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Frontières

Lettre bernoise 45

Par Gabriel Galice •  • Vendredi 26/10/2012 • 0 commentaires  • Lu 2811 fois • Version imprimable


Cher Régis,

L’abolition des frontières fut une rengaine des dernières décennies. Le quidam branché se déclarait, à peu de frais, citoyen du monde, ignorant l’avertissement de Jean-Jacques Rousseau : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tatares pour être dispensé d’aimer ses voisins » (Emile, Œuvres complètes III, p.287)

Le refoulé faisant retour, deux indices incitent à revenir sur cette illusion d’optique de la disparition des frontières. La chaîne française BFM-TV vient de relater, en une rubrique économique tranchant sur l’hexagonal silence, les manœuvres STABILO DUE de l’armée suisse à ses frontières pour anticiper des flux migratoires consécutifs à un éventuel chaos social dans les pays voisins http://www.agoravox.tv/tribune-libre/article/l-armee-suisse-prepare-ses-36666 . Le site du ministère suisse de la défense précise : « Le concept d'exercice STABILO DUE repose sur un scénario supposant l'instabilité d'une partie de l'Europe spécialement délimitée géographiquement pour l'occasion. La Suisse connaît également des troubles, des attentats et des actes de violence »http://www.lw.admin.ch/internet/luftwaffe/fr/home/aktuell/news/news_single.45918.nsb.html

 

Notre gazette lausannoise « 24 heures » relate la chose et ses échos lointains sur http://www.24heures.ch/suisse/Un-exercice-de-l-armee-suisse-fait-jaser-jusquaux-USA/story/21024571 Centrée sur des livres dérisoires consacrés à la première Dame de France, la presse gauloise, cher Régis, ignore les manœuvres de l’armée suisse et le possible chaos social dont est grosse l’inepte politique économique des oligarques et eurocrates. Mieux vaut distraire la plèbe des questions douloureuses. Les assertions de l’impératrice Merkel et du roi Hollande sur l’€ sont censées tenir lieu de bunker. M’est avis que leur ligne Siegfried-Maginot ne tiendra pas des lustres.

 

L’autre indice relate l’insertion des Etats dans le « cloud cumputing », l’informatique dans les nuages. Un éditorial et un article du supplément « éco&entreprise » de la gazette Le Monde (23 octobre 2012) nous annoncent « Internet, le retour des frontières », le « Cybernationalisme » et « Comment les Etats tentent de reprendre le contrôle du Web ».

Faute de distinguer le patriotisme du nationalisme (« le patriotisme est l’amour des siens, le nationalisme la haine des autres », dixit de Gaulle), l’échotier Philippe Escande hésite entre la posture réaliste et l’attitude dénonciatrice. « L’homme étant ce qu’il est, pas plus la mondialisation des échanges que l’apparition du réseau supranational Internet n’ont amoindri les ardeurs belliqueuses et nationalistes (…) Pas étonnant donc que nos vieilles nations aient vite décelé dans l’apparition du cloud computing, qui porte à son apogée le démantèlement des données sur Internet, une menace pour sa souveraineté. (…) Comme aux temps anciens, les frontières se hérissent donc de murailles. Barricades solides et visibles dans le cas de la Chine ou de l’Iran, plus intégrées dans le paysage en Occident où elles empruntent les voies du commerce. (…) Cette émergence un peu anachronique du nationalisme (sic) sur la Toile n’est pas un feu de paille. Elle témoigne de l’irruption des règles de droit et de la géopolitique dans l’univers débridé de l’Internet. Comment faire respecter les lois en vigueur, qu’elles touchent au respect de la vie privée,  à la morale publique ou au recouvrement des impôts. (…) L’Internet n’abolira jamais les frontières du monde réel. »

 

Nous sommes quelques réfractaires, cher Régis, à rappeler depuis des lustres, contre bien des vents et marées, que l’homo sapiens est une créature grégaire symbolique et politique qui ne vit, ne pense ni se projette dans les courants d’air. L’espèce a besoin de frontières collectives et de murs domestiques. Les mercantolâtres, les technolâtres, leurs émules et adeptes s’emploient à nous vanter leurs certitudes controuvées. Ladite gent fait grand tapage et assourdit la populace autant qu’elle l’abêtit. Ses comparses et elle tirent substantiels appointements de leur commerce de billevesées. Face à ce tumulte, le numéro double 24 /25 de la revue Médium intitulé « Frontières », ton ouvrage Eloge des frontières, sont nos jalons discrets pour l’avenir civilisé.

 

Mieux vaudrait, certes, que les peuples appauvris ne parviennent pas aux extrémités conjecturées par l’armée suisse, que le débat évite le combat, de sages réformes de fatales révoltes. À défaut de solides certitudes, croyons en l’adage « le pire n’est pas toujours sûr ».

 
Ton Guillaume tel que tu le prises : fidèle.

Berne, ce 25 octobre de l’an de grâce 2012.

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