être souverainiste pour considérer que, l’Europe n’étant pas une seule nation et devant au contraire se bâtir sur le respect des différences nationales qui font sa richesse, les institutions communes n’ont pas à intervenir dans un certain nombre de domaines, comme le voudrait le principe de subsidiarité s’il était entendu non comme un reliquat concédé par l’Union aux nations et toujours grignoté par l’inflation législative communautaire (cf. cette formulation à propos des compétences dites « partagées » : « Les Etats membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne »), mais comme une délégation bien circonscrite de pouvoirs consentie par chaque nation à l’Union.
Chacun a à l’esprit des exemples de l’interventionnisme européen (du Conseil des ministres et de la Commission, notamment dans son rôle de gardienne des règles de la concurrence, qui lui permet de prendre seule des décisions exécutoires) dans les affaires d’un pays, et de ses aspects parfois aberrants ou abracadabrants (la Commission avait même envisagé de modifier la fabrication des fromages français et la dimension des autobus anglais !) En voici un en matière de fiscalité : l’Etat français ne peut modifier la TVA sur la restauration sans avoir l’accord des autres pays, dans un domaine qui ne concerne pourtant pas le marché intérieur de l’Union puisque les restaurants ne sont pas des marchandises qui circulent, alors qu’il est libre de fixer les taxes sur le tabac, qui, lui, circule librement !
Mais le plus grave concerne ici les services publics, qui pourtant relèvent pour la plupart de l’exercice de la citoyenneté au sein de chaque nation. Bien que le projet de Constitution assure que l’accès aux « services d’intérêt économique général » sera respecté par l’Union « tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales », leur définition et les modalités de leur exercice sont bouleversées (on y reviendra plus loin).
S’agit-il de la démocratie au niveau de l’Union ? On fait grand cas de trois « avancées ».
D’abord le Conseil (des ministres) désormais « siège en public », « lorsqu’il délibère et vote sur un projet d’acte législatif ». Il s’agissait de répondre à la critique sur l’opacité de son fonctionnement. Mais cette publicité est de peu de portée, quand on sait que l’essentiel du travail se fait en amont, notamment au sein du Conseil des représentants permanents (sans parler de l’intense travail d’influence exercé sur la Commission par de puissants lobbies dûment accrédités).
Ensuite le Parlement européen voit sa sphère de co-décision s’étendre. Mais il faut rappeler qu’il n’a quasiment aucun droit d’initiative, que la co-décision n’empêche pas le Conseil des ministres d’exercer la fonction législative décisive, et que les décisions les plus importantes lui échappent (tout ce qui concerne la fiscalité, la protection sociale, les fonctions régaliennes des Etats), pour lesquelles il est seulement consulté.
Enfin il existe un droit d’initiative pour les citoyens d’Europe eux-mêmes. Miracle de la « démocratie participative » ! Mais regardons-y de plus près : il faut que ces citoyens soient au nombre d’ un million et qu’ils soient des ressortissants d’un nombre significatif d’Etats membres. Admettons. Tout ce qu’ils peuvent faire est « d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution » (article I-47, je souligne), tout cela devant être précisé par une future loi. La Commission est ainsi entièrement libre de ne pas donner suite. Et aucune révision partielle de la Constitution n’est possible par cette voie.
Au regard de ces « avancées » on peut constater en revanche que le projet de Constitution renforce les institutions telles qu’elles existaient déjà, c’est-à-dire : un système de décision intergouvernemental décroché de toute délibération parlementaire (et quand on sait les énormes privilèges dont dispose l’exécutif dans la Constitution de la V° République, on voit ce que cela veut dire) ; une Commission dont le président et les membres sont désignés par les chefs d’Etat, qui a un quasi-monopole de l’initiative et peut se voir déléguer le pouvoir d’adopter des règlements contraignants (seule « avancée » : le Parlement peut récuser le candidat à sa présidence proposé par les chefs d’Etat ;.mais il ne peut en proposer un autre) ; un Parlement européen, qui n’a pas de mandat précis, faute de véritables programmes politiques (qui sait donc pour quoi il a voté lors des dernières élections européennes ?), dont les compétences sont limitées, et le rôle souvent réduit à l’approbation ou au veto, tant la procédure de co-décision est lourde (elle peut comporter jusqu’à trois lectures et une conciliation); une Cour de justice de l’Union, qui a un rôle de jurisprudence énorme (cf. ci-dessus) ; une Banque européenne dont les gouverneurs sont choisis par les gouvernements mais qui, ensuite, agit en totale indépendance (on y reviendra).
Le seul « progrès » consiste dans la manière d’améliorer le fonctionnement des institutions dans une Europe à 25. Or, voyez le brillant résultat pour la Commission (qui est à la fois un centre d’initiative législative et un exécutif européen sous contrôle certes du Conseil des ministres, mais dont on connaît le pouvoir) : les dix nouveaux membres de l’UE (17% de sa population) nommeront 40% des commissaires ; avec la rotation égalitaire prévue pour les 15 membres ayant le droit de vote, sera exclu pendant 5 ans sur 10 tout commissaire allemand ou français. Il y aura un président du Conseil (au lieu de l’actuelle présidence tournante), mais sans pouvoir véritable. Il y aura un ministre des Affaires étrangères, mais il ne pourra parler que s’il dispose de l’unanimité des voix des ministres des 25 pays membres.
Il peut paraître incroyable que les Etats fortement peuplés aient accepté des règles pouvant les mettre en minorité. L’explication est simple : le système reste fondamentalement intergouvernemental et les gouvernements savent que la règle de l’unanimité, qui prévaut sur tous les sujets majeurs, leur permettra de négocier en position de force, tandis que les petits pays seraient mal venus de tout bloquer.
Au total non seulement les « avancées démocratiques » sont insignifiantes, mais encore le risque de paralysie n’est nullement évité. L’Europe restera un système bâtard : ni Fédération, ni Europe des nations, ni système confédératif (c’est-à-dire comportant une part importante de supranationalité). Et elle restera caractérisée par une confusion des pouvoirs contraires à tout régime démocratique (c’est ainsi que le Conseil des ministres est à la fois un législateur, un gouvernement et une Chambre haute).
Quatrième contre-vérité : les coopérations renforcées permettraient d’aller de l’avant
C’est plus que douteux : si elles ont existé dans le passé (politique agricole commune, autres fonds structurels, zone euro), de nouvelles coopérations seront de fait pratiquement irréalisables. Ceux qui rêvent à un noyau dur, qui pourrait se constituer autour de la France, de l’Allemagne et du Benelux, puis s’étendre à d’autres partenaires, en seront pour leurs frais. Les conditions pour établir une coopération renforcée sont en effet drastiques : elles ne peuvent concerner les compétences exclusives de l’Union (ce qui exclut donc les règles de la concurrence, nécessaires au fonctionnement du marché intérieur), elles supposent un feu vert de la Commission, puis une autorisation du Conseil statuant à l’unanimité pour toutes les dispositions supposant l’unanimité (notamment la fiscalité, la protection sociale, la politique étrangère et de sécurité commune), autorisation qui ne sera accordée que si les objectifs ne peuvent être atteints autrement. De quoi décourager toutes les bonnes volontés. Les tenants d’une simple zone de libre-échange, avec monnaie unique non obligatoire, ont veillé au grain.
Cinquième contre-vérité : la Constitution permettrait de sauver, et même de renforcer, le modèle social européen
C’est tout simplement faux : malgré les bonnes intentions affichées, les mécanismes institutionnels et les dispositions juridiques, détaillés avec un souci qui ne laisse rien dans l’ombre, ne peuvent que l’affaiblir.
Si l’Union devait se doter d’une bannière, ce serait : « Le pays où la concurrence est libre et non faussée ». C’est là en effet l’objectif qui vient en premier, après un baratin sur les valeurs. L’objectif suivant met en avant la stabilité des prix. Et, s’il est question d’une « économie sociale de marché », c’est pour ajouter aussitôt « hautement compétitive ». Bien sûr on parle aussi de plein emploi, de progrès social, de justice et de protection sociales, mais ce sont là des objectifs subordonnés, et en fait plus ou moins contredits par les premiers. Bien sûr le texte évoque la perspective d’harmonisations sociales. Mais aucun terme n’est fixé dans le temps, et le dispositif du vote à l'unanimité au sein du Conseil en fait un vœu pieux.
Voici le plus extraordinaire dans ce projet de Constitution : il fait de la concurrence la règle d’or, et en même temps il l’agence en sorte qu’elle soit déloyale, c’est-à-dire qu’elle permette le dumping fiscal et social, qu’elle soit donc faussée (à moins que l’on considère que la concurrence doit être aussi fiscale et sociale pour être complète, ce que l’on n’ose avouer pour ne pas paraître ultra-libéral). D’ores et déjà, nous savons ce que cela veut dire : une harmonisation de fait vers le bas, ce qui correspond aux exigences des multinationales dans leur lutte-concours à l’échelle mondiale. C’est ce qui s’est passé par exemple avec le taux de l’impôt sur les sociétés, qui n’a cessé de baisser (il n’est prévu d’harmonisation fiscale que pour les taxes sur le chiffre d’affaires, les droits d’accise et autres impôts indirects, et elle suppose un vote à l’unanimité).
Certains soutiennent qu’une forme de « discrimination positive » en faveur des pays d’Europe les moins développés (notamment les dix derniers entrants) n’est que justice, car elle doit leur permettre de rattraper, conjointement avec le bas niveau de leurs salaires, les pays les plus développés. Ils auraient parfaitement raison si ces avantages étaient temporaires et s’ils étaient, comme c’est le cas pour les aides régionales, modulables en fonction du niveau atteint. Il n’en est pas ainsi. Dès lors c’est bien la règle implicite du moins-disant social et du moins-disant fiscal qui s’imposera d’elle-même, et les délocalisations auront les plus beaux jours devant elles.
C’est à ce sujet que le projet invoque opportunément le principe de subsidiarité : voilà un domaine qui, pour une très large part, est dit relever de la compétence des Etats. On ajoute même généreusement que les lois européennes « ne peuvent empêcher (sic) un Etat de maintenir ou d’établir des mesures de protection plus strictes compatibles avec la Constitution » (art. III, 210, §6). Sans doute ne saurait-on unifier des systèmes de protection sociale extrêmement divers, mais une certaine harmonisation aurait pu et aurait dû être planifiée (par exemple un nombre de minima sociaux, ajustés en fonction des salaires minimaux, des normes planchers en matière de maladie, de chômage, de retraite) pour que l’on pût parler d’un modèle social européen.
De la même façon, tout ce qui concerne les salaires se trouve exclu du champ de la politique sociale communautaire (ainsi de l’idée d’un Smic européen modulable selon le niveau de vie dans chaque pays).
Sixième contre-vérité : le projet de Constitution comporterait pourtant quelques avancées en matière de droits économiques et sociaux
Une comparaison attentive, article par article, entre les traités antérieurs et la Constitution montre qu’il n’en est rien. Ces droits sont restés inchangés (avec même quelques petites restrictions). Certes la Charte des droits fondamentaux acquiert valeur constitutionnelle. Mais, si elle « reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux », elle n’institue aucun droit obligatoire à prestation (par exemple en matière de chômage, de retraite ou de minimum de ressources).
Pour ceux qui espéreraient une évolution en ce sens, ils sont prévenus. L’Union et les Etats devront tenir compte de « la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union », et une telle évolution résultera autant « du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux », que des procédures prévues par la Constitution. Quant à ces dernières, rappelons qu’en matière de protection sociale, la plupart des décisions devront être prises à l’unanimité. Et, pour qu’il n’y ait pas d’avancée intempestive, il est précisé que le présent article (l’article III, 210 sur la politique sociale) « ne s’applique ni aux rémunérations, ni au droit d’association, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out ».
Septième contre-vérité : le projet de Constitution reconnaîtrait enfin la spécificité des services publics
Il n’est nullement question dans la Constitution de services publics, mais de « services d’intérêt économique général », et ce n’est pas du tout la même chose. Bien que la notion de service public n’ait jamais été bien claire, elle a une signification politique : elle est liée dans un pays comme la France aux valeurs républicaines, donc à la citoyenneté, y compris dans ses dimensions sociale et économique (par exemple elle n’implique pas seulement un droit à l’éducation, mais aussi un droit à la santé, un droit à l’énergie ou aux télécommunications etc.). Ici au contraire les services d’intérêt économique général - dont on sait déjà qu’ils seront définis de manière extrêmement limitative - sont des marchandises comme les autres, seulement soumises à certaines conditions d’accessibilité. Il en résulte logiquement qu’elles tombent entièrement sous le droit de la concurrence : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de la concurrence ». L’article III-166 ajoute certes : « dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ». Cela signifie seulement que des dérogations sont possibles et que, dans certains cas, des compensations peuvent être admises pour les servitudes imposées.
Un bref commentaire s’impose ici. Les entreprises en question peuvent être publiques (ce n’est pas interdit), mais elles doivent être soumises au même principe de rentabilité que les entreprises privées. La Constitution ne le dit pas, mais la jurisprudence est claire : si l’Etat actionnaire ne se comporte pas comme un « investisseur avisé », il est considéré comme fournissant une aide déguisée, aide qui est absolument proscrite comme contraire à la concurrence.
Sans en avoir l’air, les articles de la Constitution sur les services d’intérêt économique général sont une machine de guerre contre certains services publics, et le jeu de la concurrence entre entreprises et de la concurrence inter-étatique pousse à leur privatisation : il suffira de les attaquer devant la Commission, et éventuellement devant la Cour de justice européenne, pour infraction aux règles du marché.
Huitième contre-vérité : le projet de Constitution rendrait possible une politique économique plus souple et mieux coordonnée
Les fameux critères, qui étaient à l’origine des critères de convergence en vue de l’instauration de la monnaie unique (un déficit budgétaire limité à 3% du PIB, une dette publique limitée à 60% du PIB) semblent effectivement devoir être appliqués de manière un peu plus souple (la Commission, selon l’article III-183, § 3, examinera « si le déficit public excède les dépenses publiques d’investissement et tient compte de tous les autres facteurs pertinents, y compris la position économique et budgétaire à moyen terme de l’Etat membre »). Mais l’ensemble de la politique économique reste inchangé : celle-là continue à être un système de surveillance mutuelle, qui empêche en fait les prétendues « grandes orientations » de viser de grands objectifs communs. C’est en réalité le marché qui est censé régler presque tous les problèmes : « Les Etats membres et l’Union agissent dans le respect d’une économie de marché ouverte, où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources » (art. III, 178).
D’abord la politique monétaire (dont il est significatif qu’elle soit séparée de la « politique économique ») reste du ressort d’une Banque centrale européenne dont l’objectif principal est la stabilité monétaire et dont il est dit qu’elle ne doit solliciter ni accepter des instructions de personne. Il faut souligner que l’Europe est le seul pays au monde où cette indépendance absolue existe et soit promise à être constitutionnalisée. La surveillance de l’inflation a d’abord bien sûr un sens social : si les salariés n’ont pas intérêt à une perte de valeur de la monnaie, les rentiers y ont encore moins intérêt, au risque de voir fondre leurs rentes. Mais aussi toute politique résolue de relance par l’investissement public est désormais impossible, car elle signifierait des dépenses et du déficit (en attendant que les recettes issues d’une croissance accrue ne viennent combler ce dernier). Le keynésianisme – si largement pratiqué en fait par bien des apôtres du marché, et tout récemment par les néo-conservateurs de l’administration Bush – est désormais enterré.
Ensuite la politique de change, qui reste en principe du ressort du Conseil, est accaparée de fait par la Banque centrale européenne, puisqu’elle ne doit avoir aucune incidence sur l’inflation – alors que, aux Etats-Unis, elle est du ressort exclusif de la Maison-Blanche, qui peut obliger la FED à modifier ses taux directeurs.
Enfin les contraintes budgétaires sont fixées de telle manière qu’elles conduiraient inévitablement, en période de faible croissance et vu l’acharnement idéologique contre les prélèvements obligatoires, à couper dans les dépenses, notamment dans les dépenses sociales, et à privatiser de plus en plus les services publics, pour qu’ils soient de moins en moins financés par l’Etat, c’est-à-dire par l’impôt - soit directement sur fonds publics, soit indirectement à travers des recapitalisations d’entreprises publiques.
Si l’on ajoute la course au moins-disant fiscal, c’est l’ensemble du secteur public (et donc aussi, à terme, la santé, l’éducation, les gares, les autoroutes, les aéroports, etc.) qui sera privatisé, c’est-à-dire qui échappera à toute décision politique.
Voilà donc, ce qu’on nous invite à « constitutionnaliser ». En fait de coordination, il n’y aura qu’une surveillance réciproque. Quant à ceux qui escomptent un redémarrage de l’économie par le biais de grands travaux menés à l’échelle européenne, ils devraient se rappeler qu’on en parle depuis des lustres sans rien voir venir et que ce n’est pas avec le maigre budget européen, auquel chaque pays cherche à contribuer le moins possible pour alléger ses finances, qu’on y parviendra. La logique d’ensemble du système s’y oppose.
Et, en fait de politiques publiques il n’y aura plus pour les Etats que des actions marginales, faute de politique économique digne de ce nom et sous l’effet de l’interdiction de la plupart des aides publiques.
Neuvième contre-vérité : il faudrait éviter la crise, car la non-ratification serait la fin de l’Europe
Ce ne serait pas la fin de l’Europe car on en reviendrait aux traités antérieurs (de toute façon, même ratifiée par tous les pays, la Constitution n’entrerait en vigueur qu’à la fin 2009). Le traité de Nice était, paraît-il, une catastrophe institutionnelle. En fait il rendait les choses seulement un peu plus compliquées, du fait notamment du passage à 25 Etats membres. En réalité, le projet de Constitution n’arrange rien, car il ajoute encore des conflits de pouvoirs potentiels. C’est bien la paralysie qui menace de plus en plus.
La non-ratification serait sans aucune doute source d’une crise majeure non dans le fonctionnement, mais quant à la nature et au sens mêmes de cet édifice depuis ses origines. Alors, vive la crise, car cet édifice a été construit pour développer le marché contre la démocratie, pour retirer aux citoyens le plus de pouvoirs possibles. Cette Europe qu’on nous propose est le seul pays au monde, qui, se réclamant de la démocratie, entreprend de soustraire à ce point la vie économique aux choix politiques. Certes, les droits de l’homme y sont fortement affirmés, mais nullement les droits du citoyen (à l’exception des droits civiques, au sens le plus étroit du terme). C’est l’utopie néo-libérale en marche.
Conclusion
L’étude approfondie du projet de Constitution supposerait le travail assidu de plusieurs groupes de contre-experts. Il faudrait non seulement analyser la philosophie générale du projet (son plan, ses concepts, ses silences, ses appels à des lois à venir, etc.), mais encore scruter et déchiffrer chacun de ses 448 articles, avec leurs renvois à d’autres articles et à tel ou tel paragraphe, et les 300 pages de protocoles et déclarations, qui en sont partie intégrante, car le diable se cache dans les détails. Il faudrait voir comment d’apparentes concessions de vocabulaire sont démenties par la formulation de telle ou telle disposition juridique. Il faudrait aussi faire toute une archéologie, car cette Constitution est un empilement, un réagencement et une réécriture partielle des traités antérieurs. Un tel travail est évidemment hors de portée de tout citoyen, même armé des meilleures compétences. La responsabilité des dirigeants politiques est d’autant plus lourde qu’on est bien obligé de les croire sur parole. Or on ne peut qu’être stupéfait devant un certain nombre de contre-vérités, dont on voulait épingler ici quelques unes, et devant le bas niveau des arguments invoqués, qui relèvent souvent d’une sorte de chantage intellectuel ou politique.
Dans ces conditions, le meilleur conseil qu’on puisse donner à nos concitoyens est de juger par eux-mêmes des bienfaits et des méfaits de la construction européenne tels qu’ils peuvent les vivre au quotidien. Des tracts ou des documents de quelques pages ne seront certes pas inutiles, mais n’auront pas grand sens, vu que nous ne sommes pas ici sur un sujet qui parle spontanément à beaucoup de gens, comme celui des retraites ou de la sécurité sociale. En revanche ce qu’il faut absolument dire, c’est qu’il est faux que 1° la Constitution laisse aux Etats des marges de manœuvre importantes, qui continueraient à donner un sens aux élections nationales, et que 2° demain, grâce à l’Europe, tout ira mieux et qu’on rasera gratis.
La droite elle-même est partagée, parce qu’elle sait que ce n’est pas vrai. Mais la responsabilité des dirigeants socialistes est immense, car c’est toute politique de gauche, au sens le plus plat du terme (disons : une réduction des inégalités, la fourniture de biens sociaux, des orientations données à la croissance), qui est condamnée irrémédiablement. C’est-à-dire aussi bien la fin de la politique, telle qu’elle a toujours existé sur le Vieux Continent, et le glissement vers une démocratie de quasi-parti unique à l’américaine (deux partis dont les discours et les politiques finissent pas ne plus guère se distinguer, sauf dans certaines conjoncture extrêmes, comme celle d’aujourd’hui), avec le corollaire de cette politique : l’abstentionnisme massif – et justifié. La responsabilité des dirigeants syndicaux est également grande, car, répétons-le, cette Constitution comporte un énorme volet économique et social, qui donne sa signification au volet proprement politique.
Aller au-delà du « non »
Il ne faudrait pas se contenter de dire « non », ce qui apparaît toujours comme une position réactive, n’y d’en énoncer les raisons. Il faudrait montrer qu’une autre Europe est possible, et le débat politique en cours est bien pauvre à ce sujet, bien qu’il existe de nombreuses contributions individuelles ou collectives de valeur. Je ne vais pas revenir ici sur les perspectives que j’évoquais dans le piège européen, mais, au risque d’être totalement schématique, je voudrais dire quels sont les points centraux du débat:
1° L’Europe, pour toutes sortes de raisons que je ne peux rappeler, correspond à une nécessité historique. Mais elle ne doit plus être l’affaire des gouvernements et d’une Commission sans légitimité politique, car c’est le meilleur moyen pour que l’Europe se fasse sur le dos des peuples et dans le seul intérêt des grands groupes privés. Il lui faudra bien un jour une Constitution, qui devra être le résultat d’un véritable processus constituant (et non l’œuvre d’une nouvelle Convention consultative), et qui devra pouvoir être révisée ou changée sans trop d’obstacles. L’actuel projet de Constitution, en renforçant les pouvoirs existants, tourne le dos à une Europe démocratique, laquelle devra être le fait des représentants des citoyens d’Europe et des citoyens des nations européennes (il existe bien des solutions, comme celle de deux Chambres, dont une Chambre des nations, ou celle d’une Chambre unique, comportant des représentations des nations, selon des pondérations à établir).
2° Dans cette Europe démocratique à construire, la quasi-totalité des décisions devra être prise, comme dans toute démocratie, à la majorité qualifiée. Certains pensent que le fait de conserver un droit de veto est une garantie. Ce ne serait vrai que si toutes les décisions devaient être prises à l’unanimité, mais cela rendrait l’Europe définitivement ingouvernable. A ce propos il ne faut pas agiter l’épouvantail des nouveaux entrants : ils ne représentent que 17% de la population. Le problème posé par l’entrée de la Turquie est plus sérieux.
Or, dans le projet de Constitution, tout ce qui concerne l’intensification de la concurrence, tout ce qui favorise les profits des entreprises, est décidé à la majorité qualifiée, et donc beaucoup plus facile à mettre en œuvre, alors que tout ce qui concerne des domaines comme la protection sociale, la fiscalité, les aides d’Etat (qui « doivent être compatibles avec le marché »), relève de l’unanimité, ce qui met un terme à tous les espoirs d’Europe sociale et ce qui annonce, à l’inverse, la démolition de plus en plus poussée du modèle social européen.
3° Une Europe démocratique doit restituer aux nations tout ce qui ne correspond pas à un intérêt commun et qui relève du respect effectif de leurs différences de traditions et de projets. Il faudrait revoir entièrement la question des « compétences partagées » en fonction d’une interprétation correcte du principe de subsidiarité. C’est le cas pour l’emploi, pour la protection des consommateurs, pour les transports, pour l’essentiel des services publics, pour des segments entiers du marché, lorsque celui-là reste, de par ses caractéristiques propres, national (ce qui n’empêche pas des acteurs d’autres pays européens d’y intervenir ou de s’y installer). Cela permettrait d’en finir avec cette hypocrisie des gouvernements qui font endosser à la Commission des décisions impopulaires, alors qu’ils ont contribué à les faire prendre au sein du Conseil, sans les avoir jamais soumises aux Parlements nationaux. Le projet de Constitution prévoit bien une sorte de droit de remontrance pour les Parlements nationaux estimant qu’une proposition de loi n’est pas conforme au principe de subsidiarité, mais les instances communautaires peuvent parfaitement passer outre.
4° Il ne s’agit pas de remettre en question le marché intérieur, ni même l’euro. Ce sont là des conditions nécessaires à l’existence de l’Europe comme puissance économique, à l’époque où la mondialisation ne permet plus à des économies de rester dans un cadre national étroit et où la stabilité de la monnaie, face à l’ampleur de la spéculation sur les devises, est un impératif. Mais le marché intérieur doit pouvoir être régulé, infléchi, et enfin limité.
Il doit être régulé pour faire en sorte que les entreprises européennes disposent des meilleurs atouts : certaines concentrations à l’échelle européenne sont utiles et d’autres nuisibles. En revanche, on pourrait citer maints exemples où la Commission a laissé faire des concentrations qui sont manifestement des abus de position dominante (ainsi au sein de la presse française, tombée sous la coupe de grands groupes industriels) et en a bloqué d’autres qui auraient permis à des entreprises européennes de faire jeu égal avec des entreprises américaines. On se demandera pourquoi la Commission a une politique bien plus néo-libérale que les autorités de la concurrence américaine. C’est pour une raison simple : la concurrence entre entreprises se double d’une concurrence inter-étatique, ce qui donne une sorte de libéralisme au carré. Or il n’y a d’autre moyen de réguler la concurrence inter-étatique que de changer les règles du jeu institutionnel et de rendre responsable l’arbitre devant le Parlement européen, votant à la majorité qualifiée. Voici encore un exemple a contrario, s’il en faut, des méfaits de la concurrence inter-étatique : le vote à la majorité qualifiée a été supprimé par le sommet de Bruxelles en matière de fraude et d’évasion fiscales, ce qui laissera aux pays toute latitude, notamment pour laisser prospérer leurs paradis fiscaux.
Le marché doit pouvoir être infléchi pour répondre à des politiques publiques, par exemple en matière industrielle ou environnementale. Autrement dit, si l’on pense que le marché ne peut de lui-même résoudre certains problèmes (et il a été montré depuis longtemps que les défaillances du marché sont légion) et qu’il doit se conformer à certains choix collectifs (comme en matière de transports ou de cadre de vie), la puissance publique doit pouvoir utiliser des instruments d’incitation et de désincitation. Or ils sont aujourd’hui pour la plupart proscrits au niveau des Etats (cf. la chasse aux aides publiques de toutes sortes, sauf cas très limités de situations « anormales »), et quasi inexistants au niveau de l’Union (la Banque européenne d’investissement est loin de tenir le rôle qu’elle pourrait jouer).
Le marché capitaliste doit enfin être limité : il n’a rien à faire dans les services publics, même s’ils sont partiellement marchands (on peut très bien admettre qu’une entreprise publique comme EDF, qui devrait être restituée au secteur public, soit soumise à un principe de rentabilité, mais il pourrait consister par exemple en une taxe sur les capitaux publics qu’elle utilise, ce qui serait tout à fait différent du principe de la valeur actionnariale).
On ne saurait ici aller plus loin dans le débat. Mais la conclusion ne fait pas de doute pour tout esprit attentif au texte de la Constitution : non seulement celle-ci n’est pas, n’en déplaise à Claude Allègre, un projet de gauche, mais elle rend impossible tout projet de gauche. L’Europe, nonobstant son orientation économique libérale depuis le traité de Rome, renforcée ensuite quand les multinationales lui ont soufflé leurs exigences (en particulier dans la rédaction de l’Acte unique), et malgré son architecture anti-démocratique, a eu ses mérites. Elle n’en a plus, ou plutôt elle n’a plus rien à offrir à ses citoyens qui puisse améliorer leur sort en tant que travailleurs. C’est pourquoi le « non » est une occasion historique à ne pas manquer pour lui donner un nouveau départ.
Tony Andréani