Certes, trahisons des promesses, mensonges éhontés, combines de toutes sortes ne manquent et n’ont jamais manqué. Si on se réfère au dernier demi-siècle pour le cas français, le prototype du traître est Mitterrand : porteur des espoirs populaires[1], il manque de peu l’élection de 1974 et s’appuie sur la deuxième gauche rocardienne et CFDTiste pour combattre les tendances qui, sous l’influence des luttes sociales, poussaient le PS vers la « gauche », c’est-à-dire vers une politique vraiment socialiste. Mais dès que Rocard parût être en mesure de contester la direction de Mitterrand, celui-ci donna un coup de barre « à gauche » en s’appuyant sur partisans du front unique avec le PCF généralement méfiants, voire hostiles à la construction européenne. Remportant l’élection de 1981 sur une ligne « de gauche », Mitterrand va bientôt tourner casaque. En nommant Mauroy comme premier ministre et Delors comme ministre des finances, il indiquait sans ambages que l’in ne devait pas trop s’illusionner sur l’ampleur de la transformation promise. Quand il faudra arbitrer entre l’appartenance au système monétaire européen et une politique nationale de relance industrielle, Mitterrand choisira la première solution et opérera dès 1982 le « tournant de la rigueur ». C’est pratiquement au même moment qu’il organise la réception en grande pompe du Reagan à Versailles lors du sommet du G7 (du 4 au 6 juin 1982). La combinaison logique de l’atlantisme et de l’européisme a toujours constitué la colonne vertébrale de la pensée politique de Mitterrand. À partir de là, les préoccupations sociales voire socialistes qui lui ont permis de gagner deviennent secondaires et quand le socialisme devient incompatible avec l’euro-atlantisme il se séparera du « socialisme » et laissera tomber la vieille rhétorique de la « rupture avec le capitalisme ». La nomination de Laurent Fabius comme premier ministre pour organiser le massacre de la sidérurgie française (« nous avons fait le sale boulot », dira Fabius), la promotion de l’aventurier Tapie et l’exaltation de « la France qui gagne » apparaissent aujourd’hui comme des anticipations du macronisme. L’idéologie « entrepreneuriale » s’est formée et a commencé à former les esprits à cette époque et Macron apparaît clairement, pour ceux qui ont un peu de mémoire, non comme le « nouveau monde », mais comme le représentant parfait de toutes ces vieilleries de ces horribles années 80[2].Macron, ultime rejeton du mitterrandisme, on devrait y réfléchir un peu.
Le personnage de Mitterrand a été l’objet de tant d’études, de tant de portraits à charge ou à décharge qu’il n’y a pas beaucoup d’intérêt à en rajouter ici. Son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale est pleine d’ambiguïtés, mais passons. Sa carrière politique d’après-guerre est finalement beaucoup plus douteuse : partisan de la guerre à outrance contre les indépendantistes algériens (« la seule négociation, c’est la guerre »), il refusa en tant que ministre de la Justice de donner un avis favorable au recours en grâce qui lui ont été soumis concernant des militants du FLN ou le communiste Fernand Iveton. Celui qui s’est fait une gloire d’abolir la peine de mort fut à cette époque un guillotineur impitoyable. Après l’instauration de la Ve République, le personnage révèle encore une de ses facettes sombres avec le faux attentat de l’observatoire. La biographie de ce « personnage romanesque » comme on a pris l’habitude de le dire révèle cependant des constantes : la défense de l’impérialisme que l’on retrouvera en 1991 dans la guerre du Golfe qui pouvait que faire écho à la calamiteuse expédition de Suez en 1956 menée à l’instigation des Britanniques et du gouvernement de Guy Mollet contre la nationalisation du canal de Suez ; sa cécité historique (il croyait gagnable la guerre d’Algérie, comme il refusa d’admettre le processus d’unification de l’Allemagne) ; l’atlantisme (il fut typiquement un de ces politiciens qui participait à tous les gouvernements atlantistes, l’atlantisme étant le point commun entre la « gauche » et les « centristes ».
Si on prend en compte l’intégralité de cette histoire, on ne peut plus parler de trahison. Mitterrand est un politicien roublard mais pas un « traître » car il gardé de bout en bout des principes dont il n’a jamais dérogé, en dépit de ses tirades « ouvriéristes ». Quand il prit la direction du PS en écartant les apparatchiks de la vieille SFIO, les trotskistes, soutenus par Jean Poperen, crièrent « Mitterrand, versaillais ! » quand il fit son entrée à un meeting commémorant le centenaire de la Commune de Paris. Ils n’avaient pas vraiment tort. Ceux qui parlent de trahison sont ceux qui ont bien voulu se laisser trahir. Disons-le franchement, nous avons été nombreux à nous être laissé berner. Nous devions être avertis mais nous n’avons pas écouté les avertissements parce que Mitterrand représentait le raccourci idéal pour une transformation sociale dont les forces étaient en train de s’épuiser. En 1981, les trotskistes, de toutes obédiences ou presque, ont cru que Mitterrand incarnait – certes de manière déformée – l’unité de la classe ouvrière et de ses organisations et qu’il serait même « sous la pression des masses contraint d’aller plus loin qu’il ne le voulait lui-même dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie ». Une autre variante était celle-ci : comme Lénine avait soutenu Kerenski contre Kornilov, Mitterrand serait le Kerenski français qui préparait la prise du pouvoir du Lénine français …
Toutes les aventures de la « gauche socialiste » à partir de 1981 s’inscrivent dans cette matrice d’une analyse complètement illusoire de la situation et des forces politiques en présence. Comme c’est souvent les cas, les acteurs ne conçoivent leur rôle historique qu’en rejouant les scènes de l’histoire passée – Marx l’a bien, l’histoire se répète toujours deux fois, mais la première comme tragédie et la seconde comme farce. L’histoire de l’après-68 fut pour beaucoup la farce dont la révolution russe avait été la tragédie. Mai-juin 68, comme la révolution de 1905 selon Trotski, devait n’être qu’une répétition générale[3] et donc il fallait se hâter de jouer la première. La première tentative de forcer l’histoire à honorer les traites qu’on avait tirées un peu imprudemment fut la tentation de l’insurrection et de la lutte armée, chez les « maos » qui se voyaient en train de rejouer les FTP, mais aussi chez les trotskistes tendance Krivine-Bensaïd (les « pablistes ») qui envisagèrent même un court moment une stratégie de guerre de guérilla rurale à l’échelle du continent européen[4] … Une fois le temps des folies passé, et heureusement passé (la France n’a jamais connu de Rote Armee Fraktion ni de Brigate Rosse), l’illusion « insurrectionnaliste » fut remplacée par l’illusion électoraliste et c’est le PS qui se trouva investi de ces illusions. Ce que Mitterrand comprit fort bien, proposant même aux trotskistes de l’OCI l’entrée en masse au sein du PS.
On pardonnera, on nous pardonnera, d’avoir cru en Mitterrand, l’homme était habile, fin lettré et maître dans l’art de la simulation et de la dissimulation. Après la guerre du Golfe et après Maastricht pourtant, il n’y avait plus guère de doutes possibles. Certes, le passé ne suit pas toujours les hommes, les membres de l’Action Française devenus résistants puis honnêtes militants de gauche, cela a existé. Comme les bons socialistes devenus de franches canailles (Laval, Déat, Doriot et combien d’autres). Dans le cas de Mitterrand une bonne partie de son passé l’a toujours suivi et les dernières années crépusculaires de son deuxième septennat en témoignent. Ajoutons à ces considérations sur Mitterrand que plus aucun des arguments qui expliqueraient son succès ne peuvent s’appliquer à ses successeurs. Jospin a été un homme d’appareil, prêté à Mitterrand par les trotskistes mais complètement gagné aux objectifs des classes dirigeantes quand il accède au poste de premier ministre en 1997. Quant à Hollande, on pourrait lui appliquer le qualificatif de « plus éminente médiocrité du parti »[5] et qu’un homme pareil puisse devenir le premier secrétaire en disait déjà très long sur l’état de déliquescence de la social-démocratie.
Alors pourquoi toute une génération militante s’est-elle égarée ? la réponse est complexe et demande une analyse globale des transformations du capitalisme au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale. Cette analyse avait été entreprise dans le sillage de l’école de Francfort. On en trouvera des éléments importants dans L’homme unidimensionnel de Marcuse mais aussi dans les travaux de Christopher Lasch, notamment dans La culture du narcissisme. La vie américaine à l’âge du déclin des espérances. À ignorer ces recherches essentielles, à s’en tenir à la vulgate marxiste (le mouvement de la lutte des classes trahi par les bureaucraties passées du côté de l’ordre bourgeois), on ne peut rien comprendre. On ne comprend pas plus quand on réduit Mai 68 à un mouvement de la « social-démocratie libertaire » (Clouscard), une révolte des nouvelles couches pressées de faire advenir un nouveau capitalisme des jouisseurs. Mai-juin 68 est une événement « bifide », une des dernières grandes manifestations du vieux mouvement ouvrier, et le passage du social au sociétal, l’expression des revendications individualistes, anti-communautaires qui se sont développées en même temps que la « société de consommation » et les processus de la « désublimation répressive » (Marcuse). Mitterrand a su jouer sur les deux tableaux et ce fut d’autant plus facile qu’il ne sont pas aussi séparés que les disciples de Clouscard le pensent : les aspirations à plus de libertés individuelles, à mettre à bas le monde bourgeois étouffant, l’hypocrisie que continuait de faire régner le régime gaulliste dans toutes les relations sociales, étaient largement partagées par toutes les classes de la société, y compris la classe ouvrière dans laquelle les femmes étaient de plus en plus nombreuses. L’image d’Épinal opposant des ouvriers attachés au combat social et pour moins indifférents aux questions « sociétales », image issue de la tradition du PCF, n’a pas grand-chose à voir avec la réalité.
On s’est arrêté sur le cas particulier du mitterrandisme parce que son héritage continue de peser lourdement sur la situation politique française. Mais il faudrait se demander pourquoi, depuis 1914, les partis ouvriers ont presque systématiquement « trahi » la mission révolutionnaire que la théorie marxiste leur avait donnée. La « mère de toutes les trahisons est celle d’août 1914 quand, renonçant à tous les engagements solennels qu’ils avaient pris dans les congrès précédents, notamment le fameux congrès de Bâle de 1912, les dirigeants des partis socialistes, français autant qu’allemand, se rallièrent à leur propre classe dominante et votèrent les crédits de guerre pour la grande boucherie.
[1] « Celui qui n’est pas pour la rupture avec le capitalisme, ne peut pas être membre du Parti Socialiste » (Mitterrand au congrès du PS à Épinay en 1971)
[2] On peut lire La décennie : le grand cauchemar des années 1980 de François Cusset (éditions La Découverte) pour avoir une idée de cette véritable contre-révolution qu’a été le mitterrandisme en action.
[3] Voir Daniel Bensaïd et Henri Weber, Mai 68, une répétition générale (Maspero, 1968)
[4] Bulletin intérieur de discussion de la Ligue Communiste n°30, 1972, texte soumis par le camarade Ségur …
[5] C’est ainsi que Trotski qualifiait Staline...
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