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Exclusion ou travail subi

Courrier de la Planète n°53

Par Denis Collin • Archives • Mercredi 10/03/1999 • 0 commentaires  • Lu 3337 fois • Version imprimable


En dépit de secousses dangereuses, minimisées parce qu’elles touchent des pays en voie de développement, le Mexique avant-hier, l’Asie du Sud-Est et le Brésil hier, l’euphorie boursière qui semble se prolonger sur le long terme, la bonne santé apparente de l’économie américaine et la " reprise " en Europe, alimentent déjà les théories qui prédisent l’avènement d’une nouvelle croissance. Pourtant cet optimisme se heurte à une réalité impossible à cacher, la croissance, sans précédent dans l’histoire humaine, des inégalités entre les pays riches et les pays pauvres et à l’intérieur de chacun de ces pays, sur tous les plans, et pas seulement sur le plan de la richesse financière ou des biens marchands. Cette situation soulèves trois questions. (1) D’où vient la croissance d’une inégalité si contraire au sentiment démocratique égalisateur, tel que Tocqueville l’avait observé dans l’Amérique du 19e siècle, et que valent les justifications qui en font le prix à payer pour le bonheur futur de l’humanité mondialisée par les " marchés " ? (2) Si la perspective d’un changement social radical est enterrée, nous reste-il au moins le choix entre un modèle libéral pur, à l’anglo-saxonne et un modèle social européen de gestion de la pauvreté ? (3) La lutte des classes, déniée, ne se poursuit-elle pas sous la forme d’une guerre contre les pauvres dont les politiques de gestion de l’exclusion seraient le paravent ?

 


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La croissance des inégalités n’est pas un effet pervers des politiques dites " néolibérales " mais quelque chose qui leur est consubstantiel : elle n’est que l’expression nécessaire du développement des rapports sociaux de production qu’il faut bien appeler capitalistes. Accumulation de la richesse à un pôle de la société, accumulation de la pauvreté à l’autre : l’état du monde confirme le pronostic de Marx. Mais, pour l’opinion dominante, l’inégalité est dotée de vertus propres puisque, chez les disciples de Hayek, par exemple, elle n’est rien de moins que la forme nécessaire à la création d’un ordre spontané ; les plus riches le sont parce qu’ils sont les plus aptes à réussir. En réussissant, ils ne font que jouir de leur droit naturel à profiter des fruits de leur travail. Freiner leur enrichissement par une politique égalitariste serait non seulement injuste, mais de surcroît inefficace économiquement. La critique cet l’anti-égalitarisme néolibéral doit se conduire sur trois plans :

1. Au plan épistémologique : les sociétés humaines sont-elles ou non régies par des lois de type darwinien ? Hayek n’est qu’un disciple attardé des Spencer et tutti quanti. Les conseillers des princes, les gourous des marchés et l’élite des penseurs de la science économique sont, malheureusement, des disciples attardés de Hayek.

2. Au plan économique : y a-t-il une efficacité économique réelle de la croissance des inégalités ? Les néolibéraux tentent de démontrer que si les inégalités croissent, néanmoins même les plus pauvres deviennent moins pauvres que dans un système égalitaire. Or cette affirmation n’est qu’une pétition de principe. Aucune expérience ne vient la confirmer. Si on cesse de tenir le PNB pour le seul indicateur valable et si on mesure la situation réelle dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la qualité de la vie, les États-Unis, pays le plus riche du monde, chutent dans le classement pour atteindre sur certains points le niveau des pays en voie de développement.

3. Au plan moral : même si l’inégalité est efficace économiquement, cela la justifie-t-elle moralement ? Si on démontrait, comme on a tenté de le faire, que l’esclavage est efficace, cela légitimerait-il son rétablissement ? Ce qui caractérise la société humaine, c’est que les principes qui l’organisent doivent pouvoir être légitimés soit du point de vue d’une autorité transcendante (la loi divine) soit de point de vue la raison morale. L’utilitarisme primaire ne peut en aucun cas fournir le principe fondateur d’une société bien ordonnée.

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On oppose schématiquement deux modèles de gestion de la pauvreté dans les pays développés, celui de l’Europe continentale marqué par une protection sociale forte et un chômage élevé et celui des États-Unis et du Royaume-Uni, caractérisé par un nombre élevé de " working poors ". Ces différences entre les continentaux et les anglo-saxons sont cependant largement surestimées. Est-on certain que la précarité est moindre en France qu’aux USA ? La généralisation de la flexibilité et du temps partiel non choisi est en train de créer massivement des " working poors " en France. Les emplois-jeunes de bac+2 à bac+5 vont dans le même sens. Le premier ministre français et le Président de la République se sont mis d’accord pour " remercier " le commissaire au plan Henri Guaino qui avait eu le tort d’affirmer qu’on ne devait pas seulement compter 3 millions de chômeurs mais bien au moins 8 millions de " précaires ", soit un bon tiers de la population active.

Autre élément qui relativise ces oppositions : si on prend le partage du revenu national entre capital et travail, il est plus défavorable au travail en France qu’aux USA ! La mythologie qui transforme les États-Unis en épouvantail permet à nos gouvernements de paraître, par comparaison, " solidaires " à bon marché. Les mêmes tendances sont à l’oeuvre des deux côtés de l’Atlantique et les mêmes conflits de valeurs traversent nos sociétés. Clinton avait élu sur une base " solidariste " : il devait construire un système national cohérent de sécurité sociale, ce qui prouve que les Américains sont tout autant attachés aux valeurs de solidarité que les Européens. Inversement, les bons chiffres du chômage aux États-Unis et au Royaume-Uni doivent être pris avec précaution - les modes de calcul différents et les systèmes différents de protection sociale rendent les comparaisons hasardeuses.

Dans la liquidation de l’État-Providence, ou du " compromis keynésien ", les États-Unis, cependant, ont pris une longueur d’avance ; le Royaume-Uni, un de ces États-Providence les plus développés à la suite des réformes des années 1945, a tenté de les rattraper sous les coups de fouet de Mme Thatcher et la férule douce de Mr. Blair. Si les choses vont moins vite sur le continent, la raison n’en est pas un conflit de valeurs - MM. Jospin et Schröder n’ont pas des valeurs très différentes de celles de MM. Clinton et Blair. Les traditions politiques nationales différentes et les rapports de force entre les classes sociales jouent par contre un rôle majeur. L’idée républicaine française diffère de l’idée américaine de la démocratie ; la première place au centre de la vie politique l’existence d’un bien public supérieur aux intérêts individuels alors que la seconde est individualiste et se préoccupe en premier lieu du droit au bonheur. En outre, face à une " menace communiste " plus pressante sur le continent, face à un mouvement ouvrier aux traditions révolutionnaires, les États ont été amenées à intégrer dans la société capitaliste elle-même des éléments importants de " socialisme ".

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La gestion de la pauvreté est depuis les débuts du capitalisme un souci majeur des dominants. L’histoire de la montée du capitalisme anglais est aussi celle des lois sur les pauvres. Les centaines de milliers de paysans indépendants chassés de leurs tenures, privés des terres communales, doivent être mis par la force au service de la nouvelle industrie. Traditionnellement, les classes laborieuses sont aussi tenues pour des classes dangereuses. Si dans les années 70 dominait la peur de l’explosion sociale comme conséquence de la montée du chômage, les années 90 sont confrontées à la décomposition de pans entiers de la société. L’obsession sécuritaire travaille ainsi en profondeur une société à la façade libérale/libertaire. Du coup, l’idée fait son chemin d’une espèce de retour au système des " workhouses " décrit par Marx dans le Capital : pour discipliner les " sauvageons " et autres exclus et marginalisés, il faut les remettre de force au travail - soit par décision de justice, soit en les privant d’aides sociales de telle sorte qu’ils soient obligés d’accepter n’importe quel salaire. Mais comme ils ne trouvent pas d’emploi sur le marché du travail " normal ", on créera un second marché, largement administré par l’État et les collectivités locales et fournissant, aux frais du contribuable, de la main-d’œuvre à bon marché. Tout une idéologie du travail à la fois comme punition et procédé de réhabilitation renaît de ses cendres. Cette idéologie s’appuie sur des pratiques de quadrillage du territoire urbain et de " zonage " (ZEP, " quartiers sensibles ", etc.) qui, avec les meilleures intentions du monde, fabrique des ghettos soumis à un contrôle policier généralisé.

Mais il faut aller plus loin : cette masse de travailleurs contraints de se vendre à bas prix fait peser sur l’ensemble des salariés une forte pression qui déstructure tous les rapports sociaux établis dans la période antérieure. Ce qui est en cause, à terme, c’est le salariat lui-même comme statut juridique de celui qui vend sa force de travail. Sous les apparences d’un contractualisme généralisé (on n’occupe plus un emploi, on est chargé d’une mission qui fait l’objet d’un contrat à durée déterminée) on va vers une situation où celui qui ne possède pas sera entièrement aux mains de celui qui possède, d’où une " re-féodalisation " des rapports sociaux transformés en rapports de soumission personnelle, non régulés par le droit.

Denis COLLIN


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