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Drôle de drame

Par Denis Collin • Actualités • Jeudi 15/09/2005 • 0 commentaires  • Lu 1461 fois • Version imprimable


Nous au village aussi l'on a/ De beaux assassinats (Georges Brassens)
 

Libération (9 septembre) rapporte, dans sa rubrique « Société » un drôle de fait divers »

Il dit : « Maman, j'ai la tête qui sent le pourri. » Linlin devrait sortir l'hôpital mercredi, avec des cicatrices plein le crâne et des troubles de la vision. Il devra en outre marcher avec des béquilles. Dans la nuit du 26 juillet, à Maillé (Vendée), un petit village en plein Marais poitevin, un habitant a copieusement assaisonné à coups de barre de fer puis frappé au sol Alain Billault, dit Linlin, jusqu'à ce que les gyrophares des gendarmes arrêtent sa fureur. Tout cela devant deux voisins qui regardaient, la fourche à la main. Après ce passage à tabac entre voisins, l'ambulance a emporté une victime, la rate éclatée, le bras en hématome, les dents cassées, une cheville tuméfiée.

Pétitions.

Linlin, c'est un peu le « simplet du village ». Mais un « simplet» que le village déteste. Car, aussitôt l'affaire connue, un comité de soutien à l'agresseur s'est créé. Mené par le maire, Laurent Joyeux, contrôleur laitier à la retraite. Sans états d'âme, celui-ci défend l'agresseur : « Débordé par l'exaspération, il a fini par disjoncter. » Puis ajoute : « Il faut le protéger, lui et sa famille, tant que Billault ne respecte pas les règles de vie. Il rôde tous les soirs, à observer les étoiles qu'il dit. S'il continue avec son petit côté provocateur, je ne réponds de rien. Pensez : il a même attaché son cheval aux portes de l'église et au monument aux morts. »

Après une réunion publique où il n'aurait pas fait bon prendre la défense du paria du village, les pétitions ont été signées en mairie. Trois cents personnes de la commune de 730 âmes et des environs ont donné leur nom. « C'est rendu trop loin, dit une voisine. Nous, il ne nous a rien fait, mais on sait qu'il a barboté une clôture, et peut-être bien volé du bois. » Son mari aurait souhaité servir de médiateur, mais finalement, « solidaire avec ses voisins », il est dans le comité de soutien à l'agresseur : « Si Billault revient, cela va devenir malsain pour sa santé physique.

On connaît bien Antoine : il a failli le tuer parce qu'il n'y a que ça à faire... » Bruits et chapardages. Gaillard de 110 kg pris pour un demeuré, Alain Billault a donc tous les torts. Voyez un peu, il fait des feux de paille humide qui font de la « fumaille », comme on dit dans ce marais mouillé du sud de la Vendée ; mais aussi il met de la musique à tue-tête, fait du bruit avec son motoculteur ou la chaîne de sa jument Prunelle qui piafferait la nuit près de la haie du voisin. Il chine des bouts de ferraille à la déchetterie, il récupère les palettes, encombre son jardin de charrettes à bras, de roues de carriole et de vieux engins agricoles abandonnés dans les champs. Circonstances aggravantes, il le fait souvent sans demander la permission. Forcément, on l'accuse alors de vol, de chapardage de bois. Un jour de ramassage des encombrants, il récupère un vélo qui n'était pas vraiment au rebut.

Le maire invoque « des faits répétés sans contentieux de justice », et lâche de méchantes rumeurs : « Des histoires de mœurs à la maison de retraite. » On a compris, Alain n'est peut-être pas quelqu'un de facile. « Son tort, c'est d'être différent », lâche Olivier, à qui on a toujours reproché d'avoir passé la photo de Linlin dans son petit journal local, la Mogette. Et il raconte : « Il est à part, il laboure à l'ancienne, cultive avec de vieux outils. Il se promène avec un char à bancs tracté par sa jument. C'est le bouc émissaire idéal. On se croirait au Moyen Age. Il a peut-être mal réagi, construit des hangars qui tiennent pas debout et fait des feux un peu casse-couilles, mais de là à le massacrer... » Enfant de l'assistance, Alain est sous tutelle, invalide à 80 %. A 38 ans, il ne sait pas vraiment lire, ni compter. Cela fait maintenant quinze ans qu'il habite le village avec Marinette Belloeil, qu'il appelle « maman ».Marinette n'est pas administrativement sa mère adoptive, elle l'a recueilli à 3 mois. Devant la haine exacerbée du village, elle a lancé la procédure d'adoption.« Qu'un bon à rien ». Alain vit avec sa jument Prunelle, le chien Virgule, un jars, des poules et une biquette sans nom. Les rares qui l'acceptent l'appellent Linlin, Titi ou « mon p'tit drôle ».

Au village, c'est devenu un jeu. Quand ils le voient, les gens se moquent de lui, l'excitent. « Il a pourtant juste besoin d'être un peu considéré, qu'on lui parle d'humain à humain. Il ne connaît pas les codes sociaux, tempère Lionel Julien, seul conseiller municipal d'opposition. Ce n'est pas un demeuré, mais il n'a pas l'intelligence des situations. Il est naïf et ne comprend pas que la scierie puisse faire du feu et pas lui. » Un jour, sur un chemin de halage d'un des canaux du marais, un tracteur a bloqué sa charrette. « Tu fais rien, t'es qu'un bon à rien », aurait lâché le paysan avant de lui braquer sa fourche dans le ventre. Alain a beau n'avoir jamais agressé quiconque, à Maillé on parle insécurité à tous vents.

Un habitant marmonne : « Il rumine forcément une vengeance. » Un autre : « On ne sait pas ce qui peut lui passer par la tête. » En tout cas, on lui a brûlé un hangar, une charrette. Des canards et des poules ont disparu. Et puis le maire ne le supporte pas. Il l'a déjà interdit de séjour un an et demi dans la commune, et l'a fait hospitaliser d'office à trois reprises. A chaque fois, les gendarmes sont venus en nombre, avec des gilets pare-balles. L'ont emmené menotté. Les psychiatres l'ont chaque fois laissé sortir. La troisième fois, Alain s'est un peu défendu. Il a fait des moulinets avec un couteau de cuisine. Six mois de prison ferme. La semaine dernière, au tribunal de La Roche-sur-Yon, la prison avec sursis a été requise contre lui pour des nuisances sonores. Le jugement sera rendu jeudi.

En attendant, à Maillé, personne ne parle du procès de son voisin pour tentative d'homicide. » (Nicolas de la Casinière - envoyé spécial du journal Libération)

Voilà un événement politique intéressant. Mais dont un seul journal parle.

Sujet de méditations pour nos amis de Informations Impartiales

Imaginons seulement qu'une bande de jeunes des cités ait roué de coups un clochard : ils avaient des chances de faire la une des actualités. Sarkozy y serait allé de son couplet et aurait proposé un « nettoyage au karscher ». Avec des jeunes d'origine immigrée, l'affaire aurait fait sensation. Les sociologues de service auraient été convoqués pour causer dans le poste. Mais là, rien. Les « braves gens qui n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux » décident de soutenir un apprenti lyncheur. Un remake vendéen et campagnard de l'excellent film d'Arthur Penn, La poursuite impitoyable. Mais il faut aller au-delà. Le caractère politique de l'évènement, ce sont les 300 signataires de la pétition de soutien au furieux de Maillé, sans doute 70% du corps électoral. C'est aussi le soutien du maire, en principe représentant de l'ordre républicain, à l'agresseur. C'est un signe inquiétant. L'insécurité, parfois réelle, a été transformée en fantasme, en exutoire de l'instinct de mort. Le Pen hier, Sarkozy aujourd'hui se sont faits les porte-parole de la violence ordinaire, de la face noire de tout humain. Ils ont un complément parfait dans le mépris hautain des bourgeois snobs qui passent leur temps à faire la morale tant que ça ne touche aux coffres forts. Certes, ces dirigeants ne créent pas la violence, mais ils l'alimentent et en jouent. La peur est une redoutable arme de gouvernement. Le furieux de Maillé (dont Libération ne donne pas le nom) n'a pas de karscher. Il « nettoie » les anormaux à la barre de fer. Si vous avez « l'air provocateur », si vous rodez à regarder les étoiles, vous voilà devenu un suspect, un voyou, que sais-je encore, un terroriste. Plus besoin de poser des bombes, attachez votre cheval au monument aux morts et votre compte est bon. « Des faits répétés sans contentieux de justice », dit le Maire !On le sait, les contraintes sociales, la loi et l'État, ont pour fonction d'empêcher le développement incontrôlé de la violence. Mais quand les politiques exaltent la loi du plus fort (en économie ou ailleurs), quand le ministre de l'Intérieur, numéro deux du gouvernement, passe son temps à cracher sur son pays qualifié de « contre-modèle », quand on cultive méticuleusement, à l'aide des médias aux ordres, la haine de soi, on récolte d'amères moissons. Quand les « grands », qui se veulent dirigeants et éducateurs du peuple font de la destruction de tout sens moral un idéal - car le libéralisme économique n'est pas autre chose - , quand l'humain est ravalé à l'état de marchandise jetable, avoir été pressé comme un citron,

Le terrain est libre pour le pire. Plus tard, les benêts ou les salauds diront qu'ils n'avaient pas voulu cela. Mais plus tard, il est trop tard. Voilà le premier niveau d'analyse. Mais s'en tenir là serait peut-être encore en rester à la surface des choses, à l'immédiatement visible. Comment expliquer que dans notre société normalisée, abondamment sermonnée sur le respect de l'autre et le droit à la différence on arrive à une telle situation ? Comment expliquer que les « braves gens » se mettent à piétiner les règles de droit et de morale les plus élémentaires ? Comment expliquer ces resurgissements soudains d'un « mal banal » (cf. Hannah Arendt) et qui, précisément parce qu'il est banal, peut s'étendre comme un feu de paille ? Peut-être tout simplement parce que les montages qui font tenir debout une société, qui empêchent la propagation de la destructivité, ont été systématiquement détruits, disons au cours des trois dernières décennies. Le maire et ses électeurs en ignorant la Loi et les interdits moraux ne sont pas hors norme ; ils sont dans le courant. La loi, ils s'en moquent parce que nous en sommes au règne de l'individu-roi.

L'individualisme programmé, qui désarrime chacun de ses liens, ouvre sur des enfers subjectifs" dit Pierre Legendre. On nous rétorquera que nous sommes au contraire dans une société « ultrajuridicisée » : tout se règle devant les tribunaux. Mais là encore c'est prendre l'écume des choses pour la réalité. Depuis trente ans, la tendance est très claire : on remplace systématiquement la règle de droit par des transactions entre personnes privées. Et dans ce processus, tous les gouvernements sont en cause et pas seulement les « méchants » du jour. Le droit du travail est mis en pièces au profit du contrat entre deux personnes, un employeur et un employé, un renard libre et la poule libre qu'il va librement manger. On institue des « zones franches » au motif de la lutte contre le chômage, c'est-à-dire des zones où le droit commun n'a plus droit de cité. On tend à réduire toutes les questions qui tournent autour de la reproduction et de la filiation à des questions de libre choix des individus. Aux États-Unis, l'école dominante en droit est l'école dite du « bargaining » : la société doit être régulée par des transactions entre individus, des négociations, en présence d'un juge, mais sans jugement, entre les parties, entre le plaignant et l'accusé. Cette conception dite (par antiphrase) « libérale » gagne du terrain en France. Les lois Perben avec l'institution du « plaider coupable » en constituent une première introduction massive dans notre système juridique. Voir le documentaire réalisé par notre ami Jacques Cotta que France 2 doit diffuser le 30 septembre, à une heure où tout le monde dort. Évidemment, dans une négociation, il faut avoir quelque chose à négocier et Alain Billaut n'avait rien à négocier...Ce qui disparaît, c'est le « tiers » : il n'y a plus que des individus face à face, dans un tête-à-tête mortel. Bien sûr, aucune société ne fonctionner de cette manière. La norme qui ne vient plus d'en haut se refabrique « d'en bas », c'est-à-dire sous le contrôle exclusif des idées dominantes du moment, des modes, de la publicité, des films standardisés à destination des adolescents.

Dans un collège, en cette rentrée, on apprend qu'un groupe de «Troisième » organise systématiquement le tabassage des élèves de Sixième qui ne portent pas un sac d'école d'une certaine marque chic. L' « anormal », le suspect, ici ne regarde pas les étoiles, il n'a tout simplement pas le « marquage social » qui convient. Si on disait aux habitants de Maillé qu'ils se comportement exactement comme ces jeunes voyous un peu débiles, ils en seraient les premiers surpris. Pourtant leur comportement est essentiellement identique à cette violence normalisatrice qui, de temps à autre, émerge dans des institutions scolaires où là aussi, notamment depuis la loi d'orientation de 1989 (loi Jospin) on remplace la Loi par le « contrat ».On voit donc comment le soi-disant libéralisme produit en réalité le contraire de ce qu'il prétend : la tyrannie de la « majorité » et le conformisme de masse - confirmant ainsi les inquiétudes que Tocqueville nourrissait dans son De la démocratie en Amérique. L'affaire de Maillé n'est donc pas un fait divers, mais un événement emblématique et un sujet de méditation.


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