Un inventaire d’abord des impasses et des crises dans lesquelles le mode de production capitaliste enferme l’humanité. “ Le capitalisme, tel qu’il va ” : dans cette première partie, TA ne se contente pas de l’exposé marxiste traditionnel de la crise ; sur ce plan il s’en tient à des constats assez généralement partagés par les courants de la gauche “ non gouvernementale ” et ne s’engage pas dans les polémiques spécialisées, du genre de celle qui a opposé Michel Husson à François Chesnais sur la mondialisation financière ou encore celles déclenchées par les analyses de Robert Brenner sur “ The Economics of Global Turbulence ”. Aussi intéressants que ces débats puissent être, leur portée demeure limitée. L’intérêt de l’analyse de TA tient en ce qu’il relie les considérations économiques et sociales traditionnelles avec une analyse anthropologique. La critique renouvelée du fétichisme, et l’analyse psychologique de l’individu à la dérive sont pensées dans leur lien avec l’explosion des inégalités et la toute puissance des marchés financiers. En réponse à Minc, TA dénonce “ la mondialisation malheureuse ” et démonte très pédagogiquement les mirages du capitalisme populaire.
Le travail de Tony Andréani ne s’arrête pas à la critique de notre “ vallée de larmes ”. Au contraire d’une certaine opinion de gauche désabusée et cultivant la misanthropie, à la manière des moralistes brocardés par Spinoza, TA attaque le “ pessimisme anthropologique ” qui réduit l’homme au bourgeois égoïste et interdit de tracer toute perspective émancipatrice. La deuxième partie de “ L’inventaire ” est à la fois une défense des valeurs du socialisme et une critique du communisme utopique du siècle passé. Les valeurs du socialisme, elles sont assez simples : liberté positive, égalité sociale, fraternité, progrès humain. Mais ces valeurs ne forment pas nécessairement un ensemble harmonieux ; entre elles, il y a des contradictions qu’on doit pouvoir faire positivement mais qu’on ne saurait esquiver. En procédant à partir des valeurs du socialisme, TA rappelle que la politique est essentiellement normative et qu’elle ne saurait procéder de je ne sais quel déterminisme “ naturel ”. En filigrane, les analyses qui sous-tendent cet exposé des valeurs, autour de l’homme sociable et de l’homme désirant, esquissent ce qui pourrait être une véritable théorie des sentiments moraux.
Il s’agit à partir de là de tracer une perspective historique. Alors que la tradition marxiste identifiait le socialisme comme la première phase du communisme, Tony Andréani distingue soigneusement socialisme et communisme. Il entreprend une réfutation en règle du “ communisme utopique ” dont l’échec est patent dans l’expérience soviétique. Car ici, TA met le doigt là où ça fait mal. Sans chercher à excuser le stalinisme, sans évacuer les facteurs proprement politiques, il montre que l’échec de l’Union Soviétique ne tient pas ou pas seulement à la “ trahison ” des idéaux communistes mais au caractère utopique de certains de ces idéaux. Ainsi il montre qu’il y a un lien entre la planification impérative avec la volonté d’envoyer le marché au diable et le développement des processus bureaucratiques dans l’ex-URSS. À ceux qui affirment que l’échec de l’économie soviétique tient à la nature non démocratique de la planification - on aura reconnu les critiques trotskistes traditionnelles - TA répond de manière convaincante que la planification la plus démocratique du monde n’y changerait et que pour de nombreuses raisons attestées par l’expérience historique la planification impérative, le rejet de tous les mécanismes concurrentiels et de tout marché sont indésirables parce qu’antinomiques avec l’idéal de la liberté des travailleurs. Sur le plan politique, TA met en garde contre une confiance excessive dans une démocratie “ pleinement développée ”. Il admet la valeur de la critique libérale qui demande une certaine dispersion des pouvoirs comme antidote au totalitarisme et conclut que si la démocratie est une chose excellente, il ne faut pas en abuser - l’homme ne vit pas que de politique et aspire aussi à se reposer de la démocratie. Autrement dit on ne peut pas se passer d’institutions représentatives. Refusant l’idée que la révolution sera mondiale ou ne sera pas, TA défend l’idée du maintien des nations. “ Une société mondiale avec un pouvoir politique mondial serait un véritable cauchemar ”, affirme-t-il. Il démontre également quelle absurdité il y a à vouloir abolir la division du travail ainsi que Marx semble le demander. Enfin contre les mythes de la société transparente, TA affirme la pérennité des contradictions entre les désirs individuels et les nécessités de l’insertion dans une communauté.
Faut-il renoncer au communisme ? Tony Andréani ne pense pas. Il esquisse les grandes lignes d’un communisme non utopique qui pourrait servir d’idéal régulateur. Mais ce communisme n’est pas à l’ordre du jour immédiat. Le problème précis qui se pose est celui d’une société de transition qu’il nomme socialisme. Ce socialisme, égalitaire, “ autogestionnaire ”, fondé sur la démocratie “ laborale ” - ce que jadis nous appelions “ démocratie ouvrière ” - serait néanmoins une société connaissant des conflits sociaux et la persistance de rapports de classes, bien qu’elle soit globalement débarrassée de l’exploitation capitaliste. Ce serait également une société avec marché et certaines formes de concurrence. Alors que le communisme est un idéal, le socialisme est, pour TA, une perspective historique possible mais qui pourrait s’étendre sur des décennies et même sur des siècles. On retrouve curieusement ici les thèses que Michel Pablo, alors secrétaire de la IVe Internationale, défendait au début des années 50. Ceux qui connaissent un peu l’histoire du trotskisme savent que c’est la discussion de ces thèses sur les “ siècles de transition ” qui, formellement, conduisit à l’explosion de la petite organisation fondée par Trotski. Mais la défense renouvelée qu’en fait TA est, au total, assez convaincante et l’expérience historique peut facilement être appelée à la rescousse.
La dernière partie du livre nous oblige à nous poser des questions désagréables et ce n’est pas l’un de ses moindres mérites. Le socialisme, nous en avons déjà des exemples essentiellement dans les pays de l’Est, en URSS et en Chine ou encore dans le mouvement coopératif et dans les formes de propriété publique instaurées dans les États capitalistes essentiellement au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Nous ne pouvons pas dire “ cela ne nous concerne, nous n’y sommes pour rien ”. Le “ socialisme bureaucratique ” sous gouvernement stalinien ou maoïste était aussi porteur des aspirations égalitaires du mouvement ouvrier. Il s’agit donc d’en tirer les leçons. Et de ne pas jeter le bébé avec l’eau sale du bain. Particulièrement intéressants sont les développements que Tony Andréani consacre aux tentatives de sortir du système de la planification impérative et de redonner du jeu au marché et à l’initiative des travailleurs. Ainsi un bilan critique est dressé du système autogestionnaire yougoslave, de la perestroïka russe, de la réforme hongroise des années 70-80 ou encore de l’évolution de la Chine contemporaine. On pourra contester le parti pris méthodologique de Tony Andréani qui consiste à mettre entre parenthèses le système politique totalitaire pour ne s’intéresser qu’au modèle du socialisme sur les plans économique et social. Peut-être lui reprochera-t-on aussi une vision un peu trop optimiste de l’évolution chinoise - même s’il ne cache pas la puissance des tendances à la restauration du capitalisme. Mais les éléments d’analyse qui nous sont fournis permettent d’alimenter le débat en se gardant des schématismes désespérants.
J’ai lu le livre de Tony Andréani immédiatement après celui de Benjamin Barber, “ Djihad versus Mac World ” et sur ce point au moins quelque chose les rapproche. Analysant le traitement de choc qu’a subi la Russie après l’implosion de l’URSS, Barber se demande si on peut reconstruire une société vivable dans ce pays en faisant table rase de toute l’expérience du bolchevisme et sa réponse est clairement négative. Il fait remarquer combien le peuple reste attaché à certaines formes de propriété sociale, à une certaine conception de l’égalité et à certaines institutions traditionnelles comme le mir paysan ou le soviet. Barber est un libéral au sens américain, Tony Andréani un socialiste marxiste critique, mais la coïncidence des questions qu’ils nous posent est assez intéressante.
Le 23 octobre 2001
Denis Collin
Le socialisme est (à) venir (1)
PAR TONY ANDRÉANI (SYLLEPSE, 2001, COLLECTION UTOPIE CRITIQUE)
UP Evreux - Le modèle chinois : "Le socialisme est (à ) venir (1) Le socialisme est à venir. 2: Les possibles (éditions Syllepse, 2001)"