Commençons par le plus simple. La liberté, c’est toujours la liberté des autres, la liberté de ceux qui ne pensent pas comme moi, de ceux qui ne pensent pas du tout et même profèrent les pires horreurs. C’est une position qui n’est pas toujours commode à assumer psychologiquement tant nous aimerions voir détruits ceux que nous haïssons, comme le répète Spinoza, mais c’est la seule qui soit conforme au principe de liberté, tel qu’il est inscrit dans la Constitution française et au fronton de nos mairies. La République, ce ne sont pas des « valeurs », ce prêchi-prêcha moralisateur qu’on distille à destination des jeunes gens, la République, c’est une affaire de droit, une affaire de principes juridiques fondamentaux. Si les appels au meurtre doivent être condamnés en tant qu’ils troublent immédiatement l’ordre public, les prises de position racistes en tant qu’elles appartiennent au domaine de l’opinion n’ont pas à être condamnées juridiquement. Les dévots de la bonne conscience morale répètent que « le racisme n’est pas une opinion, mais un délit ». Mais que la loi juge comme délictueuses les opinions exécrables des racistes est justement ce qui fait problème.
Si en effet des opinions peuvent être délictueuses, on contrevient directement à l’article X de la déclaration de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Il est vrai que la suite de l’article précise : « pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Or, on a établi des lois qui rendent délictueuses certaines opinions et du même coup évidemment l’énonciation de ces opinions trouble l’ordre public ! En définissant des opinions comme des non-opinions, en faisant le tri entre les opinions admissibles et les inadmissibles, on a progressivement vidé de sa substance l’article X pour soumettre la liberté d’opinion aux caprices des pouvoirs du moment. Par exemple, pendant que la gauche en France crie « le racisme n’est pas une opinion, mais un délit », ailleurs en Europe, on adopte des législations qui criminalisent le communisme (dans les pays baltes, en Tchéquie, en Hongrie, en Albanie, pour ne citer que quelques exemples). À l’instar de nos belles âmes en France, les nouveaux pouvoirs dits « libéraux » en Europe de l’Est crient : « le communisme n’est pas une opinion, mais un délit ». Pendant l’époque du maccarthysme, aux USA aussi le communisme n’était pas une opinion, mais un délit (voire un crime). Aux gens de gauche satisfaits qu’on mette des gens en prisons pour délit d’opinion, on doit demander : comment peut-on combattre ailleurs et à propos d’autres opinions un principe que l’on défend ici en France et pour certaines opinions ?
On pourrait rétorquer que le racisme n’est pas une opinion comme une autre puisqu’il dénie l’humanité d’une partie de l’humanité. C’est exact, si on se place du point de vue d’une conception universaliste de l’humanité. Mais les adversaires de l’universalité de la communauté humaine gardent leur droit de défendre leur opinion et par conséquent les racistes peuvent tout naturellement s’en inspirer. Disons les choses plus clairement : que les hommes soient égaux en droits, c’est justement un principe de droit et non une réalité factuelle indiscutable. Les hommes peuvent, de prime abord, apparaître bien plutôt comme inégaux, ne serait-ce qu’en raison des multiples inégalités physiques, à commencer par l’inégalité des sexes. Il existe aussi des inégalités de capacités intellectuelles (quelles qu’en soient les causes) que l’on peut difficilement nier. Cette inégalité des hommes est d’ailleurs acceptée et même valorisée par nos sociétés « libérales » fondées sur la « compétition ». Le sport n’a-t-il pas pour fonction de désigner cette élite, ces « champions » tellement au-dessus de l’homme ordinaire qu’on peut leur faire des ponts d’or pour les compter dans les rangs de son équipe ? Les inégalités entre les hommes, en elles-mêmes, resteraient sans importance réelle : comme le pensaient Descartes, Hobbes, Rousseau et tous nos maîtres, les différences naturelles d’homme à homme doivent être tenues pour négligeables. Mais dans une société fondée sur la compétition économique et où la concurrence tient lieu d’éthique, l’inégalité des hommes est donc valorisée spontanément et tend à passer du fait au droit. Ce n’est nullement un hasard si les pires formes du racisme se sont développées à notre époque, dans les sociétés capitalistes les plus avancées comme l’Allemagne, la France, les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Bref, aussi exécrable soit-elle, l’opinion raciste n’est nullement une aberration de psychotique à mettre hors d’état de nuire, mais bien une excroissance naturelle, hélas, d’un mode d’organisation sociale où les rapports entre les hommes sont perçus comme des rapports entre les choses.
Ainsi le racisme n’est pas une opinion extraordinaire, mais s’apparente au contraire à toutes ces formes du refus de penser au rang desquelles on comptera la misogynie, le mépris des classes pauvres (un mépris que pratiquent massivement les petits-bourgeois intellectuels antiracistes ...), l’adoration de la performance et l’idéologie du marché, le culte des choses (pourvu qu’elles soient high-tech et branchées). Ajoutons qu’il ne faut pas s’étonner de la pérennité du racisme dans des sociétés entièrement vouées au culte de l’ADN et des biotechnologies... En octobre 2007, James Watson, codécouvreur avec Crick de la structure de l’ADN, déclarait que « les Africains sont moins intelligents que les Occidentaux » et il ajoutait que si nous soutenons l’égalité entre Blancs et Noirs « les gens qui ont des employés noirs découvrent que ce n’est pas vrai ». Son acolyte Francis Crick de son côté affirmait : « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d'avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique ». On le voit le racisme est une opinion largement partagée. Et ce n’est pas la sanction pénale qui le fera reculer mais l’instruction – dégagée d’un scientisme borné – et la transformation des rapports sociaux et politiques entre les humains.
S’il n’y a aucune raison de ne pas traiter le racisme différemment des autres opinions, sa pénalisation est donc une aberration. Mais, diront nos contradicteurs, dans le cas d’espèce, il ne s’agit pas d’opinion raciste, mais d’injures à caractère raciste. À cela il faut répondre que toutes les victimes des préjugés se sentent fréquemment injuriées et donc tous les préjugés (notamment ceux que nous avons énoncés plus haut) peuvent s’apparenter à des injures. Faut-il réprimer les injures ? Sans aucun doute : il existe de nombreux cas où l’injure tombe sous le coup de la loi, mais également de nombreux cas où il serait absurde de la pénaliser, sauf à créer une insupportable police de la pensée. On peut de rage envoyer quelqu’un se faire voir chez les Grecs sans être un homophobe méritant d’aller en prison – l’ambiguïté de l’argot sexuel mériterait à elle seule un long développement : les Italiens sont-ils moins misogynes que les Français, car là où ceux-ci parlent de « pauvre con », ceux-là traitent leur adversaire de « bite » (cazzo) ? Entre l’injure exceptionnelle et le harcèlement, il y a une marge que l’on devrait discerner sans mal.
Mais quand on passe dans le domaine de la lutte politique, il est évident que les règles qui valent dans la vie ordinaire ne jouent plus. Dans les offices publics, l’outrage à magistrat est sévèrement puni, mais dans la lutte politique, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, à peu près tous les coups semblent permis et les limites de la caricature, même la plus odieuse, semblent très lâches. Rappelons pour ceux qui l’ont oublié que Nicolas Sarkozy a sans doute été un des personnages politiques les plus caricaturés et les plus injuriés. Sans aucun doute, son style propre incitait ses adversaires à toujours pousser le bouchon plus loin, mais rappelons-nous ce numéro spécial de Marianne à la veille du second tour de 2007 qui présentait le futur président comme un fou. Les Le Pen, qui ne l’ont pas volé, ont été eux aussi catalogués de tous les noms d’animaux possibles – Marine Le Pen traitée de « truie » sur certaines pages Facebook, par exemple. Le niveau des injures est souvent inversement proportionnel au niveau intellectuel du débat politique et on peut regretter ces excès de langage. Mais faut-il vraiment légiférer ? Faut-il vraiment que la loi vienne réglementer une vie politique déjà bien atone ?
Le procès de Cayenne témoigne de ce que notre arsenal juridique est potentiellement liberticide – ceux qui se souviennent des années 50-60 savent bien que la liberté d’opinion était loin d’être toujours respectée quand on censurait des films, poursuivait des éditeurs, comme Maspero, et on n’oubliera pas que c’est avec Giscard qu’on est revenu en 1974 à quelque chose de plus normal sur le plan des droits démocratiques. Mais le procès de Cayenne est aussi l’expression de la bêtise politique de ceux qui ont poursuivi Mme Leclère et de ceux qui se réjouissent du verdict. Une telle sanction ne changera évidemment pas les idées d’un seul raciste. On peut commander aux langues, mais pas aux cerveaux, comme le disait Spinoza. Mais, en outre, ce procès apporte de l’eau au moulin du délire de la persécution lepéniste et le prétendu remède comme souvent sera pire que le mal.
Injuste sur le plan des principes et stupide politiquement.
Denis COLLIN
Note : J’ai eu l’occasion de développer ces questions dans mon livre La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011 et notamment dans le chapitre II.
Bravo !
Dans le fil de cette décision de justice, il serait logique que tous ceux qui nous ont qualifiés de « racistes » ou « fascistes » après les résultats (démocratiques) du référendum de 2005 soient condamnés à des peines similaires…