Sommaire
L’« État français » de Vichy s’était donné comme but d’en finir avec ce dualisme contradictoire. Et l’on oublie souvent combien les « modernisateurs » étaient nombreux dans les antichambres du régime né à l’ombre de l’occupation nazie. Les innombrables projets plus ou moins mort-nés de cette période mériteraient une étude détaillée et les surprises ne manqueraient pas. Mais nous laisserons provisoirement cet aspect des choses aux historiens. Car la réforme de l’État est à nouveau au premier plan de l’actualité politique et elle est même devenue un sujet médiatique avec la publication du livre-rapport dirigé par Roger Fauroux, Notre État. Bien que beaucoup de questions restent encore en discussion et que les plus ébouriffants des projets ne puissent guère trouver de chances d’être mis en oeuvre, les lignes générales d’une action qui, par-delà les changements de majorité, remonte aux lois Defferre sur la décentralisation peuvent être clairement dessinées. Souvent écartées du débat public en raison de leur technicité rebutante, ces questions sont cependant des enjeux essentiels des luttes sociales et politiques. Ce que nous voudrions montrer dans les pages qui suivent.
Une vieille affaire
Dès le discours de Bayeux, de Gaulle avait exposé son hostilité à la République parlementaire traditionnelle. C’est là qu’il déclara la guerre aux partis et aux corps « intermédiaires » élus. Battu par le « régime des partis », il se retira. L’avènement de la 5e République devait permettre la mise en oeuvre de ses projets de réforme de l’État républicain. Sous des formes diverses, plus ou moins clairement exprimées, l’idée dominante est de remplacer le « régime d’Assemblée » qui gouvernait la République de haut en bas par des organes mixtes regroupant les « forces vives de la Nation » à travers des organisations verticales professionnelles. Aujourd’hui, on parle des « acteurs de la société civile ». Les mots changent, mais le contenu reste. Le référendum de 1969 n’était pas, pour de Gaulle, un simple prétexte pour tirer son chapeau orgueilleusement et manifester, une fois de plus, son amour de la France et son mépris de ces Français indécrottables et si prompts à tomber dans la « chienlit ». Le contenu du référendum était capital et devait permettre de parachever l’oeuvre entreprise en 1958. La « régionalisation » et la transformation du Sénat en une chambre des acteurs sociaux - un projet de fusion du Sénat et du Conseil économique et social - s’inscrivaient dans une perspective de rupture avec la République traditionnelle, une perspective que quelqu’un d’aussi modéré que le leader de FO à l’époque, André Bergeron, qualifiait de « corporatiste ».
Tous les gouvernements qui ont suivi se sont pourtant reposé les mêmes questions. Giscard d’Estaing - qui avait voté « Non » en 1969 - aurait souhaité reprendre la régionalisation. Mais il en fut empêché, en particulier par sa violente rupture avec Jacques Chirac en 1976. La gauche devait se réapproprier la tâche laissée en plan. Le mouvement s’opéra en deux temps. Tout d’abord, la réforme Defferre sur la décentralisation administrative. Ensuite, la réforme de l’État lancée par Michel Rocard en 1988, reprise par Juppé en 1995, tente de repenser l’ensemble des règles de fonctionnement de l’État. Les réformes des collectivités locales instituées par les lois Voynet et Chevènement de 1999 apportent une nouvelle et importante pierre à l’édifice. Mais on notera la continuité au-delà de l’alternance gauche-droite.
Ces réformes doivent être caractérisées comme une déconstruction patiente de la République « une et indivisible ». D’un côté, la décentralisation, la régionalisation, la réforme des collectivités locales (« pays », « communautés de communes », etc.) affaiblissent le poids du suffrage direct au profit du suffrage indirect et, plus généralement, affaiblissent les élus du peuple au profit de la technocratie, de la soi-disant société civile, présente à travers ses représentants autoproclamés, et des groupes de pression économiquement dominants. De l’autre côté, la construction européenne transfère aux institutions européennes des pans entiers de la souveraineté nationale, non seulement sur les questions d’intérêt commun (tarifs douaniers, politique industrielle, défense et sécurité commune), mais jusqu’aux moindres détails (les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse, par exemple). De ce point de vue d’ailleurs, l’Europe est plus « centralisatrice » que la plupart des États fédéraux classiques. L’identité républicaine française était traditionnellement rousseauiste et postulait le principe de l’unité du corps politique comme condition de l’exercice de la souveraineté populaire. C’est cela qui se défait et l’idée que nous avons un destin commun s’évanouit.
Le périmètre de l’État
Michel Rocard [1] expose la logique de ce mouvement dont il est l’un des théoriciens et fut, pour un temps, le maître d’oeuvre. L’ancien Premier ministre part du constat d’une crise de l’État dont il essaie de cerner quatre dimensions : l’affaiblissement de la souveraineté ; une crise de l’État qui découle de la mise en oeuvre de la décentralisation ; la limitation des moyens financiers de l’État ; le rôle de la mondialisation. À cette crise, Michel Rocard propose de remédier en traçant quelques orientations très générales, qui éclairent de manière assez précise ce que va être l’axe politique de la gauche. Ainsi, constatant que toute action nécessite la coopération de plusieurs ministères, Michel Rocard en déduit qu’il faut procéder à une « horizontalisation » de l’action de l’État. Ce qui veut dire affaiblissement des administrations centrales au profit d’agences ou de collectifs d’un genre nouveau qui traiteront les questions sur le terrain. On verra un peu plus loin que cette « horizontalisation » des fonctions de l’Etat constitue l’essence de la réforme des collectivités locales proposée dans les lois Voynet et Chevènement. Et que ses conséquences sont redoutables.
Pour Michel Rocard, cette « horizontalisation » va de pair avec un rétrécissement du « périmètre de l’État », manière pudique de désigner le désengagement de l’État au profit des associations - une catégorie bien vaste, avec les contenues les plus variés - et de l’initiative privée. Cette théorie a un fondement cohérent : il faut en finir avec le socialisme traditionnel, car, pour Michel Rocard, s’il est juste de se mettre en colère contre la misère, il faut en finir avec les thèses défendues par Marx « et ses zélateurs » qui « ont attribué l’injustice et la pauvreté non pas à la méchanceté relative de la nature humaine, à la mauvaise organisation du pouvoir et de ses contrôles, mais à la propriété privée des moyens de production et d’échange ». Si l’injustice et la pauvreté sont, en partie, la conséquence de la méchanceté de la nature humaine, on ne voit pas bien ce qu’on y pourrait faire ! À moins de changer la nature humaine, projet terrifiant dont on ne peut penser une minute qu’il soit celui de Michel Rocard. Il ne reste donc qu’une solution : il faut trouver les moyens de gérer au mieux cette pauvreté et cette injustice inévitables. Telle est exactement la logique de la réforme de l’Etat selon les socialistes : gestion locale de la misère du monde dans le cadre intangible des rapports de propriété et d’échange - il est à craindre que la formule des Verts, « penser globalement, agir localement » ne soit une autre formule pour la même idée.
Il y a un lien évident entre la redéfinition du périmètre de l’État, sa réorganisation horizontale et l’affaiblissement continu du principe de souveraineté en tant que tel. L’attaque contre la souveraineté est en réalité une attaque contre le politique en tant que tel, c’est-à-dire contre l’État en tant qu’il est censé représenter à la fois le bien commun et la communauté politique des citoyens. En effet, si le marché est le moyen le plus efficace pour réguler la vie sociale, l’idée de décider, d’un commun accord de tous les citoyens, sous quelles lois nous voulons vivre devient absurde. Fin de la République une et indivisible
On laissera ici de côté les privatisations et le rôle dévolu aux comités de sages et aux autorités administratives indépendantes abordés ailleurs dans ce livre. On y verra qu’il ne s’agit pas seulement de la propriété de telle ou telle entreprise mais bien d’une privatisation tous azimuts qui concerne certaines des fonctions traditionnelles de la puissance publique. Ces processus s’inscrivent dans un cadre où ce sont les structures mêmes de l’autorité politique qui sont bouleversées.
La réforme de l’État en France, entamée par les lois Defferre sur la décentrali¬sation, poursuivie par les grands chantiers du gouvernement Rocard, a pris un nouveau tournant avec la loi Voynet de mars 1999 et la loi Chevènement sur les communautés d’agglomération qui la complète. A la pyramide des assemblées élues au suffrage universel (commune, département, région, Parlement) vient se superposer pour la vider progressivement de toute sa substance une nouvelle organisation : communautés de communes ou d’agglomérations, pays, etc. En son sein, on ne rencontre plus que des élus d’élus et des représentants des « forces vives » ou des « acteurs », c’est-à-dire des représentants des puissances économiques et de la soi-disant société civile. Face à cette nouvelle organisation, les élus du suffrage universel ne seront plus que des figurants chargés de temps en temps d’entériner des dossiers sur lesquels ils n’auront plus même les moyens de débattre sérieusement. Pendant ce temps, les maires se vantent de gérer leur commune comme une entre-prise et se comparent à des managers. Mais les administrations se multiplient, se marchent sur les pieds ; il faut de nouveaux locaux et l’immobilier s’en trouve relancé.
Un nouveau schéma d’une extraordinaire complexité se met en place progressivement et qui devrait évoluer dans les prochaines années : commune, communautés de communes ou d’agglomération, pays, départements, régions (22) et super-régions (7) , nation, Europe [2]. Et encore, avec l’extension de l’Europe, il faudra prévoir des sous-ensembles - comme le sont actuellement les sous-ensembles définis par l’euro ou les accords de Schengen. Évidemment, tout cela est mis en place au nom de la « simplification administrative », de la lutte contre la « paperasserie bureaucratique », de la volonté de rapprocher le citoyen du lieu où se prennent les décisions qui le concernent...
Il s’agit de l’application française de directives européennes sur l’organisation territoriale. La confédération Force ouvrière a qualifié ce dispositif de « déconstruction de la République ». Centré sur la question de la réforme de l’Etat, le 17e congrès de la Fédération générale des fonctionnaires Force ouvrière, tenu du 6 au 9 juin 2000, dresse un réquisitoire impitoyable. [3]
« Si nous devions qualifier les trois années passées depuis le congrès de Saint-Malo, nous pourrions dire sans hésitation que nous avons assisté pendant cette période, au triomphe de la technocratie et de la maîtrise comptable. La « méthode Jospin » semble porter ses fruits. La communication médiatique est particulièrement bien pensée pour préparer les esprits en laissant supposer que les évolutions sont inéluctables, que modernisation rime avec libéralisation. »
Rappelons que le syndicat qui tient ces propos n’est pas connu pour ses affinités avec la droite ni avec les gauchistes puisqu’il est un des plus anciens bastions du courant socialiste traditionnel chez les fonctionnaires.
Contractualisation de l’État.
La machine administrative est réorganisée selon les principes du management des entreprises. À la circulaire, on substitue la négociation des contrats internes à l’administration, définissant pour chacune des instances concernées des objectifs à atteindre. Le rapport de la FGF commente :
« Peut-on vraiment imaginer que l’on puisse passer d’une administration de gestion à un système de gestion par objectifs sans remettre en cause, par exemple, l’égalité de droit devant le service public ? »
Il s’agit, tout en respectant formellement le cadre général de la fonction publique, de mettre en place des structures, des habitudes de travail et des modes de régula¬tion qui permettraient très rapidement de transférer les compétences de l’administration à des organismes autonomes, semi-publics ou même franchement privés. Contrairement à ce que pensent ceux qui voient l’Education nationale comme un monstre préhistorique incapable d’évolution, c’est dans cette administration que les nouvelles méthodes ont été mises en oeuvre le plus tôt et avec le plus de dogmatisme. Les établissements scolaires sont des « établissements publics » dotés d’un conseil d’administration et d’un budget propre. Dès 1983, le ministère, à travers la DEP (Direction de l’évaluation et de la prospective), organise l’évaluation générale des résultats et la comparaison/classement entre les établissements, encourageant ainsi le « consumérisme scolaire ». Quant à l’Université, depuis la loi Faure de 1968, les ministres successifs n’ont eu de cesse d’y faire progresser l’autonomie de gestion et la concurrence. On remarquera également que les mesures prises dans les diverses administrations sont calquées sur celles qui ont été mises en place dès la fin des années 1970 au ministère des PTT, mesures qui, par glissements progressifs, devaient conduire au démantèlement pur et simple du service public et à la privatisation.
Dans la même ligne, on peut noter le rôle croissant del’« associatif » : les collectvités locales et l’État central sous-traitent une partie de leurs activités à des associations, représentatives, dit-on, de la « société civile ». De nombreuses associations culturelles ou de loisirs, qui seraient incapables de vivre par leur militantisme propre, sont ainsi mises sous perfusion en tant que « centres sociaux », bénéficiant à ce titre de subventions généreuses et de « concessions de service public » dans le domaine de la Prévention de la délinquance, de l’aide scolaire, etc. Quand les associations en question n’existent pas, ce sont les administrations et les pouvoirs publics qui les créent directement, détournant ainsi la loi de 1901 de sa signification. C’est pourquoi, le rapport de la FGF conclut à juste titre que toute cette politique n’est qu’une « étape vers la mise en place d’agences de type anglo-saxon, qui, chargées par contrat d’une délégation de service public, pourraient être contraintes effectivement à des obligations de résultat ». Après tout, sous la monarchie, la collecte des impôts était bien effectuée par une sorte d’agence bénéficiant d’une délégation de service public, le « fermier général ». Le paradoxe est que ce sont non les « réactionnaires » patentés mais les socialistes « progressistes » à tous crins qui préparent ce retour des fermiers généraux !
On nous dit que tout cela est très « moderne » parce que le triomphe du contrat sur la loi serait le triomphe de la société civile sur l’État. Il n’en est rien. Le féoda¬lisme est un système social dans lequel un certain genre de contrat, celui qui lie le vassal à son suzerain sur la base d’obligations réciproques, est au fondement de tout droit. C’est pourquoi on peut légitimement penser que cette « contractualisation » générale de l’État est en réalité une re-féodalisation du lien social. Le contrat féodal est en effet à la fois une légitimation et une limitation d’un rapport de subordination. La pensée politique moderne, au contraire, pense le contrat sous deux formes : au niveau global, comme contrat social, c’est-à-dire affirmation de la priorité de la loi - le contrat social, c’est l’amour de la loi, dit Rousseau - et au niveau des rapports interindividuels comme un rapport entre égaux. Que l’exploitation capitaliste se masque derrière ce rapport « entre égaux » qu’est le salariat, c’est ce que Marx montre magistralement. C’est pourquoi, les lois sociales, le Code du travail ou les lois sur les conventions collectives viennent corriger l’inégalité réelle du contrat de travail. Par conséquent, la mode du contrat contre la loi qui sévit aujourd’hui n’a qu’un sens : défaire la supériorité de la loi (le contrat social au sens de la philosophie politique classique) et supprimer toutes les garanties, même insuffisantes et boiteuses, qui tentent de maintenir un semblant d’égalité dans le contrat de droit civil. C’est donc bien permettre de reconstituer comme fondement de l’ordre social le « contrat » inégalitaire entre le fort et le faible.
Corporatisme contre démocratie locale
Parachevant une oeuvre législative entamée de longue date, la loi Voynet du 16 juin 1999, dite loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADT) , complétée par la loi Chevènement de juillet 1999 sur les « communautés d’agglomération », consacre l’éclatement des structures politiques et administratives de la République. [4] Ainsi que le disent encore les fonctionnaires FO, cette loi
« s’inscrit dans une politique de remodelage du territoire conforme aux orienta¬tions européennes arrêtées par le Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC) et fait du territoire un instrument de la compétitivité nationale. La notion de pays trouve ici sa consécration, de même que celle d’agglomérations, lesquels feront l’objet de « contrats particuliers » avec l’État, sur des projets ou des objectifs communs privilégiant les actions différenciées, voire inégalitaires. L’attaque lancée sur les services publics, qu’elle vise le monopole de La Poste, celui déjà entamé des télécommunications ou la légalisation des Maisons de service public, remet en cause sérieusement l’organisation actuelle des services de l’État. De plus, le recours au magma des « acteurs locaux », sous couvert de démocratie participative, génère un risque de détournement de l’intérêt général, dans la perspective de nouveaux services de proximité, et s’apparente à un simulacre de consultation. »
Pour compléter le tableau et montrer en quelle estime on tient désormais la loi, les communes qui font preuve de bonne volonté dans la mise en oeuvre de ces réformes sont récompensées assez grassement par l’octroi de fonds européens - au mépris du principe d’égalité qui est un des fondements de la République.
Il n’est pas question de considérer l’organisation du territoire comme immuable. Les évolutions démographiques, sociales et économiques demandent sans aucun doute des ajustements. Mais c’est bien autre chose qui se dessine. Les principes fondamentaux de la République, principes inscrits dans la Constitution, sont contournés et finalement liquidés sans que jamais le peuple ait son mot à dire. En fait, le mode d’organisation politique qui prévaut au niveau de l’Union européenne - un cheval technocratique pour une alouette de suffrage universel, selon la recette éprouvée - doit se généraliser à toutes les nations composant l’UE. L’affaire corse et les propositions issues de l’accord Jospin-Rossi-Talamoni de juillet 2000 sont exem¬plaires, de ce point de vue. En donnant à l’assemblée régionale corse le droit d’adap¬ter la législation nationale, cet accord engage un processus d’éclatement institutionnel qui affaiblira encore plus le Parlement national au profit des féodalités régionales et des clans, d’un côté, des instances européennes négociant directement avec les régions, de l’autre.
La démocratie participative est à la mode. De Porto Alegre à la rue de Solférino, la participation est très « tendance ». Évidemment, ce pourrait être une bonne idée affublée d’un nom confus. Mettre la décision et le contrôle de l’exécution du budget sous le contrôle des comités de quartiers comme à Porto Alegre, c’est peut-être une très bonne initiative, une initiative qui contribue à la politisation de la population et son intervention directe sur la scène où se joue sa propre destinée. Encore faudrait-il faire un bilan plus détaillé de cette expérience au sujet de laquelle nous n’avons eu que des papiers dithyrambiques mais avec peu de recul critique. Ce pourrait aussi n’être qu’un slogan creux. Après tout la démocratie, c’est la participation de tous les citoyens « à la magistrature » comme disait Aristote, c’est-à-dire à la prise de déci¬sion directe. L’élection, le référendum sont les moyens classiques de cette partici¬pation. Si donc il faut remplacer démocratie communale ou, si l’on veut faire plus anglo-saxon, autogouvernement, par « démocratie participative », c’est qu’il s’agit de tout autre chose que la démocratie.
La formule qu’en donne le rapport Mauroy [5] est révélatrice. Sous l’intitulé Démocratie de proximité, le rapport demande que soient instituées « de nouvelles formes de démocratie participative », en particulier par l’obligation de créer des « conseils de quartier représentatifs » dans les villes de plus de 20 000 habitants. Et le rapport ajoute : « Les modalités de l’association des habitants à la définition de nouveaux Projets ainsi que les différentes formes d’enquête publique seront réformées. La représentation des associations sera renforcée. » Autrement dit, il s’agit clairement de remplacer le pouvoir des assemblées élues, par celui d’assemblées dont une partie sera nommée par le pouvoir d’État. Qui désignera les associations représentatives ? Comment sera évaluée leur représentation ? Il s’agira, comme c’est déjà le cas des « pays », des groupes de pression divers, des gens qui s’auto-instituent « représentants de la société civile » et autres « forces vives ».
Pour comprendre complètement le sens de cette « démocratie participative », il faut relier ces propositions, d’une part, à celles concernant le statut de l’élu, d’autre part, à celles concernant l’extension des pouvoirs des préfets. En effet, pour la commission Mauroy, « le rôle du préfet doit être réaffirmé » et les préfets de région « seront dotés de compétences étendues ». Ces propositions se doublent évidem¬ment de la réaffirmation du « principe de subsidiarité » qui constitue la « philosophie » de l’organisation européenne. Loin d’être une avancée vers l’autogouvernement dont Marx et Engels prenaient la défense, la « décentralisation » n’est donc qu’un renforcement du pouvoir de l’appareil d’État par intégration verticale des collectivités de base.
Ce que confirme la bizarre proposition de Mauroy sur le statut de l’élu. Il y a effectivement un problème du statut des élus : l’absence de protection - notamment en cas de retour à la vie professionnelle - fait que les élus sont surtout des fonctionnaires, des membres des professions libérales ou des retraités et que les salariés du secteur privé sont peu représentés. Mais la solution retenue par le rapport est révélatrice de la philosophie sous-jacente des auteurs. Il s’agit en effet de créer pour les élus locaux « un statut d’agent civique territorial, salarié de leur collectivité ». Les élus bénéficiaient jusqu’à présent d’indemnités. Qu’il s’agisse maintenant de « salaire » et que l’élu soit assimilé aux « agents de la fonction publique », ce n’est que la conclusion logique du processus de professionnalisation de la politique et de l’intégration de la représentation politique au mécanisme de l’appareil administratif. L’élu n’est donc plus uniquement l’élu du peuple puisqu’il devient un agent de l’État. Cette confusion de la nation souveraine et de l’appareil d’État, à elle seule, en dit long sur le sens des évolutions politiques en cours avec la réforme des collectivités locales.
Les pays pour quoi faire ?
Le grand acquis du passage de Dominique Voynet au ministère de l’Environnement serait l’adoption de la loi sur l’aménagement du territoire. La principale novation de cette loi est la mise en pratique des « pays » - dont une première version avait été préparée par l’équipe de Charles Pasqua en 1993-1995. Comment ça marche un pays ? L’idée de départ s’appuie sur le constat bien fondé que les structures territoriales actuelles ne sont pas ou plus adaptées au fonctionnement de notre société. La remarque est incontestable dans le milieu rural qui occupe quand même re du territoire. Le découpage en communes et départements ne permet pas de réponde à de nombreuses préoccupations quotidiennes de nos concitoyens. Les habitants travaillent et dorment rarement dans la même commune, leurs enfants vont à 1’école dans une commune autre, leurs activités de loisirs, d’achats ne sont pas liées à une commune particulière. Il est donc indispensable de penser un mode d’organisation qui puisse offrir les services et les infrastructures sur un espace qui corresponde aux pratiques des citoyens.
C’est pour répondre à ces questions qu’ont été mises en place les communautés de communes et d’agglomération. Le premier problème, c’est que l’on ne sait qu’ajouter des structures et que personne n’ose en supprimer, trop d’élus locaux sont attachés à leur statut de petits notables. A présent, nous nous retrouvons donc avec la commune, la communauté de communes, et coiffant le tout, le pays. Les communautés de communes ne sont pas transparentes pour le citoyen et le contri¬buable. Le mode de scrutin permet de laisser dans l’ombre une structure qui prend de plus en plus d’importance, les compétences dont elles disposent faisant que les budgets gérés par ces collectivités sont plus importants que ceux des plus grosses communes adhérentes (réseaux d’eau, assainissement, écoles parfois, transports publics en ville, etc.). Les exemples sont nombreux où les ténors de la politique ont laissé leur place, de façon médiatiquement orchestrée, aux petits nouveaux pour mieux conserver le plus important, l’exemple de Pierre Mauroy à Lille est suffisamment démonstratif.
Quelle place pour les pays ?
Cette nouvelle entité est surtout définie par défaut : ce ne doit pas être un nouvel étage de gestion, avec une structure légère. Tout cela dans un seul but : limiter au maximum le nombre de fonctionnaires et assimilés. C’est ainsi que l’on voit se consti¬tuer des pays aux frontières peu objectives et surtout liées aux alliances locales des élus locaux du moment. La loi a laissé à chaque pays le choix des statuts des organes du pays, mais en précisant quand même quelques directives : le pays doit être doté d’un conseil de développement qui doit orienter les actions publiques (et privées) locales sans fixer le statut dudit conseil - le choix se porte le plus facilement vers une association loi 1901 -, et dont la loi dit que « le président du conseil ne doit pas être un élu local politique ». Le conseil comprenant trois collèges, un collège élu, un collège « monde associatif » et un collège « représentant des socioprofessionnels », le président de ce « machin » est donc soit un patron local (ou un commerçant, artisan ou paysan), soit un président d’association.
Ensuite, le pays se dote d’une structure de gestion des fonds destinés au pays (groupement d’intérêt public ou syndicat mixte). Là en revanche, les élus locaux sont majoritaires, mais obligés d’appliquer des décisions prises dans des enceintes dans lesquelles ils sont minoritaires (le conseil de développement). Les actions et compétences des pays sont laissées à l’entière latitude de ceux-ci. Rien ne fixe a priori le domaine de compétences des pays. Ils peuvent parfaitement se substituer aux communautés de communes ou n’être qu’une structure de plus, sans grands objectifs ni réelles compétences, dans un dispositif auquel déjà nombre d’élus locaux ne comprennent rien ; alors le citoyen lambda...
Le plus sérieux vient maintenant. La gestion déléguée au pays provient à peu près en totalité d’actions contractualisées avec les « partenaires » (conseil régional dans le cadre des contrats de plan État-Région, Union européenne avec, entre autres, les objectifs de développement de certaines zones défavorisées,etc.)C’est ainsi que le contrat remplace le droit. Les moyens de développer les inégalités et les injustices sont tous là. En effet, comme les élus ne comprennent que peu de chose à ces nouvelles structures, mélangeant la commune, la communauté de communes, le district, la communauté d’agglomération, sans parler des nombreux syndicats intercommunaux à vocations uniques ou multiples, la peur est grande de construire une structure lourde. Celle-ci générerait de nouveaux impôts à collecter dans un monde où la seule idéologie qui n’est contestée par personne (ou presque) est celle dont le seul objectif fixé concerne la baisse de la fiscalité. En conséquence, les moyens d’animation et d’administration des pays seront inexistants et seuls les réseaux d’initiés auront droit aux actions nées de la nouvelle « démocratie participative ».
Il n’est pas aberrant que certaines actions soient menées dansun cadre qui soit plus large que celui de la commune ou de la communauté de communes, mais la construction des pays est trop sujette aux pouvoirs locaux et leur légitimité démo¬cratique trop inexistante pour admettre que ceux-ci répondront à l’objectif qu’ils s’assignent. La pratique fréquente des élus de détourner l’esprit de la loi 1901 sur les associations ne vise qu’à une chose : supprimer à terme le statut des salariés des collectivités locales en délégant des missions de service public à des associations sous contrat avec les collectivités.
C’est une autre façon de privatiser les services publics locaux et de créer une nouvelle catégorie de travailleurs précaires de la fonction publique territoriale dont les élus n’ont même plus la responsabilité. Sachant que, dans de nombreux cas, les élus se débrouillent pour faire prendre la présidence des associations avec lesquelles ils contractualisent par des personnes de confiance (conjoints, adjoints, enfants et autres serviteurs zélés), la restauration du féodalisme est en marche à pas de géant. La construction de systèmes locaux entièrement contrôlés par quelques personnes (notables élus, patrons locaux) et de structures dont ils contrôlent les statuts, les modalités de fonctionnement, l’affectation des dépenses locales avec des critères mal définis, permet d’affirmer que l’égalité des citoyens devant la loi et entre les différents endroits de la République n’est plus qu’un concept à remiser dans les poubelles à idéologies.
L’intégration européenne
La réforme de l’État en France, et singulièrement la réforme des collectivités territoriales, s’inscrit dans une stratégie européenne, dont les accords de Maastricht et d’Amsterdam constituent les jalons essentiels. Les communes, les cantons, les départements, tout cela n’est plus « formaté » pour le grand bazar européen. Ainsi le traité de Maastricht a créé une assemblée des régions d’Europe qui milite ouver¬tement pour le régionalisme, son secrétaire général, M. Hans de Belder, affirmant à qui veut l’entendre que « la souveraineté nationale n’est pas forcément le meilleur niveau de gouvernement ». Entre ces objectifs et le rapport Guigou, Aménager 1a France de 2020, il y a une adéquation très réussie.
Les gouvernements se déchargent de toute responsabilité sur la Commission de Bruxelles qui élabore effectivement, en liaison avec les divers lobbies, la politique à mettre en oeuvre au niveau européen et la fait avaliser par le Conseil des ministres. C’est du reste directement à partir de Bruxelles que sont répartis les fonds européens destinés aux régions. Le rapport Mauroy propose d’ailleurs que « les régions soient mieux associées à la répartition des fonds européens ». Bien conscientes de la réalité des rapports de force réels, les collectivités territoriales financent toutes des lobbyistes à Bruxelles. Le contrôle du Parlement européen n’est là que pour amuser la galerie puisque ce « Parlement nomade » [6] n’a de Parlement que le nom - et les indemnités et avantages annexes des parlementaires. Cette machinerie fait que la politique n’est plus conduite par aucune instance élue, ni par les nations, ni par les représentants des nations au niveau européen. Cet ingénieux dispositif détruit l’État politique national au profit de l’État purement technique. C’est pourquoi la souveraineté est un obstacle à lever de toute urgence. Dans les pays de loi, où la Constitution joue un grand rôle, il faut soumettre les constitutions aux exigences de cette construction technocratique. Des parlementaires veules se réunissent, au coup de sifflet, à Versailles, pour modifier une constitution qui, normalement, n’appartient qu’au peuple souverain, puisqu’elle est la loi fondamentale, le véritable « contrat social » qui fonde toutes les autres lois, et alors même qu’on a admis qu’au moins pour les dispositions de ce pacte fondamental, la volonté générale ne saurait être représentée.
Le résultat est désormais bien connu. Le véritable gouvernement de l’Europe, ce sont les lobbies [7]. La réforme de l’État en France n’a pas d’autre but que d’intégrer la République au fonctionnement de l’Union européenne et, pour ce faire, de liquider définitivement « l’exception française ». Tout cela est mené sous un triple mot d’ordre : plus d’efficacité, plus de démocratie, plus de décentralisation. La réalité est bien différente. C’est plus d’efficacité pour le profit mais moins d’efficacité pour les lois sociales. C’est non pas plus mais encore moins de démocratie puisque la démocratie est remplacée par son contraire, l’intégration corporatiste selon des prin¬cipes qui ne peuvent qu’évoquer le travail des « modernisateurs » sous le gouver¬nement de Vichy. Enfin, c’est une décentralisation en trompe l’oeil, le pouvoir étant transféré des élus vers les lobbies. Il est grandement temps que ces questions sortent du cercle des spécialistes pour venir en pleine lumière dans le débat public. Pour tous ceux qui veulent aujourd’hui reconstruire une politique émancipatrice, une politique véritablement socialiste, s’impose l’urgence d’élaborer une pensée de l’État et des propositions précises, aptes à mobiliser les citoyens.
[1] Michel Rocard : Le long labeur du temps in Le courrier de la planète, n°41, juillet-août, 1997
[2] Cf. propositions du rapport Guigou, présenté au nom de la DATAR : « Aménager la France de 2020, mettre les territoires en mouvement. »
[3] Le rapport préparatoire à ce congrès a été publié dans le n°344 de la Nouvelle Tribune, revue de la FGF-FO
[4] Cette loi reprend très largement les travaux engagés dès le gouvernement Balladur par les collaborateurs de Charles Pasqua, alors Ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire. Il n’est donc pas faux de parler d’une loi « Pasqua-Voynet » ... ce qui prouverait que les clivages politiques sont nettement plus compliqués que ne le pensent les commentateurs des soirées électorales.
[5] Il s’agit du rapport remis à Lionel Jospin, le 17 octobre 2000, par l’ancien premier ministre François Mitterrand, président de la commission pour l’avenir de la décentralisation.
[6] La moitié de la semaine à Strasbourg et l’autre moitié à Bruxelles et ces gens passent leur temps à dénoncer le gaspillage et le manque de productivité ... des citoyens ordinaires.
[7] Cf. Jacques Cotta et Pascal Martin : Le secret du grand bazar européen, diffusé sur France 2 le 21 mai 2000. Le lobbying est une matière enseignée à Bruxelles dans plusieurs écoles privées par des députés européens ou des fonctionnaires de la Commission. Plus aucun politique, au niveau européen ne cache l’importance des lobbies et la majorité, tant au Parlement qu’à la Commission s’en félicite.