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Islam, islamisme, terrorisme

De quelques amalgames guerriers

Par Denis Collin • Internationale • Lundi 06/11/2006 • 0 commentaires  • Lu 1710 fois • Version imprimable


La revue Le meilleur des mondes dont le premier numéro est paru au printemps 2006 regroupe le ban et l’arrière-ban des gauchistes repentis (ainsi son rédacteur en chef, Michel Taubmann), des maoïstes et staliniens reconvertis dans la « guerre éthique » (comme Glucksmann et quelques autres) et des spécialistes du « communisme » (comme Courtois, directeur du fameux Livre noir du communisme. Pendant ce temps M. Sarkozy va à Washington faire allégeance au « maître du monde » et Mme Royal se félicite du « redressement de l’Irak ». Au nom de la laïcité, des prétendus « intellectuels » font de la guerre à l’islam leur objet principal. Ils reçoivent l’appui d’un journal jadis spécialisé dans la provocation (Charlie-Hebdo) et d’une certaine gauche qui retrouve les accents de Guy Mollet organisant la calamiteuse expédition de Suez. On sort des placards les antiennes datant d’avant l’effondrement du mur de Berlin, « les valeurs occidentales », la « défense du monde libre » et autres slogans guerriers. La peur du rouge définitivement laissée aux bêtes à corne, c’est désormais le « fascisme vert » qui mobilise cette nouvelle race d’intellectuels « embarqués », comme il y eut pendant l’invasion US en Irak des « journalistes embarqués. »

On mesure ainsi les effets politiques du 11 septembre 2001. Qui que soient les organisateurs réels de ce massacre, l’effondrement des tours du WTC a joué comme un accélérateur au bénéfice exclusif de l’impérialisme US : de l’Afghanistan à la Turquie en passant par le Turkménistan et l’Ouzbékistan les USA possèdent de solides implantations tout le long de la « route de la soie » ; plusieurs gouvernements européens, y compris le gouvernement d’extrême droite antisémite polonais se sont alignés sans condition sur Washington ; les dépenses d’armement battent leur plein et Bush a obtenu l’accord du gouvernement de Varsovie pour déployer sur le sol polonais des missiles contre la Russie. La « guerre sans fin » contre le « terrorisme » commence à préparer clairement la guerre tout court. Outre ses bénéfices militaires, Washington a réussi le basculement d’une partie des « faiseurs d’opinion » européens, et en particulier de toute cette petite compagnie des gens qui ont toujours besoin d’un maître et ont troqué Staline ou Mao contre George Bush. Agents stipendiés, ambitieux sans talent, penseurs écervelés, on se presse pour obtenir les bonnes grâces du maître et ... les plateaux de télévision. Pour ceux qui ont quelques souvenirs historiques, ça sent très mauvais et, par bien des côtés, on croirait être revenu aux pires années de la guerre froide et même à 1938.

Sur le plan idéologique, c’est désormais la question de l’islam qui concentre toutes les polémiques. De la lutte contre le terrorisme islamiste, incarné par Al Qaeda et Ben Laden, on est passé maintenant à la lutte contre l’islam. Derrière les thèses de Huntington et Bernard Lewis, des journalistes et « philosophes » de moindre envergure se sont lancés dans une analyse qui repose sur une essentialisation de l’islam. De l’islam à l’islamisme et de l’islamisme au terrorisme, la consécution serait logique. C’est par essence que l’islam serait une religion régressive, intolérante et rigoureusement incompatible avec « nos valeurs ».

Question de méthode

Pour commencer, disons qu’en général cette essentialisation anhistorique des religions n’a aucun sens. En comparant les textes sacrés des uns et des autres, on trouvera au contraire des points communs fort nombreux. Le catholicisme a été et reste (voir les dernières « innovations » du pape Ratzinger) une religion essentiellement intolérante. Son « universalisme », tout à fait comparable à celui de l’islam en a fait historiquement une religion conquérante, imposant la « vraie foi » au fil de l’épée et des bûchers. On pourrait faire des remarques semblables à propos du protestantisme dont les manifestations obscurantistes encore aujourd’hui aux USA et ailleurs n’ont rien à envier aux discours des propagandistes de l’islam - qu’on songe à cette convergence frappante dans la lutte contre le darwinisme. Le judaïsme par son absence de prosélytisme semble différent. Mais la lecture du Pentateuque laisse la trace durable d’une religion guerrière, au service d’un dieu volontiers exterminateur. Bref, si on prend les textes à la lettre, toutes les religions sont à mettre dans le même sac !

Cependant, comme dit Paul, « la lettre tue et l’esprit vivifie. » La force et le dynamisme des grandes religions doivent être comprises dans le mouvement historique d’ensemble par lequel les peuples font leur propre histoire. Il n’est nul besoin d’être une grenouille de bénitier pour admettre que le christianisme a joué un rôle historique considérable et que, à bien des égards, c’est à travers lui que, pour le meilleur et pour le pire, les nations européennes se sont constituées. L’héritage juif est non moins incontestable et, derrière l’histoire (mythique) de bruit et de fureur rapportée par la Torah on trouve les efforts laborieux d’un peuple cherchant à constituer un État de droit : renvoyons le lecteur curieux au Traité théologico-politique de Spinoza, œuvre où la critique virulente des superstitions religieuses se mêle à la recherche d’un sens humain rationnel.

L’islam comme fait historique

Pour les ignorants qui ont table ouverte dans les grands médias, il faut ici rappeler que l’islam est aussi un héritier du judaïsme dont il incorpore la tradition, y compris la plus barbare à nos yeux puisque la charia n’est qu’une reprise de la loi mosaïque (loi du talion, lapidation de la femme adultère, interdits alimentaires aussi rigoureux qu’absurdes, etc.). Mais l’extraordinaire épopée de Mahomet et de ses successeurs qui conquièrent en à peine deux siècles des contrées immenses ne s’explique pas seulement par l’utilisation de procédés particulièrement violents (et monnaie courante à l’époque). Il y a aussi l’adhésion des peuples pour une religion aux prescriptions simples et sans clergé. On ne devrait pas oublier non plus que les « lumières » arabo-musulmanes ont précédé les lumières européennes de plusieurs siècles et ont constitué un moment capital de la transmission de l’héritage antique. L’influence de la philosophie arabe, notamment Averroès (Ibn Rushd) sur toute une tradition souterraine de la philosophie chrétienne médiévale est connue de tous ceux qui s’y sont intéressés - songeons à l’averroïsme padouan à travers lequel s’est organisée la contestation de la doctrine officielle du thomisme.

Le destin ultérieur de la civilisation musulmane n’était pas inscrit dans le « code génétique » de l’islam. Et la lecture du Coran n’aide pas plus à comprendre cette histoire que celle de la Bible ou des évangiles canoniques ! Au lieu de faire de l’idéologie, les « philosophes » bushistes feraient mieux de faire un peu d’histoire, de réfléchir au rôle qu’ont joué la dislocation des royaumes arabes et la conquête ottomane, pour ne citer que cet exemple. Si on fait un grand bond en avant dans l’histoire, on rappellera le réveil arabe dès la fin du XIXe et là on verra comment le colonialisme a sapé à la base toutes les évolutions progressistes qui se manifestaient à l’intérieur des pays musulmans. Le mouvement « progressiste », souvent favorable à une évolution « à l’occidentale » s’est heurté à la conquête coloniale dont la brutalité (voir la conquête de l’Algérie) contredisait avec la plus extrême violence les discours des philosophes des Lumières et de la liberté.

L’involution fondamentaliste de l’islam est largement un produit d’importation, si on ose dire. D’une part parce que les puissances occidentales se sont toujours appuyées sur les courants les plus réactionnaires de l’islam, comme le salafisme ou le wahhabisme avec lesquels les Anglais d’abord, les états-uniens ensuite ont scellé un pacte - voir le pacte de Roosevelt avec la monarchie saoudite en 1943. D’autre part, parce que le mode de gouvernement colonial, réduisant les « indigènes » à un « statut personnel » qui était la négation de tous les droits politiques, s’appuyait sur les religieux les plus conservateurs qui semblaient aux colons les meilleurs garants contre la pénétration des idées nouvelles, démocratiques ou socialistes, dans les masses exploitées.

Le dernier acte de cette histoire se joue dans la seconde partie du XXe siècle. Alors que le mouvement d’émancipation des peuples secoue les vieux empires, sous diverses formes, un courant plutôt laïque, souvent socialisant, recherchant souvent des appuis du côté de l’URSS, va s’emparer du pouvoir en Égypte, en Irak, en Iran. La réaction des « défenseurs des valeurs occidentales » ne s’est pas fait attendre. Un complot organisé par les USA renverse en 1953 le gouvernement du Docteur Mossadegh en Iran ; il est remplacé par la tyrannie pro-occidentale du Shah, appuyé sur une police politique des plus cruelles, la Savak. En 1956, quand Nasser nationalise le canal de Suez, les Français (Guy Mollet est président du conseil) et les Anglais organisent une expédition militaire contre celui qu’ils qualifient de « nouvel Hitler » - on le voit le discours n’a pas beaucoup changé depuis cette époque. Le général Kassem en Irak est renversé ... par Saddam Hussein qui a l’appui de la CIA. C’est dans ce contexte que le conflit israélo-palestinien va progressivement cristalliser toutes les rancoeurs et toutes les haines. Le partage de la Palestine, chassant les habitants de cette terre, l’instauration de l’État d’Israël comme avant-poste de l’impérialisme, la complicité des monarchies arabes pro-occidentales et l’expansionnisme israélien ont radicalisé la situation. Le Fatah et l’OLP ont émergé comme un mouvement de résistance populaire laïque - des chrétiens, des marxistes, des juifs même y côtoient des musulmans. La lutte acharnée menée contre ce mouvement, la corruption et l’intégration de ses dirigeants au jeu de l’impérialisme ont ruiné aux yeux des Palestiniens l’espoir d’une issue laïque et démocratique.

Il ne s’agit évidemment pas d’embellir les courants socialisants plus ou moins laïques qui ont tenu le haut du pavé dans les années 50 et 60. Leurs tendances à l’autocratisme - pour employer un euphémisme - ont pesé lourd dans la balance et leur « socialisme » n’était souvent que la revendication de la petite et de la moyenne bourgeoisie locale à se faire sa place au soleil. Mais les peuples confusément, à travers ces leaders plus ou moins antipathiques (aux yeux des démocrates) cherchaient la voie de l’émancipation et c’est précisément pourquoi les monarchies réactionnaires arabes et les impérialismes ont coalisé leurs forces pour les renverser ou les subvertir de l’intérieur.

Pour comprendre où nous en sommes, c’est à cette cruelle histoire réelle qu’il faut revenir et non à ces batailles contre des fantômes idéologiques qui servent de couverture à la politique de domination.

Islam et islamisme

L’émergence des courants islamistes peut maintenant être comprise non comme l’application des textes sacrés mais comme le résultat d’une conjoncture historique particulière. Au-delà des différences importantes (par exemple entre chiites et sunnites), on peut isoler trois sources principales à cette poussée islamiste.
-  L’islamisme est d’abord un courant réactionnel. Ici on peut suivre les analyses d’Emmanuel Todd qui y voit la manifestation de la crise d’une société en train d’entrer dans la modernité. L’Iran, de ce point de vue, est paradigmatique. Cette réaction est en partie inévitable - il suffit de se souvenir des « guerres de religions » qui ont ensanglanté l’Europe pendant deux siècles pour comprendre que cette mutation d’une société traditionnelle en une société « individualiste » se fait dans la douleur. En même temps, cette entrée dans la modernité sape à long terme les bases non de la religion mais de l’islamisme. Todd fait remarquer que les données anthropologiques sont plus importantes que toute autre considération. En Iran, le taux de fécondité est à 2,1 enfants par femme, c’est-à-dire que la société patriarcale traditionnelle est morte et qu’il n’y aura pas de retour en arrière.
-  L’islamisme est apparu comme le dernier mouvement de résistance à l’impérialisme après l’échec des nationalismes des années 50 et 60. C’est particulièrement vrai pour un mouvement comme le Hezbollah qui a réussi à apparaître comme le seul mouvement capable de défendre le Liban lors de la dernière agression israélienne, ce qui lui a valu des soutiens non seulement chez les musulmans de toutes obédiences mais aussi chez les chrétiens libanais. Il en va en partie de même pour le Hamas palestinien. Évidemment, personne n’a envie de vivre sous le gouvernement de ces gens-là et en faire des héros de la lutte des peuples est une faute qu’ont commise trop souvent certains courants de la gauche européenne. Mais on ne luttera pas contre leur influence par des bombes et des missiles. Dénoncer l’islamisme et soutenir l’intervention US en Irak ou les bombardements israéliens au Liban, c’est, en étant généreux, une politique de gribouille.
-  L’islamisme a bénéficié et continue de bénéficier du soutien des officines gouvernementales impérialistes. On rappellera ici pour mémoire les talibans, Ben Laden, le FIS et le GIA en Algérie ... ou le Hamas, construit comme une véritable « joint venture » entre les services secrets israéliens et la monarchie saoudienne. Évidemment, en jouant avec des explosifs, les puissances occidentales s’en font exploser quelques-uns dans les mains. Mais les plus francs - comme Brejinsky, conseiller à la sécurité nationale sous Jimmy Carter - considèrent que c’est un prix modique à payer pour défendre « le monde libre ».

La consécution défendue par quelques plumitifs de l’islam à l’islamisme a précisément pour objectif de camoufler cette réalité. Le terrorisme ne se comprend que dans cette conjoncture et non en vertu d’on ne sait quelle essence islamique. Rappelons encore que, dans les années 70, le terrorisme, frappant aveuglément les populations civiles n’était une spécialité orientale. En partie fruit du désespoir et du fanatisme, en partie résultats de manipulations : les catholiques irlandais (IRA) ou basques (ETA) avaient montré la voie qu’ont empruntée divers groupes de desperados gauchistes (RAF en Allemagne, BR en Italie, Action directe en France, Weathermen aux USA) relayés par les mafias, les services secrets - de l’Est et de l’Ouest - et les groupes d’extrême droite. Le 2 août 1980, une bombe faisait 85 morts et plus de 200 blessés en gare de Bologne. Il s’agissait de mettre le massacre sur le dos des « Brigades rouges, mais l’enquête devait révéler que l’extrême droite néonazie liée à la « loge P2 »... et peut-être aux services secrets qui organisaient « la stratégie de la tension ». Rappel historique qui n’est pas inutile dans les circonstances que nous vivons depuis le 11 septembre 2001...

Conclusion provisoire

Si on veut réellement lutter contre l’islamisme et le terrorisme, il faut d’abord éviter précisément de confondre islam et islamisme. La lutte antireligieuse est systématiquement une erreur grave et un crime contre les droits de l’homme. Il est inutile de recruter de force des nouveaux adeptes pour les groupes de tueurs ! En second lieu, il faut s’attaquer à la racine du mal et celle-ci est dans la domination impérialiste avec ses relais dans le « monde musulman », ce qui inclut non seulement l’Arabie Séoudite mais aussi le Pakistan - un allié des USA, armé pour lutter contre l’Inde du temps où celle-ci était soupçonnée d’être pro-soviétique - et quelques autres tyrannies du même genre. De ce point de vue, les « néocons » à la française, comme ceux de la revue Le meilleur des mondes défendent tout simplement une politique criminelle, parce qu’ils poussent au crime. Beaucoup de ces gens sont d’anciens « révolutionnaires » : ils voulaient imposer par la violence leur « révolution » (qu’on songe à l’ancien guérilléro du Quartier Latin, Romain Goupil) ; ils veulent maintenant exporter la démocratie à l’aide des missiles US. Leur structure mentale n’a pas changé, ils ont seulement inversé leurs valeurs. Une mention spéciale aussi pour tous ces gens qui ont soutenu l’islamisme en Bosnie quand il s’agissait de disloquer la Yougoslavie « communiste » et qui maintenant poussent des cris d’orfraie alors qu’on sait, aujourd’hui, que la Bosnie a été un important relais dans la formation des groupes violents qui se sont ensuite entraînés en Afghanistan ou au Pakistan.

Nous n’avons pas à défendre les « valeurs occidentales » ni le « monde libre » : les valeurs occidentales sont, pour des centaines de millions d’hommes celles de l’oppression coloniale, voire de l’extermination pure et simple. Nous devons défendre tout simplement le droit des peuples à décider de leur propre sort, leur droit à résister à l’oppression, d’où quelle vienne. Entre un « esprit éclairé » armé de bombes au phosphore (comme celles qu’a utilisées l’armée israélienne au Liban) et un « obscurantiste » religieux qui prend ces bombes sur la tête, le seul choix moral et politique possible est vite fait. Le plus terrifiant finalement, c’est qu’une fois de plus on tente de justifier l’injustifiable oppression au nom des Lumières, selon la « bonne vieille » tradition colonialiste. Il suffirait pourtant à ces soi-disant défenseurs des Lumières de lire Diderot ou Condorcet pour apprendre que ce que la culture européenne a produit de meilleur, ce n’est pas l’autojustification béate des esclavagistes mais l’esprit critique à l’endroit des prédateurs et des exploiteurs des peuples opprimés.


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