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Encore sur la droite et la gauche

Par Jean-Paul Damaggio • Débat • Mercredi 03/06/2015 • 0 commentaires  • Lu 2389 fois • Version imprimable


Pour ce vers « du passé faisons table rase » je n’ai jamais été un admirateur de l’Internationale même si on m’a expliqué qu’il fallait comprendre dans le contexte de la chanson, qu’il s’agissait du passé d’exploitation. Comme s’il pouvait y avoir un bon passé à côté d’un mauvais !

Donc, quant à l’analyse du clivage droite/gauche il y a aussi une longue histoire dont je reprends ici un modeste élément original. En 1986 sous l’égide du philosophe Henri Lefebvre naît la revue M, mensuel, marxisme, mouvement avec pour fonction la reconstruction d’une gauche authentique. J’ai beaucoup bataillé avec cette gauche là dite « gauche alternative » et j’en passe, mais en même temps j’étais dès cette époque là un lecteur passionné des travaux de Michel Clouscard qui, dans le n°3 de la revue, au nom des bienfaits du débat, a pu ridiculiser l’objectif de la dite revue. Ceci étant, son texte, là ou ailleurs, n’a jamais suscité la moindre réaction, la moindre réplique. Il était pourtant facile de lui dire : « Michel tu parles comme le FN ». Sauf que le FN brandissait le communisme comme épouvantail apportant ainsi un bémol à son refus de la bande des quatre (PCF-PS-Centre-Droite), Clouscard pose comme alternative le communisme mais un communisme abstrait car totalement différent du système soviétique.

En trente ans comment a pu évoluer ce refus du clivage droite/gauche quand on lit le texte ci-dessous par rapport à celui de Denis Collin ?

Deux dimensions contradictoires peuvent être rapidement mentionnées :

- la référence au CME chez Clouscard, à savoir le Capitalisme monopoliste d’Etat, n’est plus de saison car justement le capitalisme actuel cherche à se défaire de l’Etat (avec comme slogan favori et « amusant » ; baissons les impôts). Donc le rapport aux nations est différent (et là aussi il a un slogan favori et « amusant » : vive les micro-nationalismes).

- la référence absente chez Clouscard à la crise écologique (et la aussi il y a un slogan favori et « amusant » : ferme le robinet d’eau quand tu le laves les dents). Les slogans ont beau être là, les impôts augmentent (surtout indirects), les nations ne veulent pas mourir et la crise écologique s’aggrave.

 

Ceci étant dans les deux cas nous sommes face à ce que René Merle a mentionné dans un commentaire au texte de Denis Collin : avec qui conduire cette révolution capable de dépasser le clivage droite/gauche pour réussir une mise en mouvement du peuple démocrate ?

Je reprends la question de Merle : "quels sont, je le répète, les vecteurs possibles de la stratégie et de la pratique politique que tu pointes à juste titre ?"

Et la réponse : "Un réseau… Il reste qu’une sourde colère gronde dans ce pays."

Clouscard savait parfaitement que le concept de classe ouvrière était hors-course mais il cherchait cependant dans le rapport de classe la force nouvelle en se disant que les ingénieurs aussi étaient membres de la classe ouvrière, bref qu’il suffisait de redessiner socialement la force hégémonique capable d’affronter ce capitalisme de la séduction.

J’ai eu le plaisir d’en discuter avec lui (il habitait alors à quelques kilomètres de chez moi) et il reconnaissait son désarroi en la matière. Plutôt que de colloquer sur le sexe des anges, il y aurait tant à débattre sur cette question. Je pense qu'il reste à trouver les moyens de marier le solitaire et le solidaire, peut-être un tâche impossible.

J-P Damaggio

Plus à droite tu meurs, plus à gauche tu meurs, revue M n°3 juillet-août 1986

Droite - gauche: que peuvent signifier, en 1986, ces catégories ? Pour montrer à quel point elles peuvent être dépassées, nous allons reconstituer l'essentiel de la stratégie du capitalisme «moderne». Elle peut être définie comme un syncrétisme éclectique des valeurs de droite et de gauche. Cet exposé sera un résumé de nos cinq derniers livres. Très elliptique, car réduit à quelques propositions fondamentales, il écarte toute rhétorique journalistique au profit d'une provocation réflexive, socratique, qui voudrait réveiller de leur «sommeil dogmatique» tous les réformismes et tous les théoricismes, tous les staliniens et tous les rénovateurs.

En France, depuis la Libération, cette stratégie, s'est développée selon trois axes essentiels:

L'oppression économique qui porte essentiellement sur la classe ouvrière en particulier et sur les travailleurs en général (actuellement, austérité et chômage).

La permissivité des moeurs dont profitent, essentiellement, les nouvelles couches moyennes qui monopolisent l'essentiel d'un nouveau marché, le marché du désir (cf. en particulier, Le capitalisme de la séduction).

3. Le consensus politique, celui des libéraux, des sociaux-démocrates, des libertaires.

Le capitalisme moderne, est, en sa nature profonde, en son essence, cette dualité de complémentarité, cette unité des contraires : réactionnaires à l'égard du producteur et «progressiste» à l'égard du consommateur. Qui se refuse à admettre ce paradoxe suprême du capitalisme, ne comprendra jamais rien aux enjeux de la lutte des classes, à l'affrontement du libéralisme et du socialisme.

C'est qu'ainsi le capitalisme accède à sa finalité : le plus grand profit. Il peut le rendre maximal dans le domaine de la production et dans celui de la consommation et il peut les accumuler. Il y a engendrement réciproque des deux systèmes du profit. C'est grâce à l'oppression économique que la permissivité des mœurs est possible. Cette tripolarisation stratégique est idéale. Elle permet au capitalisme de faire l'économie d'une oppression politique que le libéralisme aura même la suprême habileté de dénoncer (le rôle de Le Pen). C'est le cœur brisé, le restaurant du cœur à la main, que le libéralisme a imposé la plus implacable des terreurs : 3 000 000 de chômeurs.

Celle-ci est bien plus payante que les moyens politiques de la répression traditionnelle, laquelle, en définitive, s'avérait mobilisatrice. La peur de perdre son emploi est bien plus efficace que la peur de «la répression policière».

En même temps, le capitalisme a mis en place les conditions superstructurales de son nouveau marché, ce que nous appelons, pour bien le distinguer du marché des biens d'équipements, utilitaires, le marché du désir. Il s'est développé à partir de l'industrialisation du loisir, du plaisir, du jeu, du divertissement, de la mode.

Pour ce faire, il a fallu Mai 68, casser les tabous et les interdits venus de la société traditionnelle. Le vieux sérieux répressif empêchait la jouissance (comme le Caudillo a longtemps empêché le déchainement permissif de l'industrie du soleil : quel manque à gagner !), alors que tous ses moyens étaient devenus disponibles.

L'idéologie de la libération, de l'émancipation, hypocritement alliée au capitalisme bancaire, a permis de passer à un autre système de valeurs. C'est le passage de la société de l'avoir sans la jouissance (car nécessité du réinvestissement du profit dans l'entreprise) à la société de la jouissance sans l'avoir. A la vieille idéologie «travail, famille, patrie» c'est substituée l'idéologie de la nouvelle bourgeoisie d'encadrement, des «élites» issues des nouvelles couches moyennes, celles qui encadrent la production (management) et la consommation (animation). Les médias banalisent les modèles culturels, usages et signes issus de cette nouvelle «culture». Ces deux stratégies contradictoires — sur l'économique et sur les mœurs —, ont été homogénéisées par la stratégie spécifiquement politique, celle du Régime présidentiel, qui les enveloppe et les oriente en fonction d'une gestion directe du capitalisme. Ce Régime présidentiel est la plus belle réalisation du capitalisme : c'est un «coup d'Etat permanent» qui a permis de mettre en place l'actuel consensus, celui du libéralisme social libertaire.

« Coup d'Etat permanent» car il est gestion directe du capitalisme. Celui-ci devient ainsi «autogestionnaire», à sa manière, puisque les grands managers du CME ont pu devenir les grands commis de l'Etat. Et vice versa. Le désir capitaliste est ainsi devenu volonté d'Etat.

Ce Régime présidentiel a permis la bipolarisation du corps électoral, ce qui a permis de passer à l'alternance et à celle-ci de devenir cohabitation. Le consensus ainsi mis en place est celui des libéraux, des sociaux-démocrates et des gauchos-libertaires de Mai 68. Ces trois courants de pensée politique, de la bourgeoisie, se sont opposés en leur surgissement, ont ensuite chemine parallèlement, pour, en fin de parcours, s'épauler, se réconcilier et s'unir face à l'ennemi commun : le communisme.

C'est que ces trois composantes du désordre établi par le coup d'Etat permanent (le Régime présidentiel) sont enfin arrivées à un partage équitable du gâteau. Elles ont créé le système à trois dimensions qui permet au capitalisme d'accéder à l'hégémonie, au plus grand profit possible, à la meilleure répression économique et à la meilleure permissivité des mœurs, ainsi au plus grand profit sur le producteur et au plus grand profit sur le consommateur.

Ce système veut des mœurs libertaires (merci M. Cohn-Bendit), une gestion économique libérale (merci M. Chirac), une gestion politique social-démocrate (merci M. Mitterrand).

L'oppression économique permet de mater toute opposition ouvrière ; la gestion social-démocrate permet de «faire du social», celui qui est nécessaire à la production de série et à la consommation de masse; la permissivité autorise un marché du désir en pleine expansion (ses cibles : les jeunes, les femmes, les nouvelles couches moyennes, les intellectuels et les artistes).

Alors, la nation devient un marché, le citoyen un client, la culture publicité. La société civile triomphe : elle est le lieu d'existence, d'expression d'un capitalisme libertaire qui peut même revendiquer les droits de l'homme. Résumons-nous : le libéralisme a dépassé les catégories de droite et de gauche dans la mesure où il les a intégrées dans son système pour en faire — suprême ironie — les meilleurs moyens de son fonctionnement. Il est de droite et de gauche, il n'est ni à droite, ni à gauche, il est répressif et permissif, coup d'Etat permanent et revendication libertaire. Telle pourrait être sa devise : «Plus à droite, tu meurs ; plus à gauche, tu meurs».

 


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