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Ce que constituer veut dire

Par Christophe Miqueu • Débat • Dimanche 30/01/2005 • 0 commentaires  • Lu 3271 fois • Version imprimable


A l’heure où les citoyens français s’apprêtent à accepter ou rejeter un projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe, lors d’un référendum qui aura probablement lieu en juin prochain, il ne nous a pas semblé inutile de consacrer quelques pages d’Utopie Critique à l’objet conceptuel central et fortement débattu de ce vote : la Constitution.

Élaboré en catimini par une assemblée de 105 experts auto-décrétés, sous la coupe de l’ancien Président français Giscard D’Estaing, ce texte se présente d’emblée comme un projet rejetant dès sa conception le principe démocratique selon lequel les Peuples souverains choisissent leurs représentants.

Cependant, puisque la réalité politique exige que l’on prenne les choses telles qu’elles sont, et non telles que l’on aurait aimé qu’elles fussent, il convient, afin de percevoir aussi clairement et distinctement que possible l’enjeu du texte sur lequel nous sommes amenés à nous prononcer, de délaisser, au moins provisoirement, la dénonciation du caractère anti-démocratique de l’élaboration de cette Constitution pour revenir à l’un des problèmes fondamentaux qu’il pose : que signifie ce néologisme juridique communautaire de « traité constitutionnel » ?

Nous entendons donc dans ces quelques pages, non simplement faire œuvre de polémiste engagé contre une telle Constitution, mais aussi et surtout contribuer, autant que faire se peut, à éclairer l’esprit de chacun sur les notions usitées pour que le vote soit fait en conscience et après réflexion, et non sous le joug de telle ou telle influence ou opinion.

A l’origine de la vie commune est la Constitution

Il serait inutile de démontrer longuement l’inanité de ce texte constitutionnel sans rappeler le présupposé qui ne peut que nous unir : il n’est rien de naturel dans l’ordre politique des choses, car tout est l’œuvre de l’art humain. Ce sont les hommes organisés en société qui construisent le système politique régulant leur existence. Ce sont les hommes, artisans politiques, qui charpentent leur communauté en la bâtissant selon une Constitution solide. C’est donc dans un tel contexte artificiel que le terme vient trouver sa signification et son rôle. Car le propre d’un texte constitutionnel, point de départ légitime en tant qu’il est accepté par tous, est d’offrir à la vie commune les bases de son système politique.

Une Constitution peut donc  se définir comme ce texte fondateur sans lequel aucune vie politique concrète ne serait possible tant il contient les fondations indispensables à sa mise en œuvre. C’est ainsi que dans tous les pays dotés d’un texte constitutionnel, celui-ci est constituant, dans la mesure où il énonce les règles juridiques les plus élevées qui prévalent sur toutes les autres et qui composent le corps politique. Les règles constitutionnelles sont donc au sommet de la hiérarchie des normes, comme l’a très bien montré Hans Kelsen :

« Un ordre juridique n'est pas un système de normes juxtaposées et coordonnées ; il a une structure hiérarchique et ses normes sont réparties en diverses couches superposées. L'unité de l'ordre réside dans le fait que la création, et par conséquent la validité d'une de ses normes est déterminée par une autre norme, dont à son tour la création a été déterminée par une troisième norme, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à la norme fondamentale de l'ordre juridique, dont ces diverses normes font partie. »[1]

Chaque règle de droit n’est alors valide que parce qu’elle est conforme aux règles supérieures, et les principes constitutionnels sont posés en qualité des normes fondamentales qui à la fois priment sur toutes les autres et rendent raison de leur conformité. L’existence d’une telle hiérarchie des normes est d’ailleurs ce qui garantit l’État de droit, dont se réclame tous les membres de l’Union européenne, car elle rend compte de l’étendue, et donc des limites, de la puissance publique qui ne dispose d’un pouvoir de droit qu’en tant qu’elle est elle-même soumise au droit. Ce caractère libéral, au sens politique du terme, de la notion moderne de Constitution est l’héritage transmis par la philosophie politique de Locke, et en particulier par Le second traité du gouvernement civil. En délimitant les prérogatives du pouvoir politique, la Constitution protège le peuple de tout abus des gouvernants auxquels il a accordé sa confiance, et veille à ce qu’ils n’aient pour fin que le bien public.

 
Le caractère fondateur des Constitutions – de plus en plus souvent écrites, mais qui demeurent dans certains pays, comme le Royaume-Uni, coutumières – explique qu’elles ne comprennent qu’un nombre limité de principes abstraits instaurant le devoir-être d’une communauté politique. Fixant les normes essentielles qui régissent cette communauté, ces textes courts et d’inspiration souvent philosophique se contentent d’exposer les droits fondamentaux des citoyens et de définir le mode de fonctionnement des différentes institutions politiques, comme le fait la constitution des États-Unis, élaborée en 1787, ou la première constitution de la République française de 1791.

Il est alors loin d’être infondé de se demander pourquoi le texte qui nous occupe présente 448 articles et quatre parties qui, certes, s’intéressent aux droits fondamentaux et aux institutions (mais aurait-on utilisé le terme de Constitution s’il en eut été autrement ?), mais aussi et surtout aux différentes politiques concrètes de l’Union. Dans quel autre objectif consacrerait-on près de 306 articles (130 à 436, correspondant au Titre III de la Partie III) à la définition précise des politiques relatives au marché, aux dispositions économiques et monétaires, à l’emploi, au « social », à l’environnement et autres politiques publiques, sinon d’inscrire dans le marbre constitutionnel les principes de la « politique » capitaliste se réduisant à la mise en œuvre dans tous les domaines d’une concurrence libre et non faussée ? Comme le montre très bien Tony Andréani, « si l’Union devait se doter d’une bannière, ce serait : ״ Le pays où la concurrence est libre et non faussée ״ ».[2] Du point de vue simplement formel, cette excroissance libérale du texte témoigne d’une volonté farouche de s’emparer définitivement de toutes les politiques relevant de la sphère publique des États membres en leur donnant un contenu ultra-libéral ayant dès lors valeur de loi essentielle.

Donner un texte constitutionnel à l’Europe, c’est la doter des fondements premiers dont elle ne disposait pas jusqu’alors, puisqu’elle s’organisait au rythme saccadé de traités, c’est-à-dire de conventions juridiques par lesquelles un ensemble d’États fixe un certain nombre de règles communes. On sait qu’une polémique sémantique s’est à ce propos développée depuis quelques temps. Les partisans de ce texte insistent sur sa qualité de « traité », qui ne viendrait finalement que s’ajouter aux autres, ou mieux encore les entériner tout en les améliorant. Ses opposants insistent au contraire sur sa dimension constitutionnelle, qui fait qu’on ne peut en faire un traité comme un autre, précisément parce qu’il se propose d’énoncer les principes de droit qui constituent l’Union européenne. On notera à quel point ce jeu de mots cache l’essentiel du problème : quelle est la nature juridique exacte de ce texte, et qu’est-ce qui permet de distinguer une Constitution d’un traité constitutionnel ?

Si ce texte est constituant comme le laisse entendre le qualificatif de « constitutionnel » que les partisans du traité continuent d’employer, alors le problème ne se pose plus. Ce n’est pas un simple traité réglementant tel ou tel aspect de la coopération entre des États, mais bien un texte énonçant les principes – c’est-à-dire les lois fondamentales, qui sont déclarées en première position, en tête de toute décision, parce qu’elles les précèdent – régissant les rapports d’une association d’États particulière, l’Union européenne, en lui attribuant son identité politique propre. C’est la raison pour laquelle une fois adopté, le texte en question ne pourra qu’être premier par rapport aux Constitutions nationales, comme en dispose l’article 6 de la première partie :

« La Constitution et le droit adopté par les institutions de l’Union, dans l’exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres » (nous soulignons).

Aussi ne peut-on adopter un tel texte sans être assuré que l’on acceptera de suivre désormais les règles primordiales qu’il prescrit. S’il semble bien qu’une Constitution ait par définition une valeur déterminante pour l’organisation et le fonctionnement de la vie politique communautaire, quelle est la signification précise du texte en question au regard d’une telle ambition ?

Sur la voie d’une Europe qui dispense aux peuples de disposer d’eux-mêmes

Pour bien saisir la signification et la portée de la Constitution en discussion, il convient de s’intéresser aux conditions et aux conséquences juridico-politiques formelles de son adoption par les États concernés. Nous pourrons alors mesurer à quel point elle s’inscrit et répond à une volonté de déconstituer politiquement la souveraineté politique des Peuples européens. Soulignons néanmoins avec force qu’aux antipodes de toute revendication nationaliste et anti-européenne, ces lignes cherchent à mettre en exergue que la direction prise par l’Europe, et qu’entérinerait ce texte, contrevient en tout à l’idéal d’une Europe politiquement soudée, capable d’articuler les singularités nationales de Peuples souverains et d’organiser une communauté politique originale, apte à user à bon escient de la part de souveraineté qui lui est transférée.

Les conditions dans lesquelles tente de s’établir cette Constitution sont effectivement celles d’une absence cruelle de communauté politique. D’aucuns prétextent précisément de cette absence bienvenue pour appuyer l’idée que ce traité n’est pas une Constitution. Ce traité ne correspondrait à aucun État puisqu’il énonce les principes de fonctionnement d’une association d’États. L’Union européenne resterait donc une simple organisation internationale. L’argument vaudrait si la convention s’était justement contentée de préciser les règles contractuelles unissant et régissant les rapports de partenaires économiques, ceux du marché commun européen, comme l’ont fait les traités antérieurs. Sauf qu’en l’occurrence le paradoxe est tel que s’allie le fort désir de préciser autant que possible les politiques indispensables au développement sans frein d’un marché fondé sur la concurrence libre et non faussée, à l’intention, relayée par la référence permanente à la notion de Constitution, de se concevoir non plus simplement comme un marché à réguler, mais bien en tant qu’association d’États ayant un intérêt commun – ce qui est le propre d’une communauté politique.

C’est bien qu’alors, une fois de plus, on se remet à dire tout et son contraire. Une Constitution ne se définissant que par le choix collectif d’organiser une communauté politique, on ne voit pas pourquoi devrait être présent dans un texte politique les impératifs du marché que l’on veut imposer aux États de suivre. Et réciproquement, si l’intention d’ériger l’Europe en communauté politique est bien faible au regard de la volonté profonde d’affirmer la subordination européenne au capitalisme déréglé, pourquoi insister à ce point sur la dimension constitutionnelle du texte ?

Paradoxalement, la réponse est peut-être dans la question. L’ambivalence conceptuelle que l’on retrouve dans ce texte n’est peut-être pas si énigmatique et contradictoire qu’elle n’y paraît si l’on observe les avantages qu’elle apporte. En ne se réduisant pas à un simple traité, mais à une apparence de Constitution, ce texte peut se revendiquer de l’ « Europe politique » et faire croire aux citoyens qu’il suffit de se nommer Constitution pour disposer du label de qualité politique que ce terme recouvre. Parallèlement, en intégrant dans cette pseudo-Constitution tous les articles nécessaires à la révision économique et à l’accentuation libérale des traités précédents, le texte confirme le choix des dirigeants européens qui ne tiennent absolument pas à ce que l’Europe dérive de son orientation ultra-libérale vers une véritable communauté politique susceptible de mettre en œuvre les conditions du progrès social. Voilà donc bien une ambiguïté terminologique qui satisfait tous ceux pour qui l’idée d’une Europe sociale est une hérésie (en gros, les partis de droite favorables au traité) comme ceux qui se contentent d’un accompagnement passif des décisions du marché afin d’éviter que ses conséquences deviennent socialement inacceptables (en gros, les verts et la majorité de socialistes favorables au texte). Cette ambiguïté n’est pas sans rappeler combien pouvait avoir raison de dénoncer la propension des écrits constitutionnels à fixer et instituer en droit les rapports de force qui existent de fait dans la société. 

L’élément qui témoigne avec le plus d’évidence de cette confusion volontaire est certainement la rigidité avec laquelle le texte, « conclu pour une durée illimitée » (IV, § 446), établit les complexes procédures de sa révision. L’unanimité est requise dès lors que l’on souhaite modifier la Constitution. Là encore, l’ambiguïté terminologique sert la cause d’une inscription dans le marbre constitutionnel de principes économiques plus que contestables.

En exigeant l’unanimité, le texte tend à faire croire que l’accord de tous à son sujet existe dès le départ. Réviser le texte à l’unanimité permettrait en effet, conformément à l’intérêt commun, qu’aucune modification de la Constitution ne soit le fait d’un groupe d’États, tout amendement du texte ne valant que parce qu’il rassemble la totalité des membres. Or n’est-ce pas tout au contraire la stratégie de ceux qui se savent trop faiblement majoritaires que d’exiger que leurs idées, si elles parviennent à être choisies, soient aussi difficilement que possible remises en question ? Comme ce texte constitutionnel est voué à ne pas faire l’unanimité dès le départ, puisqu’il est clairement l’expression du projet d’une Europe ultra-libérale, c’est l’intérêt commun qui d’emblée n’est pas satisfait et une telle inadéquation avec la source de toute communauté politique que l’on veut camoufler. Quel meilleur gage avaient en effet les conventionnels pour garantir la perpétuation de leur texte, une fois celui-ci adopté, que de réduire au maximum la marge de manœuvre des États qui se verraient dans l’impossibilité de réaliser une politique contraire aux principes économiques adoptés par ses partenaires et lui-même ?

 Robert Badinter dans Une Constitution européenne[3] partait du juste constat que pour surmonter l’inefficacité manifeste des institutions européennes, en crise depuis Maastricht, il fallait dépasser les ambiguïtés de l’Union pour clarifier ses objectifs. Autant dire que ce projet n’y parvient absolument pas puisqu’il accentue toutes les zones d’ombre et brouille tous les concepts pour mieux laisser les objectifs strictement économiques prendre position. Il n’en faut pas plus pour réduire à peau de chagrin toute ambition politique qui ne se satisferait pas des codes libéraux imposés par un texte faussement politique. Il n’en faut pas plus pour réduire à néant la souveraineté populaire des États membres et obliger l’Europe à se plier une bonne fois pour toute (car cette fois-ci les règles du jeu deviendraient quasiment irrévocables à moins de sortir du terrain de jeu lui-même) aux devoirs de toute alliance ultra-libérale. En faisant du fatalisme économique le soubassement idéologique d’un texte dont la vocation n’aurait du être que politique, les conventionnels ont bien ratifié le seul projet européen qui valait à leurs yeux : l’Europe du marché-roi.

Pour une constitution politique de l’Europe

Si en lisant ce projet constitutionnel on ne peut évidemment se satisfaire de l’emprise attestée de l’économique sur le politique, il va sans dire qu’il ne suffit pas de s’insurger pour que les choses se modifient. Encore faut-il au moins, pour espérer qu’elles changent, esquisser les critères à l’aune desquels on souhaiterait les voir se transformer. Autrement dit, si l’on accepte l’idée que l’Europe, si elle veut devenir une communauté politique, a nécessairement besoin d’en constituer les fondements, que devrait contenir la Constitution qui se substituerait au projet actuel[4] ? Comment faire de l’Europe notre chose publique ?

Il serait inconcevable qu’une Constitution écrite pour l’Union des Peuples européens ne commence pas par une déclaration des droits fondamentaux qu’elle reconnaît à ses citoyens, en tant qu’êtres humains, et en tant que membres d’une communauté politique originale en ce qu’elle confédère des Peuples souverains et libres dont les membres sont déjà déterminés par une citoyenneté nationale. Pour que cette articulation entre les deux niveaux de citoyenneté soit possible, il est essentiel que l’Union reconnaisse explicitement la liberté de ces Peuples à disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire à exercer leur souveraineté comme ils l’entendent.

A cela s’ajoute une seconde fonction indispensable d’une Constitution européenne, à savoir la déclinaison précise du rôle et des attributions des institutions démocratiques communautaires. L’Europe acceptée de tous ne pourra être que l’Europe démocratique et non l’Europe oligarchique que représente la convention Giscard. A cet égard, il paraît indispensable de renforcer le rôle du Parlement européen, représentant légitime des Peuples, légiférant en leur nom dans les domaines de compétence de l’Union.

Mais à ces deux vocations essentielles s’ajoute peut-être une troisième, adéquate à la singularité de la communauté politique que tend à devenir l’Europe : la prise en compte – et son expression en principes constitutionnels – de la volonté commune des Peuples, c’est-à-dire de leur volonté à la fois en tant que Peuples singuliers et souverains en leur État, et en tant que Peuples aspirant à une vie en commun au sein d’un espace politique bien compris et définis. Cela implique nécessairement qu’à la réduction de l’Union européenne à une simple juxtaposition de partenaires économiques se substitue un dessein politique commun.

Cette aspiration pourrait, nous semble-t-il, s’énoncer selon deux axes qui formuleraient clairement le devoir-être de l’Union. Le premier, historique, consisterait dans l’affirmation de l’intention primitivement pacifique de toute union politique européenne. S’il est en effet un état qui n’a rien de naturel pour l’homme et qu’il vaut donc la peine d’instituer, c’est bien la paix. L’« alliance de paix (foedus pacificum) » dont parle Kant dans Vers la paix perpétuelle[5], qui n’est pas un simple contrat entre des peuples s’abstenant d’hostilités, mais l’affirmation d’un désir commun de mettre définitivement fin à toutes les guerres, est bien le mobile théorique originel de cette union d’États cherchant à garantir en commun leur liberté.  La conscience et l’expérience historique des peuples européens les ont conduit, après les multiples troubles du passé, a fixé cette recherche de paix comme l’idéal premier, non pas simplement régulateur du système Europe, mais bien effectif tant que cette entité demeure. Une Constitution européenne digne de ce nom ne peut se passer de rappeler cet objectif initial qui doit rester l'inspiration motrice d’une telle confédération politique.

Il faudrait néanmoins ajouter à la volonté d’une Europe en paix une deuxième aspiration qui en est indissociable. Il s’agit de la résolution de faire concrètement de cette communauté de peuples unis une association politique favorisant le progrès social. Spinoza dans son Traité politique avait fort bien vu comment la paix, lorsqu’elle est vide de contenu parce qu’elle se réduit à la seule délivrance de la crainte, conduit les hommes à cette inerte mollesse où « chacun met alors son ambition à surpasser les autres, non pas en vertu, mais par le faste et le luxe »[6]. La paix ne peut en effet être assurée si les intérêts particuliers et autres rivalités économiques ne cessent de miner de l’intérieur la vie des sociétés. La paix ne pourra perdurer si la construction européenne continue sur la voie de la gouvernance privée. Plus précisément, la paix ne pourra être garantie que dans la mesure où les acquis sociaux nationaux seront harmonisés à l’échelle de l’Europe et que cette harmonisation par le haut constituera un principe définissant l’essence de toute politique publique au sein de l’Union européenne.

On ne peut donc se contenter de réduire la Constitution européenne à une simple norme juridique première purement formelle. On ne peut éviter de fixer les principes d’un contenu programmatique effectivement social d’une telle Constitution. En accordant à l’amélioration réelle des conditions de vie et à la lutte effective contre tous les facteurs d’injustice et d’inégalité sociales la valeur de principes fondamentaux, la confédération des États européens inciterait chacun d’entre eux à la mise en œuvre de projets politiques qui ne soient pas de vaines promesses mais qui obéissent à ce qui doit être. Ce devoir-être social pourrait se définir grâce à la délimitation d’un bien public européen autour des droits sociaux essentiels (droit au travail, droit à l’assistance, etc.…) qui, pour reprendre l’expression de l’alinéa 2 du préambule de la Constitution française de 1946, sont « particulièrement nécessaires à notre temps » en ce qu’ils permettent de répondre aux problèmes matériels prioritaires. Loin d’être une utopie irréalisable, un tel principe de solidarité – voire même de sociabilité – ne relève que des seules volontés des artisans de la construction européenne que sont les Peuples libres et souverains. Loin d’être un idéal lointain, une telle volonté constituée serait alors la garantie d’un progrès social effectif.

L’ « Europe politique » ne peut se construire que sur l’affirmation de son ambition sociale, sans quoi les structures politiques mises en place se contenteront d’être l’expression inanimée de peuples oubliés. Si l’essence d’un acte constitutionnel est d’éviter l’arbitraire en garantissant à chacun des droits et en délimitant et définissant les pouvoirs politiques institués, alors il apparaît bien que la Constitution qui nous est projetée, en donnant la place la plus grande à l’arbitraire économique et en traçant ainsi le chemin de toutes les déstructurations possibles et imaginables des sociétés qu’elle englobe, soit inadéquate à son essence. L’esprit de toute chose publique étant d’amender en permanence les imperfections de l'organisation sociale en perpétuel devenir, et dans la marche actuelle de l’Europe en incessante décomposition, il est ainsi plus qu’urgent de réfléchir en commun aux principes de cette nouvelle chose publique à dimension inter-étatique que l’histoire de la pacification des peuples nous amène à créer, afin de se l’approprier au lieu de la délaisser au seul profit des intérêts économiques.

Aussi, dire non à la pseudo-Constitution européenne sera bien le moyen de dire oui à la constitution politique d’une Europe définitivement pacifiée et sociale.

 

Christophe Miqueu 30/01/2005



[1] Kelsen, Théorie pure du droit, traduction d’H. Thévenaz, Éditions de la Baconnière, 1953/1988, pp.  131-132.

[2] Tony Andréani, De quelques Contre-vérités concernant le projet de Constitution européenne, Utopie Critique n° 31, p. 30. Nous renvoyons à cet excellent article qui remet précisément en question les arguments avancés pour prouver que ce projet comprend des améliorations, en particulier au point de vue économique et social.

[3] Fayard, 2002.

[4] L’une des objections récurrentes des partisans de cette pseudo-Constitution aux argumentaires de ses adversaires consiste à leur reprocher de n’avoir aucun projet de substitution. Nous ne prétendons pas ici présenter un tel contre-projet, mais simplement énoncer les axes à partir desquels nous pensons qu’il pourrait être développé avec le plus de pertinence.

[5] Traduction de J.-F. Poirier et F. Proust , G.-F., 1991, p. 91.

[6] Traité politique, traduction d’E. Saisset révisée par L. Bove, Librairie Générale Française, 2002, chap. X, § 4, p. 259.

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