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L’État-nation est-il une « merde » ?

Par Denis Collin • Actualités • Dimanche 15/05/2005 • 0 commentaires  • Lu 1923 fois • Version imprimable


Le 13 mai se tenait dans l’Essonne un meeting pour le « oui » un peu particulier. Y officiait, en effet, une brochette de gauchistes repentis : Julien Dray, député, ex-Gauche Socialiste, ex-Ligue Communiste et éminence grise de SOS Racisme, Daniel Cohn-Bendit, ex-libertaire provocateur de 1968, député Vert - à qui certains de ses amis ont décerné « l’étron d’or » ... - et, last but not least, Antonio Negri, idéologue en chef du gauchisme italien des années de plomb, défenseur la « lutte armée » contre les capitalistes et contre l’État bourgeois au motif qu’il n’y avait aucune différence entre le fascisme et la démocratie chrétienne. On sait que ces bêtises et ces crimes permirent de couvrir les crimes réels des groupes fascistes (attentat de la gare de Bologne, par exemple) et aboutirent à l’assassinat d’Aldo Moro, à l’infiltration des groupes gauchistes par les services secrets de toutes sortes et aux collusions répétées entre nos soi-disant révolutionnaires et les groupes mafieux. Negri, qui n’a jamais tiré aucune leçon sérieuse de cette période et qui a encore montré une certaine complaisance à l’égard du terrorisme lors des attentats du 11 septembre, est donc un homme parfaitement qualifié pour défendre « l’Europe démocratique et pacifique » promise par les partisans du TCE.

 

Negri, qui a table ouverte à France-Culture, en tant qu’auteur de ce pavé indigeste, prétentieux et confus qu’est Empire, coécrit avec Michael Hardt, donnait le même jour une interview à Libération (le journal de l’ex-maoiste Serge July ... c’est la fraternité des ex.). Le titre, qu’on suppose donné par le quotidien des bobos, est déjà tout un programme : « Oui, pour faire disparaître cette merde d’Etat-nation ». Negri reconnaît que cette constitution est « libérale » mais ajoute-t-il, ce n’est pas le problème. On se demande bien ce que peut être le problème. Il est prêt du reste à lui trouver tous les défauts du monde. Mais elle présente selon lui plusieurs avantages majeurs :
-  elle est « un moyen de combattre l’Empire, cette nouvelle société capitaliste mondialisée. »
-  « l’Europe peut aussi s’ériger en contre-pouvoir contre l’unilatéralisme américain, sa domination impériale ».
-  Elle permet de construire « un nouvel espace politique dans lequel cette merde d’Etat-nation va disparaître. La Constitution introduit une nouvelle étape vers plus de fédéralisme, même si elle n’est pas assez fédéraliste. » Et pour enfoncer le clou, Negri ajoute : « Je ne suis pas soudainement devenu un vieux con libéral. Je suis un révolutionnaire réaliste. Pourquoi la France est-elle aussi butée ? » On pourrait lui rétorquer qu’il n’est certes pas « soudainement devenu un vieux con libéral » : on veut bien lui accorder qu’est passé de « jeune con » pseudo-révolutionnaire à l’état de « vieux con libéral » par un processus graduel ! Quant à savoir s’il est devenu un « révolutionnaire réaliste » c’est à peu près aussi drôle que lorsque l’on entend Jack Lang sur « France 2 » affirmer qu’il est « anticapitaliste et anti-impérialiste »...

Comme les prétendus défenseurs du « oui de gauche », Negri doit faire fi de texte réel pour nous parler d’un texte imaginaire. Nulle part le TCE ne s’oppose à la « nouvelle société capitaliste mondialisée » puisqu’il met au premier rang des droits de l’homme non pas la liberté et la résistance à l’oppression, mais la « concurrence libre et non faussée », c’est-à-dire l’alpha et l’omega de la « nouvelle société capitaliste mondialisée » ; les principes du TCE, notamment celui de la libéralisation accrue des services et du démantèlement des barrières douanières communautaires (pour les barrières nationales, c’est fait complètement depuis 15 ans et le fameux « acte unique »), s’inscrivent pleinement dans le cadre des négociations de l’OMC et en particulier de l’AGCS (l’accord sur la libéralisation des services). Negri, à la fin d’Empire donne comme modèle « révolutionnaire » saint François d’Assise. Lui-même visiblement n’a pas revêtu la robe de bure pour aller parler aux oiseaux et aux grenouilles. Il a repris, par contre, le vieux principe des moines faisant carême baptisant les lapins carpes pour avoir la paix avec le ciel. Le texte du TCE dit en résumé « vive la mondialisation capitaliste » et Negri y lit « à bas la mondialisation capitaliste ». On a le droit de penser que la mondialisation capitaliste est une bonne chose. La discussion est légitime. Mais le mensonge à la Negri, cette mauvaise foi et cette aptitude à prononcer les énormes contrevérités, cela exclut toute discussion. Il est vrai que, sur ce plan, il a affaire à forte concurrence : ses acolytes d’un soir, Dray et Cohn-Bendit, en connaissent un rayon dans ce domaine.

Deuxième point : le TCE permet-il de s’opposer à l’unilatéralisme américain ? Là encore, il suffit de lire le texte pour répondre. Certes, les pays neutres ne sont pas obligés d’adhérer à l’OTAN, mais la politique de défense de l’UE se fait dans le cadre de l’OTAN, « le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre » (voir Art.I-41). Les divers pays membres doivent augmenter leur budget militaire et il y aura même une commission chargée de veiller à la bonne exécution de ces engagements. On remarquera en outre que les dispositions respectant les choix de chaque État en ce domaine pèseront bien peu puisque 21 États sur 25 sont membres de l’OTAN, laquelle n’est pas une institution européenne mais une institution dirigée par les États-Unis. Il ne faut pas s’étonner d’ailleurs si M.Bush par la voix de son ambassadeur à Paris a bruyamment fait savoir qu’il souhaitait la victoire du « oui ». La construction européenne a été engagée comme prolongement de la politique des USA, il y a un demi-siècle. Elle continue sur cette lancée. Mais même si on admettait que l’Europe puisse être une puissance opposée aux États-Unis, il n’est pas certain que cela serait souhaitable. Car dresser une nouvelle puissance impérialiste contre l’impérialisme US, cela conduirait immanquablement à une nouvelle guerre mondiale. L’apprenti stratège mondial est aussi irresponsable aujourd’hui que lorsqu’il jouait à la révolution armée hier.

Le dernier point est évidemment le plus important. L’État-nation : voilà l’ennemi à abattre et cela mérite qu’on ne chipote pas trop sur les moyens. Pour démêler la confuse pensée negriste sur ce sujet, il faudrait prendre un peu de temps. Negri est le critique officiel de l’Empire. Mais d’un part, il ne faut pas croire que l’Empire en question soit l’Empire US par exemple. Au contraire, dans son livre, Negri concentre le feu sur les États européens et absout largement les États-unis qui, selon lui, offrent déjà l’exemple d’un dépassement du modèle impérial. L’Empire, pour lui, c’est la domination mondialisée qui a déjà dépassé le cadre des nations. Comme l’Empire reste capitaliste, Negri, évidemment, ne peut l’approuver - il faut bien continuer de jouer au révolutionnaire réaliste. Cependant, en tant que c’est un dépassement de l’État-nation, l’empire représente un progrès [1].

Si l’Empire est un progrès, alors c’est toute l’histoire moderne de l’émancipation qui est une vaste erreur. L’émancipation politique commence par l’émancipation des nations européennes à l’égard de l’Empire (romain germanique) et à l’égard de la puissance du Pape qui se veut le successeur des Empereurs romains. La révolution française se fait aux cris de « Vive la nation ». Le mouvement national en Europe fusionne en 1848 avec le mouvement révolutionnaire, contre les vieux empires, l’austro-hongrois, le russe. Quant aux peuples colonisés, ils ont payé le prix fort pour le démantèlement des empires coloniaux et la création de leurs propres États-nations. Si on comprend bien Negri, les Algériens ou les Vietnamiens en redonnant vie à cette « merde » d’État-nation ont commis une faute historique majeure (au demeurant, il le dit directement presque dans Empire). Pour ceux qui ont un peu de mémoire, les propos de Negri font immanquablement penser à Guy Mollet : en pleine guerre d’Algérie, il considérait que l’indépendance algérienne devait être condamnée au nom de l’internationalisme prolétarien : pourquoi fallait-il séparer les ouvriers algériens de leurs frères français. Internationalisme et gégène : tel était le socialisme à la Mollet. Negri met ses pas dans ceux de son illustre prédécesseur qui, lui aussi, devait être un « révolutionnaire réaliste ».

L’évolution de Negri est révélatrice. Elle confirme le vieil adage selon lequel le gauchisme et l’opportunisme sont les deux faces de la même médaille. Mais le plus intéressant est de voir comment les anciens gauchistes soixante-huitards deviennent aujourd’hui les agents les plus zélés des firmes transnationales et du nouveau mode de production capitaliste mobile et hors sol. Nous avions commencé d’analyser ce processus dans L’illusion plurielle [2]. Cette analyse devrait être reprise et prolongée.


[1] Voir sur ce point l’analyse des thèses negristes dans notre livre à paraître, « Revive la République »

[2] Jacques Cotta et Denis Collin, L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche.. JC Lattès 2001


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