Je voudrais donner quatre exemples vécus, d’un phénomène qui me paraît indispensable à appréhender pour réfléchir aux rapports que l’opinion publique française entretient avec son extrême-droite (ce qui ne signifie pas que nos frontières soient le seul espace de la dite réflexion).
« Le Front national entama, avec les années 90, une campagne destinée à faire apparaître ce médecin français collaborateur Alexis Carrel, Prix Nobel en 1912 pour ses travaux de technique chirurgicale, et auteur en 1935 d’un manifeste en faveur de la solution eugéniste des problèmes sociaux, L’Homme, cet inconnu, comme un penseur digne de figurer au panthéon des savants humanistes en tant que « père de l’écologie » » écrira Patrick Tort en 1998 dans le Monde diplomatique.
L’article d’alors faisait suite au livre publié en 1992 les Editions Syllepse pour riposter au FN. J’avais croisé Patrick Tort une première fois quand il s’associa avec Henri Lefebvre pour publier en 1986 : Luckas 1955, Etre marxiste aujourd’hui. Quant à Lucien Bonnafé, l’autre auteur du livre, j’ai longtemps participé aux échanges épistolaires qu’il avait avec beaucoup d’amis. Voici le long titre du livre : L'Homme cet inconnu ? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les Chambres à gaz. Après sa publication une vingtaine de villes ont débaptisé des rues Carrel.
J’ai eu du mal à saisir tout l’enjeu de cette riposte. Malgré ma passion pour l’histoire, ce retour sur le passé ne me paraissait pas urgent. Patrick Tort a continué ce combat, devenant un des plus grands défenseurs de Darwin, cet Anglais étant lui aussi embarqué dans une voie à contre-sens. La riposte contre le FN n’avait pas à être une riposte circonstancielle, et j’ai fini par admettre que les trous noirs de nos mémoires n’étaient pas innocents.
Seulement en 1996, le livre de l’Etasunien, Robert O. Paxton, Le temps des chemises vertes, Révoltes paysannes et fascisme rural 1929-1939, me permit de comprendre un autre volet de l’extrême-droite française. Cet élément était généralement renvoyé à un atavisme paysan, or je savais très bien que les paysans français, suivant les régions, avaient de tout temps participé à des révoltes sociales ancrées à gauche. Pourquoi et comment entre 1929 et 1939 le dorgérisme a-t-il pu s’implanter ? Dorgères lui-même était-il un paysan ? A lire cet ouvrage non seulement le phénomène s’éclaire, mais en même temps, on saisit les non-dits qui l’entourent. Difficile de percevoir l’évolution de Doriot, Déat et Bergery (traités par Philippe Burrin dans La dérive fasciste en 1986, puis édition de poche en 2003) mais le dernier chapitre du livre de Paxton nous projette à la fois dans cet univers global des années 1930, et dans une actualité faite pourtant d’une France presque sans paysan !
A Montauban est né René Bouquet qui sortit de l’ombre grâce au travail minutieux de Pascale Froment (René Bousquet, Stock, 1994), après qu’on ait découvert le personnage aux côtés de François Mitterrand. Avec des amis nous avons décidé d’inviter à Montauban l’écrivaine, pour un débat public, aussi nous avons été confronté à cette réaction : « A quoi bon remuer cette histoire ancienne ? » Le passé de René Bousquet venait de le rattraper suite aux recherches d’une femme qui n’était pas exactement une historienne. Et sans faire d’amalgames ridicules entre les années 1930 et 1990, l’histoire de l’extrême-droite nous a semblé alors tenir à un fil solide. René Bousquet n’était pas un fasciste d’avant guerre, mais un radical ordinaire. Il a peut-être regardé alors avec scepticisme le virage du PCF décidant d’honorer Jeanne d’Arc ! Imaginez une telle opération de la gauche d’aujourd’hui : aussitôt, que de cris nous entendrions pour dire qu’il ne faut pas chasser sur les terres du FN ! A cette époque là, en juillet 1936, un socialiste qui deviendra un notable du département (Louis Delmas), publia un article virulent contre le PCF coupable d’honorer le drapeau tricolore et la Marseillaise : « Notre « Internationale » et notre drapeau rouge s’opposent, irréductiblement aux symboles de la bourgeoisie. »
René Bousquet est l’image même d’une extrême-droite se fondant dans les habits de la république d’où la surprise des millions de Français quand ils découvrirent le terrorisme de l’O.A.S. Le livre de Pascale Froment m’a définitivement marqué et je n’hésite pas à promener les amis visiteurs, jusque sur la tombe de Bousquet située à six kilomètres de chez moi. L’homme fut enterré avec les honneurs après avoir été assassiné par un malade.
A Montauban, le Musée Ingres, a bénéficié de beaucoup de dons d’Henry Lapauze défenseur par ailleurs du peintre (par exemple l’énorme grille d’entrée). Malgré un nom de rue, il reste plutôt un inconnu en ville. Cette situation contrastant fortement avec la notoriété de Dominique Ingres, j’ai voulu en savoir un peu plus, d’autant que j’avais croisé dès 1890 Henry Lapauze parmi les membres de l’extrême-gauche aux côtés de l’écrivain montalbanais Léon Cladel. J’ai publié le livre d’articles : « Ecrits sur l’art et sur la vie » aux Editions la Brochure, en 2007, où je reprenais des textes de son journal national et important « La Renaissance ». Ce fut un fiasco. L’homme est resté dans l’ombre où il était, pour avoir fini sa vie en publiant… de multiples éloges de Mussolini et Primo de Rivera. Dans un écrit intitulé les fascistes il indique le 4 novembre 1922 : « Les fascistes ont été les Mille du temps présent, et leur chemise noire évoque le souvenir de la chemise rouge des Garibaldiens qui firent l’unité d la Patrie. » Et il précise à l’attention des Français : « Prenons-y garde : si nous méconnaissons le rôle décisif des fascistes, le pourquoi de leur action déterminant la force active qui les anime, et la haute noblesse patriotique de leur foi ardente, nous risquerions de creuse, entre l’Italie de 1922 et la France d’aujourd’hui, un fossé profond. »
Vu ce que les fascistes sont devenus ensuite, Henry Lapauze s’est changé en fantôme. Suffit-il d’oublier pour apprendre ?
La gauche française n’a pas été la dernière à mettre un mouchoir sur les réalités de l’extrême-droite. L’invasion de la France par l’Allemagne a permis de parler de « collaborateurs » quand parfois les collaborateurs devançaient les désirs de l’occupant. Les collaborateurs ne sont pas nés en 1940 et ils n’ont pas été neutralisés en 1945. Cette tradition profonde de l’extrême-droite française qui, c’est vrai, a su s’alimenter de l’histoire italienne (voir la flamme) ou de celle d’Espagne, semble pourtant rompue aujourd’hui, car elle n’occupe plus les rues depuis les années 90, elle se montre peu, elle reste fondue dans le paysage. Les médias ne sont pas une caisse de résonance comme on le croit parfois : quand ils ne disent rien ou presque, entre 2002 et 2007, ils font malheureusement oublier le danger, et quand ils en parlent trop, ils ne feraient que le grossir. Ils ne sont pas la caisse de résonance en montrant l’invisible, par contre leur fonctionnement global (malgré les talents d’esprits courageux) est en résonance avec une démocratie qui traîne avec elle des plaies où nous devons remuer le couteau. Pour moi, ce n’est pas le score du FN qui me fait mal, mais l’arthrose de nos démocraties et c’est à ça que le front populaire s’est attaqué en 1935, non par des pleurs, mais par des reconstructions de l’histoire. Le terme « front populaire » a été lancé par Doumergue sous cette forme : « Front populaire contre les métèques et les salopards en casquettes » et au moment de la campagne des municipales, salle Bullier, en 1935, Thorez a répliqué : « La droite fasciste sort le mot : Front populaire contre les métèques et les salopards en casquettes. Nous, communistes, nous lançons le thème du Front Populaire du pain, de la paix et de la liberté. » Se battre pied à pied, ça suppose des remises en question…