Le mûrissement du jeune homme faisant le choix de l’esprit critique et de la pensée libre en réfléchissant sur le destin de deux poètes, dramaturges et metteurs en scène des années 1920, l’un posant en révolutionnaire inflexible qui devint un auxiliaire de police bien qu’il ait été, jeune, un grand poète, l’autre passant pour mollasson et qui resta fidèle à la révolution :
« Prenons un autre exemple, celui de l’intellectuel ukrainien Oles Kouzbass, une « tête d’œuf », qui fut partisan de la révolution aussi longtemps apportait la liberté à l’Ukraine et aux travailleurs. La révolution dégénère en contre-révolution, certains rampent servilement, prennent fait et cause pour cette dégénérescence, obéissant à la « ligne générale du Parti » comme des « rocs inébranlables », pour parler comme le poète Tytchina, cependant que les « mollassons » se révèlent soudain intraitables, inflexibles, et meurent sans avoir trahi, sans avoir vendu personne, sans avoir renié la moindre de leurs idées.
Kouzbass avait fondé le théâtre novateur de Berezil qui, par delà le théâtre lui-même, marqua la naissance de l’Académie de la culture ukrainienne. Comme metteur en scène, il se refusait à copier trait pour trait le classicisme du théâtre scientifique à la Stanislavski ou les innovations de Meyerhold ; il exprimait l’esprit ukrainien dans sa nature tragiquement révolutionnaire et sous des formes esthétiques nouvelles.
Plus s’approchaient la fin et l’anéantissement conjugués de la révolution et de la culture ukrainiennes, plus Kouzbass prenait ses distances vis-à-vis du parti révolutionnaire contre-révolutionnaire, alors que le « génial » et le « rocheux » Tytchina devenait un stalinien endurci, se muait en compagnon de route, en canaille politique et en nullité poétique.
Le destin de Kouzbass nous ouvrit les yeux sur celui de l’Ukraine et sur l’importance de la réflexion critique, du doute, de la culture, pour nourrir les forces de l’esprit. C’est ainsi, peu à peu, que je me suis senti vraiment ukrainien. »
Juste après ce passage Pliouchtch raconte comment, de jeune soviétique formé par le Komsomol des années cinquante à l’« antisémito-internationalisme », il devient « ukrainien » :
« Je me rappelle ma troisième année à l’université d’Odessa. La rituelle crise d’ukrainophilie battait alors son plein dans le Parti : les bonzes tentaient de convaincre les enseignants de prononcer des conférences en ukrainien ; mais nos internationalistes, eux, se cramponnaient ferme à la « langue dans laquelle s’exprimait Lénine », selon le mot de Maïakovski. Seul Liebman, responsable du Parti à l’université, s’efforçait de parler ukrainien, mais un ukrainien à ce point dénaturé qu’un jour je me levai en plein cours et le priai d’un air moqueur de bien vouloir cesser d’estropier notre belle langue … Je me moquais comme de l’an quarante de ma langue natale, mais mon « internationalisme » d’alors ne pouvait tolérer qu’un petit « youpin » nous délivrât ainsi son enseignement en ukrainien, une langue en train de dépérir sous l’influence hégémonique de la langue planétaro-communiste de demain. Même au cours de ces années « antisémito-internationalistes », un léger sentiment d’ukrainité palpitait en moi : j’aimais la Chanson de la forêt, Kobzar, les couplets ukrainiens m’enflammaient, noyaient mes yeux de larmes ; mais cette ombre de sentiment d’appartenance à l’Ukraine s’étiolait d’années en années.
A Kiev, je découvris les œuvre de jeunesse de Tytchina, le même dont les vers rudimentaires de l’âge mûr nous mettaient à la torture sur les bancs de l’école ; s’ouvrit alors à moi un vaste univers fait d’optimisme énigmatique, de tendresse et de fermeté mêlés, d’une pensée très religieuse et rigoureusement ukrainienne. Ainsi l’Ukraine possédait en poésie deux géants, Chevchenko et Tytchina, deux pôles de l’esprit ukrainien qui ne se confondaient qu’à la source et en leurs sommets.
Tytchina, le dramaturge Mykola Koulich, les artistes ukrainiens des années vingt ne m’entrouvrirent en fait que les richesses potentielles de la culture ukrainienne. Comme ma sœur, je ne m’en sentais pas moins russe. Cependant, peu après les procès de 1966, le samizdat diffusa la brochure de Dziouba Internationalisme ou Russification ? Jusqu’alors, nous pensions que, l’antisémitisme et les déportations de petits peuples mis à part, le Parti menait une politique correcte dans le domaine des nationalités, et voici soudain que nous apprenions que Lénine avait souhaité la nécessité d’ « ukrainiser les villes ukrainiennes », insisté non seulement sur le droit à l’autodétermination, mais sur la nécessité de développer la culture ukrainienne. Dziouba nous racontait ensuite l’extermination des « ukrainisateurs » du PC ukrainien, nous citait une foule de manifestations – conscientes ou inconscientes – du chauvinisme grand-russe. On venait de fêter le quatre cent cinquantième anniversaire du « rattachement volontaire » de Kazan, de cette ville qu’Yvan le Terrible avait labourée jusqu’à la dernière racine …
Nous estimâmes cependant qu’il n’évitait pas certaines exagérations. Ainsi, n’y avait-il pas outrance à raconter qu’un Ukrainien parlant sa langue pouvait s’entendre répondre : «Tu ne peux pas parler une langue humaine ? » (c’est-à-dire le russe).
Sous l’influence du livre de Dziouba, je me mis à parler ma langue maternelle. Entreprise difficile : sans doute connaissais-je la langue, mais la pauvreté de mon vocabulaire était insigne. Et puis, lorsqu’autour de moi tout un chacun parlait russe, pas facile de trouver un interlocuteur pour converser en ukrainien.
Et voici qu’un beau jour, demandant en ukrainien à un jeune homme de me passer un livre, je m’entendis répondre : « Tu ne peux pas parler une langue humaine ? »
Le sans me monta à la tête et je me sentis alors définitivement ukrainien, tout comme les Juifs soviétiques deviennent sionistes sous l’effet de la propagande « anticosmopolite » ou « antisioniste ».
Justement : la première action nationaliste ukrainienne de Leonide Pliouchtch se mène avec les Juifs, dont sa femme, « mi juive mi –russe », en manifestant le 29 septembre 1966 pour que soit érigé un monument aux victimes du massacre de Babi Yar, à Kiev : le pouvoir soviétique refusait un tel monument. 400 à 500 manifestants se réunissent, mobilisés par le samizdat ukrainien, provoqués par des indicateurs de police. Dziouba prend la parole. Plouchtch déclare à un vieillard pour qui un ukrainien ne pouvait qu’être un antisémite que s’il n’y a pas de monument, c’est parce qu’ « on ne saurait attendre d’un Etat antisémite qu’il élève un monument en l’honneur des Juifs » : la prise de conscience ukrainienne et la prise de conscience de l’antisémitisme d’Etat s’enchaînent l’une à l’autre. Une vieille femme hurle qu’elle a été fusillée à Babi Yar, ensevelie sous les cadavres. Un jeune juif prend la parole : « L’antisémitisme est une forme de l’antihumanisme ». La manifestation se termine en délégation sur la tombe de Groutchevski (Hruchevskyi), écrivain et historien national, président de la république populaire d’Ukraine en 1917-1918, qui vécut légalement en URSS dans les années vingt, et qui a donné son nom à une rue centrale de Kiev connue plus récemment pour les affrontements du Maidan.
Autre moment, peu après – mais longtemps après au plan psychologique : en 1968 à Moscou, Pliouchtch rencontre un ancien de l’Opposition de gauche, en clair, mais c’est le mot qu’on ne prononce pas, un trotskyste -on peut le dire car bien que ce vieux n’ait pas été, en fait, trotskyste, il les a connu et en témoigne et par là transmet :
« Je rencontrai également un vieux membre du Parti, N…, qui n’avait pas appartenu vraiment à l’ « Opposition de gauche », mais avait sympathisé avec elle. Un jour de 1926, N… avait aperçu dans une rue de Moscou une troupe de manifestants brandissant de slogans bolcheviks, et il s’était joint à cette manifestation « contre la ligne générale du Parti ». Au bout de quelques centaines de mètres, les manifestants virent débouler devant eux la police montée. Tous les manifestants se figèrent, pensant soudain à la police du tsar. Allait-elle tirer ? Lorsque le détachement frôla la foule des manifestants, l’un d’eux s’écria : « Vive le créateur de l’Armée rouge, le camarade Trotsky ! » Les cavaliers répondirent en hurlant : « Hourra ! » avant de tourner le coin de la rue.
N… avait également pris part aux funérailles de Ioffé, qui s’était suicidé en comprenant que les apparatchiki avaient assassiné la révolution. Là encore, quelqu’un cria un slogan sur Trotsky pour attirer sur lui l’attention des soldats. Mais il s’agissait de soldats de l’Armée rouge qui n’avaient pas pris part à la guerre civile, et les « vive Trotsky » ne suscitèrent parmi eux aucun écho … N… me raconta une multitude d’exemples de la répression déchaînée contre les bolcheviks, soulignant constamment qu’il ne fallait point identifier ces trotskystes liquidés avec les stalinisme …
N… avait une grande bibliothèque marxiste et c’est chez lui que je lus les Leçons d’Octobre de Trotsky et les recueils d’articles de Staline, Zinoviev, Kamenev, Kroupskaia contre ce livre de Trotsky … Le texte de Kroupskaia me parut bien pitoyable, elle se bornait à défendre Lénine contre Trotsky qui n’avait pas assez souligné le rôle de son mari. On devinait cependant qu’elle ne se situait pas dans le camp des apparatchiki … Je lus aussi le Testament politique de Lénine, et l’ABC du communisme de Boukharine, qui me parut plus proche de moi que Trotsky en raison de sa sympathie pour les paysans, de son exigence d’une collectivisation progressive. L’un et l’autre n’avaient tiré du Testament de Lénine que ce qui correspondait à leurs vues … Au fond, Boukharine ne dit jamais un mot des problèmes de la démocratie, il accorde une trop grande place au culte de Lénine dont Trotsky, pour sa part, se dégage beaucoup plus, au grand dam de Kroupskaia … N… me donna également à lire la brochure de l’ Opposition ouvrière : je n’eux que le temps de la feuilleter, mais suffisamment pour constater que nombre de ses affirmations n’ont pas vieilli à ce jour.
Lorsque je le quittai, N… versa des larmes et me dit :
-surtout, ne renie pas Octobre … Nous avons certes subi une défaite, mais il faut en étudier les causes et ne pas faire retomber stupidement, comme font les jeunes d’aujourd’hui, toute la responsabilité de ce qui s’est passé sur la révolution d’Octobre. Vous êtes le premier jeune que je rencontre qui connaisse quelque chose à l’histoire du Parti, qui s’efforce de l’analyser … »
Par la suite Pliouchtch résume l’analyse marxiste de la société soviétique à laquelle lui et ses camarades étaient parvenus. Elle est alors très proche de celle de Trotsky. S’étant procuré par le samizdat la Nouvelle classe du yougoslave Djilas (avoir un tel livre entre les mains était très dangereux), il s’en démarque ainsi :
« Une classe se définit par la place qu’elle occupe dans le processus de production et le mode de répartition des produits fabriqués. Dans le processus de production, l’oligarchie soviétique ne remplit que des fonctions de direction et de surveillance du travail. (…) Ils VOLENT une partie du revenu populaire. (…) Ils détiennent le pouvoir, mais ce ne sont que d’éphémères califes. »
Cette conception n’est toutefois pas identique à celle de Trotsky car Pliouchtch théorise, et diffuse dans le samizdat, l’idée que si les apparatchiki ne sont que des chefs voleurs et pas des capitalistes, l’Etat soviétique, lui, fonctionne de plus en plus comme un « capitaliste abstrait » qui, envers les travailleurs du pays, fonctionne comme un capitaliste prélevant leur plus-value, et corrompt ses serviteurs. Cette analyse conduit Pliouchtch à critiquer les thèses d’Andreï Sakharov en faveur du rapprochement entre URSS et Occident : un tel rapprochement pourrait favoriser « le capitalisme d’Etat dans sa forme la plus crue, la plus inhumaine » en URSS et les « aspects antidémocratiques » en Occident.
La dimension morale, ancrée dans la nostalgie paysanne et la culture littéraire, reste chez lui fondamentale. En décembre 1968 il réussit à rencontrer deux vieilles socialiste-révolutionnaires ukrainiennes ayant fait trente ans de camps à partir de 1923, Ekatérina Lvovna et Nadejda Vitalevna Olitskaia Sourovtseva et s’émerveille de leur jeunesse d’esprit, de leur absence de sectarisme et de leur force morale, qui lui semblent supérieurs à l’état d’esprit qui ressort des récits d’Evguénia Guiinzbourg, que ces deux femmes avaient connue au Goulag. Là, les bolcheviks semblent frappés d’une déroute morale (Lénine toujours ambivalent avait d’ailleurs gardé son estime pour les s-r de gauche tout en les pourchassant …).
« Dans ses souvenirs [il s’agit de Sourovtseva] le camp évoque la magnifique nature de la Sibérie et de la Kolyma, qu’elle aime malgré tout ce qui y fut attaché : torture, faim et froid, sans compter la stupidité des surveillants et de l’administration. Vu pas ses yeux, le cauchemar de vingt-huit années de camp et de prison se mue en tragi-comédie dans laquelle l’homme triomphe grâce à son habileté à s’élever au dessus des limites de la condition humaine, grâce aussi au rire, au simple amour de la vie des êtres sains d’esprit … J’entends encore la voix réprobatrice d’Olitskaia lui objecter : « Mais, Nadia, pourquoi dis-tu cela ? Là ce n’est pas la question … » en réaction à telle ou telle anecdote sur tel ou tel bourreau, traître ou héros. Non, tout est pour elle dans le rire, dans le menu détail, dans la moindre bagatelle à travers quoi elle distingue cette essence dont se plaît à parler son amie Olitskaia. L’une et l’autre ignorent les larmes. Etonnant pour moi, habitué à voir les Ukrainiens pleurer même lorsqu’ils rient à gorge déployée ! »