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"Il n’y a pas de fumée sans feu"

Par Gilbert Molinier • Actualités • Lundi 05/02/2007 • 0 commentaires  • Lu 1503 fois • Version imprimable


Le 1er février prochain, la nouvelle loi-anti-tabac [1] entrera en vigueur, il sera désormais interdit de fumer en public et dans toutes les entreprises. Cette mesure prétend être conduite au nom de la santé de tous. Que s’abstenir de fumer soit un geste sain est bien réel, mais il n’est pas vrai que cette mesure étatique soit guidée par le souci de la santé du corps.

 

Il suffit d’ouvrir un journal pour le savoir. La liste est longue et variée des scandaleuses atteintes quotidiennes à la santé, de l’amiante à la vache folle... Le lundi 15 janvier, Le Parisien s’alarmait des « 9000 morts par an au travail » et de l’existence massive de « salariés usés par un emploi éprouvant. Troubles musculo-squelettiques (+20% par an) liés au travail à la chaîne, port de charges lourdes, expositions aux produits toxiques (500 000 salariés concernés), pathologies liées au travail de nuit et au stress... » [2] Le mercredi 16 janvier, Le Parisien écrivait : « Des milliers de conserves de viande avariée en circulation. 650 000 boîtes suspectes. Santé. Des morceaux de viande impropres à la consommation humaine ont été utilisées pour fabriquer des conserves. [...] En décembre dernier, 12t. de viande avariée avaient été découvertes dans le Val-d’Oise. En novembre... » [3] Le jeudi 18 janvier, on pouvait lire dans Le Figaro : « On estime que chaque année en France environ 4 000 décès seraient liés à ces [nosocomiales] infections, qui pourraient concerner 200 000 à 300 000 malades. » [4] Le vendredi 19 janvier, Le Parisien relevait « La crise de désespoir majeur qui conduit, chaque jour en France, deux adolescents à se suicider et 343 autres à tenter de mettre fin à leurs jours. » [5]

Mais alors, que vise cette loi ? Il suffit d’ouvrir un livre pour le savoir. Molière ? « « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. [...] Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. » [6] Molière, le plus actuel des auteurs dramatiques... Il faut se souvenir que Tartuffe fut interdit après sa quinzième représentation, que Dom Juan dut être remanié par son auteur, parce que les dévots et bigots de l’époque condamnaient l’usage du tabac.

Kant ? : « Le tabac (surtout quand on le fume) forme une sorte de compagnie qui entretient de nouvelles sensations et aussi de nouvelles pensées, mêmes si ces dernières ne sont que des vagabondages. » [7] Interdire la rêverie, interdire de rêver d’un monde autre, l’utopie d’un monde meilleur... Interdit de penser.

Freud ? « Dora apporta le lendemain un supplément au rêve. Elle avait oublié de raconter que tous les jours, au réveil, elle sentait une odeur de fumée.... Cette sensation ne pouvait alors guère signifier autre chose que le désir d’un baiser, qui chez un fumeur, sent nécessairement la fumée. » [8] Freud, comme chacun le sait était un grand fumeur, une sorte de « sucoteur », Dora, la « sucoteuse » avait bien des envies à l’égard de son papa, de Monsieur K., l’ami de la famille et bien des ressentiments à l’égard de Freud... qui ajoute : « Il n’y a pas de fumée sans feu. » Interdire le plaisir, préférer le pornographe propre, l’injonction génitale à l’amour interdit mais qui vient comme une promesse...

Et que se passe-t-il lorsque le nez devient l’organe politicien séparateur ? Aujourd’hui, la ligne de fracture entre les hommes est l’odeur. « Je ne peux pas le sentir ! » dit l’un, nous sommes au début de la haine ; « les arabes puent ! » dit l’autre, et nous sommes au cœur du racisme. « N’est-il pas au XX° siècle, en Occident, l’un des principaux témoins de la propreté et de l’hygiène, susceptibles de coordonner des odeurs insupportables à de profondes formes de xénophobie ? Chacun sait que les effluves, en particulier ceux du corps, font les différences, surtout s’il s’agit d’immigrés. » [9] Le nez devient l’organe de la tête de la passion.

On pourrait sans peine retrouver l’origine de cette frénétique recherche de la propreté dans l’organisation de la grande répression des odeurs organisée par la bourgeoisie au XIX° siècle. On pourrait aussi aisément montrer comment cette inflation de discours actuels sur la santé renvoie à ce que Michel Foucault conceptualisait sous le terme de « bio-pouvoir ». En effet, sous des dehors patelins, ces espèces de discours hygiénistes cachent en réalité les stratégies politiques contemporaines les plus dangereuses. Derrière l’invention d’une prise en charge totale des individus par les Etats modernes, derrière le quadrillage médical de la société, derrière le « faire vivre » se profile le « faire mourir en masse . » [10]

Et pourtant, le tabac reste un vrai poison, alors « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » sera bientôt chanson interdite... Dans Les méfaits du tabac, pièce du médecin et auteur dramatique Anton Tchékhov, Ivan Ivanovitch Nioukhine tient une conférence : « Je fais tout particulièrement appel à messieurs les médecins ici présents, susceptibles de puiser dans ma conférence des renseignements fort utiles, puisque le tabac, outre ses méfaits, est également employé en médecine. Si, par exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de dépression nerveuse. » [11]
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Notes
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(1) C. Gasté-Peclers, « «Mobilisation contre la pénibilité. 9 000 morts par an ayu travail », in Le Parisien, 15 janvier 2007.
(2) F. Vignolle, « Des milliers de conserves de viande avariée en circulation. 650 000 boîtes suspectes. », in Le Parisien, 16 janvier 2007.
(3) M. Perez, « Hôpitaux : les infections nosocomiales en baisse », in Le Figaro, 18 janvier 2007.
(4) F. Deguen, « Suicide des jeunes. Une mère témoigne pour sensibiliser les ados », in Le Parisien, 19 janvier 2007.
(5) Molière, Dom Juan, Acte I, scène 1.
(6) E. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 1970, p.95, traduction de M. Foucault.
(7) S. Freud, Dora, in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1977, p. 53-54, traduction de M. Bonaparte.
(8) Voir R. Mandrou, Introduction à la France moderne. Essai de psychologie historique, 1500-1640, Paris, Albin Michel, 1961, p. 68-77.
(9) M. Foucault, « Faire vivre et laisser mourir: la naissance du racisme », in Les Temps modernes, février 1991.
(10) A. Tchekhov, Les méfaits du tabac, in Théâtre complet, T.2, Paris, Gallimard, Folio, p. 574, traduction de G. Cannac et G. Perros.

 

Gilbert MOLINIER Paris, le 18 janvier 2007

NOTE de la REDACTION : Cet article a été publié dans le numéro 1463 (1er au 7 février) du Monde Libertaire

Gilbert MOLINIER


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