S'identifier - S'inscrire - Contact

La réaction sur toute la ligne

Par Denis Collin • Actualités • Mardi 03/06/2003 • 0 commentaires  • Lu 2599 fois • Version imprimable


La victoire électorale de la droite au printemps 2002 marque une nouvelle étape dans l’histoire politique française. Elle ne s’inscrit pas simplement dans l’habitude prise depuis 1986 d’une alternative droite-gauche, où un gouvernement de gauche qui fait plus ou moins une politique proche de la droite, cède la place à un gouvernement de droite qui ne parvient pas à mettre en œuvre son programme par peur du mouvement des masses ou parce qu’il fait face à un retournement brutal de l’opinion publique.

En 1986-1988, l’échec du gouvernement Chirac était programmé dès les grandes manifestations de la jeunesse contre la réforme Devaquet et les projets sécuritaires de Pasqua se heurtaient à l’immense émotion qui a suivi la mort de Malik Oussekine, tué par un escadron de CRS matraqueurs en motos. En 1994, les réformes projetées par Bayrou en matière d’éducation nationale buttaient sur la mobilisation de un million de manifestants dans les rues de Paris. Six mois après l’élection de Chirac à la présidence, les grandes grèves et les manifestations monstres de l’automne scellaient le sort de Juppé et devaient trouver leur prolongement dans la défaite de la droite aux législatives anticipées de 1997. En 2002, l’élimination du représentant de la gauche au premier tour ouvre une nouvelle période. L’union sacrée derrière Chirac qui lui donne 82% des voix, un véritable score de République bananière, a jeté un rideau de fumée sur la faiblesse politique de la droite dans le pays, puisque Chirac n’avait réuni sur son nom que moins d’un citoyen sur huit ! Mais, paradoxalement, cette faiblesse politique oblige la droite à aller vite et à porter les coups les plus sévères aux travailleurs et à la jeunesse pendant qu’elle en a encore les moyens, c’est-à-dire en profitant de l’explosion et de la décomposition politique d’une gauche rongée par 5 ans d’une politique gouvernementale marquée au sceau de ce qu’on appelle, faute de mieux, le néolibéralisme.

 

À bien des égards, le gouvernement investi par Chirac est le gouvernement le plus réactionnaire qu’ait connu la Ve République. Ce n’est pas le Chirac de la dénonciation de la « fracture sociale » que Raffarin doit mettre en musique. C’est plutôt le Chirac des années 80, le partisan de Thatcher et Reagan. Pendant les quelques semaines de la fin 2002 et du début 2003, la situation internationale, marquée par la préparation de la guerre en Irak, a pu donner l’illusion d’une renaissance du gaullisme traditionnel, derrière un Chirac poussé par Schröder et Villepin qui se découvrait un destin. Quand l’histoire n’a pas de grands hommes, elle les invente. Mais les premières bombes US sur Bagdad dissipaient cet écran de fumée. Il reste un gouvernement qui ne peut jouer qu’un rôle secondaire sur la scène internationale parce que, fondamentalement, il est engagé de toutes ses forces dans la défense de l’ordre, des rapports sociaux et politiques, et des valeurs que Bush et ses « faucons » défendent sur le terrain mondial au moyen des B52, des bombes à fragmentation, et d’un énorme appareil médiatique destiné à l’intoxication des masses.

Médiocrités éminentes et douteuses accointances

Laniel bis

Ce qui frappe quand on étudie le gouvernement mis en place par les élections de 2002, c’est le nombre d’éminentes médiocrités qui le peuplent. Seul Villepin a réussi à montrer « de la classe » mais il paraît qu’il énerve fort son « patron ». On laissera de côté les extravagances de Mme Bachelot qui réussit assez bien à ruiner toutes les vagues prétentions écologiques de son Président. Le chef du gouvernement, un politicien sans relief, issu du giscardisme, résume à lui seul tout le gouvernement. Philippe Séguin, qui semble libre depuis qu’il ne fait plus de politique, caractérise on ne peut plus justement Raffarin en le comparant à Laniel. Pour les plus jeunes, rappelons que le gouvernement Laniel, succédant au gouvernement Pinay en 1953, marque le retour sur la scène publique de la droite vichyste. Laniel, dont la bêtise était proverbiale, se fit remarquer par ses décrets-lois qui devaient porter à 62 ans l’âge de départ à la retraite des fonctionnaires bénéficiant jusqu’à alors du « service actif », c’est-à-dire d’un statut ouvrant droit à la retraite à 55 ans. Laniel pensait profiter de la période estivale pour faire passer ses mauvais coups. Las ! Les postiers de Bordeaux, au soir d’une « journée d’action » décidaient la grève illimitée. En quelques jours, en plein mois d’août, la France, à la surprise générale, se trouvait en grève générale…

Raffarin se prétend le représentant de la France d’en bas. Ce qu’il appelle « France d’en bas », ce sont évidemment ni les ouvriers ni les chômeurs, mais les petits et moyens patrons, cette classe moyenne qui depuis longtemps veut se débarrasser de la solidarité nationale et considère que les fonctionnaires ne sont que des parasites à éliminer. Bref, cette France qui fut ardemment pétainiste, puis poujadiste. Cette France, souvent catholique, qui forma la base des « Indépendants et Paysans », le parti de Laniel et Pinay d’où sont sortis les « Républicains indépendants » giscardiens, la « patrie » d’origine de Raffarin. Cette France qui se soucie comme d’une guigne de la France et de son avenir, cette France malthusienne et mesquine, légèrement xénophobe, et dont la préoccupation principale est le montant de son compte en banque et de ses rentes.

Familialisme

Le discours de Raffarin présentant ses mesures sur la politique familiale en est emblématique. Son « attachement à la famille dépasse les logiques économiques et sociales ». « La famille est une réponse au besoin de sens exprimée par une société lassée par le matérialisme , écrit-il. Partageant cette pensée de Luc Ferry « l’amour est le lieu privilégié du sens », j’ai la conviction que la famille est le lieu privilégié de la société humaniste. Au-delà de l’argent de la famille, il y a l’amour de l’enfant ». La préservation des foyers, « face aux agressions de ceux qui cherchent à asservir l’individu », s’impose donc comme « un devoir pour tout gouvernement ».

La lutte contre la « matérialisme » et la famille comme fondement naturel du social ! La famille, lieu de la société, c’est tout un programme : le programme de ceux qui haïssent la démocratie et la République, précisément parce que pour les républicains, la véritable vie sociale est publique et la véritable liberté consiste à exister pour soi-même et non comme membre d’une unité fondée sur le lien du sentiment familial. Le discours de Raffarin est réactionnaire au sens le plus strict du terme. Un journaliste de France-Culture – le dernier endroit où les présentateurs aient encore un minimum de culture – évoquait Joseph de Maistre, et faisait remarquer qu’il ne s’agissait pas de revenir à avant 68 mais à avant 1789... Il y a évidemment dans ce discours quelque chose d’extravagant dans une société où plus de la moitié des enfants naissent hors mariage, où le taux de divorce est autour de 40% dans les 5 premières années. Évidemment, Raffarin ne peut faire marche arrière et il ne restaurera pas la famille dans ses ores passées. Le capitalisme a impitoyablement détruit la famille d’antan. Il faudrait, du reste, parler de famille au pluriel et laisser la parole aux anthropologues pour en parler avec un minimum de pertinence. Mais le discours de Raffarin indique clairement sur quels sentiments, sur quelles traditions, il compte jouer. Il y a aussi là-dedans une part de calcul politicien. Comme nous l’avons déjà expliqué dans ces colonnes, le vote Le Pen s’est modifié socialement avec un tassement et un recul dans les banlieues ouvrières largement compensés par la progression à la campagne dans les couches conservatrices qui votaient jusqu’à présent pour la droite classique (les paysans aisés par exemple). Raffarin cherche donc à récupérer cet électorat.

La politique de la famille n’est pas une question secondaire. Les difficultés accumulées par les familles modestes qui doivent faire face au chômage des jeunes ou à la nécessaire prolongation des études, la multiplication des familles dites « monoparentales », la nécessité d’aider les femmes qui le désirent à avoir des enfants, ce sont là des questions auxquelles une politique socialiste devrait répondre. Mais tel n’est pas le propos de Raffarin. Les mesures concrètes en faveur des familles sont inexistantes : on convertit une allocation qui était touchée en plusieurs fois en une prime touchée en une seule fois. Mais dans le même temps, on prépare le doublement, voire le quadruplement des droits d’inscriptions dans les universités et les grandes écoles ! En réalité, la famille dans le vocabulaire raffarinesque est avant tout un discours réactionnaire adapté à une politique qui détruit les systèmes nationaux de solidarité au profit de l’assistance privée.

La terre ne ment pas

Raffarin se présente comme le représentant des régions contre le « centralisme parisien ». C’est évidemment encore une mauvaise plaisanterie. Quand le petit joujou de la région Poitou-Charente, le « Futuroscope » menace de faire faillite, c’est par l’État central que Raffarin le fait renflouer, en y déplaçant d’office et sans aucune justification certains services de l’éducation et de la recherche (CNDP, par exemple). Ce goût pour la France du terroir, il n’y aurait pas besoin de pousser très loin pour y retrouver le tristement fameux « la terre ne ment pas ». Il ne faut cependant pas s’y tromper : jadis, le pétainisme sous des couverts poussiéreux du retour au passé se montra fort « moderniste » à sa manière. Il en va de même avec le « raffarinisme ». L’idéologie qui sent la naphtaline est au service d’un projet « modernisateur ». Il s’agit de faire en sorte que la France se cale sur le modèle anglo-saxon du développement capitaliste et des relations sociales.

Une nouvelle conception de l’État.

Le nouveau Léviathan

C’est peut-être d’abord dans la conception des fonctions régaliennes de l’État que l’évolution est la plus nette. L’argument sécuritaire n’a pas été seulement un habile thème de campagne exploité ad nauseam par la droite avec la complicité active des télés aux ordres. En faisant de la sécurité la première des libertés, Chirac et son ex-ennemi intime Sarkozy signifient un changement dans la philosophie même de l’État en France. Depuis le débat sur les subsistances lancé par Robespierre, en passant par la révolution de 1848 et l’élaboration, à la fin du xixe de la théorie française du service publique jusqu’à la proclamation en 1946 que la France est une « république sociale », la tradition républicaine française s’est toujours opposée à la conception de l’État-Léviathan de Hobbes. Pour Hobbes, la société étant le lieu de l’affrontement des individus qui mènent la guerre de tous contre tous pour leurs propres intérêts, l’État a pour fonction essentielle d’assurer la sécurité qui est la condition de préservation de la seule liberté sociale concevable, celle qu’ont les individus vivant sous l’autorité d’un pouvoir souverain de s’enrichir du fruit de leur industrie. Au contraire, la tradition française conçoit l’État comme un bien dont les citoyens doivent pouvoir jouir et pas simplement comme le garant la sécurité d’individus menant des existences séparées. L’autorité de la loi n’est pas seulement et même pas principalement celle du glaive. C’est le principe de la liberté par loi qui doit dominer.

L’état policier

Sans doute, Sarkozy et Chirac n’ont-ils pas dû se poser toutes ces questions philosophiques qui doivent leur être assez étrangères. Mais ils ont pratiquement imposé une nouvelle philosophie de l’État. C’est bien pourquoi les considérations d’ordre public et la capacité de l’État de terroriser[1] les citoyens par une répression aussi dure que nécessaire qui forment l’essence de la nouvelle doctrine. Ainsi l’abandon du principe de proportionnalité des délits et des peines en est-elle une marque claire. Voici quelques aspects particulièrement éclairants de la loi sur la « sécurité intérieure » que Sarkozy avec le soutien à peine déguisé d’une partie de la gauche.

Art 5 : on va « permettre au procureur de la République de décider une mise en oeuvre plus large des possibilités de visites des véhicules » mais évidemment on ajoute que « Cet article conserve et renforce les garanties pour les libertés individuelles « . C’est typiquement le monde de 1984 d’Orwell... 

Tout le III du Titre I permet l’extension et la généralisation des interconnections de fichiers. Tout cela est fait, cela va sans dire, au nom de la défense des libertés individuelles...  - grâce à l’art 15: « Le domaine du FNAEG, limité à l’origine aux infractions sexuelles, puis élargi à certains crimes par la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, est ainsi étendu à de nombreux délits de violences contre les personnes ou les biens, ou mettant en danger l’ordre public, comme les délits en matière d’armes et d’explosifs. L’article 706-55 est modifié à cette fin. Autrement dit le fichier des empreintes génétiques devient la véritable clé de tous les fichiers. Si les nazis avaient eu les techniques Sarkozy, ils n’auraient pas eu beaucoup de mal à exterminer la résistance. Mais n’y pensez pas à mal. Ayez confiance ! 

Le chapitre V étend les possibilités de perquisition et poursuit un processus déjà entamé depuis au moins les lois Marcellin qui rend de moins en moins inviolable la vie et le domicile privés.

L’article 18 vise à « adapter la législation en modifiant l’incrimination du racolage, qui constitue actuellement une contravention de 5ème classe. A cet effet, l’article modifie, d’une part, les conditions juridiques d’application de l’incrimination, en ne distinguant pas entre racolage actif et passif et, d’autre part, transforme la contravention en délit. » Le racolage passif permet d’incriminer quiconque à une attitude qu’on peut interpréter comme du racolage passif (les décolletés et mini-jupes seront bientôt prohibés). Notons qu’avec l’appui des curés et bonnes sœurs de gauche, Sarkozy a décidé de rendre moraux les citoyens. Il faut frapper le client dit Mme Halimi et un pauvre type peut se retrouver 48h en garde à vue pour avoir simplement commencer à négocier le tarif avec une prostituée. 

L’article 19 vise les « gens du voyage » qui occupent les terrains non prévus (comme la plupart des villes n’ont pas construit les terrains prévus par la loi Besson) et on ne badine pas avec la propriété: « une peine de six mois d’emprisonnement et 3 750 € d’amende, ainsi que la saisie du véhicule lorsque l’installation s’est faite avec ce moyen, et deux peines complémentaires : la suspension du permis de conduire pour une durée de trois ans au plus et, le cas échéant, la confiscation du véhicule ayant servi à commettre l’infraction. »  - l’art 21 s’attaque au problème suivant: « Le regroupement de personnes dans les espaces communs des immeubles d’habitation est susceptible de provoquer des nuisances particulièrement gênantes pour les résidents, d’exacerber des sentiments de crainte pour des personnes seules ou âgées qui n’osent plus se frayer un passage parmi ces groupes. » Si vous avez peur des groupes de jeunes, vous pourrez maintenant vous en donner à cœur-joie et utiliser la police à bon escient. Et là encore on n’y va pas de mainmorte: « C’est pourquoi sont érigées en délit, puni de deux mois d’emprisonnement et 3 750 € d’amende, les voies de fait et l’entrave apportée de manière délibérée à l’accès et à la libre circulation des personnes dans les parties communes d’immeubles collectifs d’habitation, lorsqu’elles sont commises en réunion. «   - « L’article 36 permet d’étendre la compétence des agents de police municipale, qui sont agents de police judiciaire adjoints. »  C’est sur la base de cet examen que la très officielle commission nationale consultative des droits de l’homme a rendu un avis très défavorable au texte Sarkozy. Nous allons entrer dans un monde nouveau et bien policé... Le problème, c’est que cette loi est tout entière axée sur le vieil axiome selon lequel les pauvres sont les vrais dangers sociaux. Pendant ce temps les barons voleurs de l’affaire Elf vont s’en tirer. On connaît la différence entre un délinquant et un homme d’affaires : Un délinquant est type qui s’assied dans les marches d’escaliers d’un HLM, un homme d’affaires est un type qui vole 500 millions.

On ne peut s’empêcher de comparer les lois Sarkozy à la politique répressive des États-Unis dont s’inspire explicitement le ministre de l’Intérieur. La « tolérance zéro », la multiplication des emprisonnements, l’alourdissement des peines, l’extension des pouvoirs de la police et des dispositifs de surveillance des citoyens. Tout cela nous vient en ligne directe de la très « libérale » Amérique. Mais pour qui a quelques souvenirs d’histoire … ou a lu Marx, il faut aussi comparer la loi sur la sécurité intérieure aux « lois sur les pauvres » prises dès l’époque élisabéthaine par Sa Gracieuse Majesté en vue de protéger les « honnêtes gens » des conséquences désagréables de l’expulsion des paysans de leurs terres par les hommes de main des « landlords ».

Certes, la question de la délinquance et de l’insécurité de certains quartiers n’est pas à négliger. Bien au contraire. Les quartiers populaires sont confrontés à une décomposition sociale liée très largement au chômage, à la ségrégation à l’embauche dont sont victimes les jeunes issus de l’immigration et à la destruction des rapports familiaux traditionnels. On fera d’ailleurs remarquer que la gauche s’en était préoccupée dès son retour au pouvoir en 1997. Chevènement, ministre de l’intérieur de 1997 à 2000, avait pris de nombreuses mesures, aussi bien de renforcement des effectifs de la police que d’organisation avec la création et le développement de la police de proximité. Daniel Vailland sur ce plan a mis ses pas dans ceux de son prédécesseur. En outre, il est parfaitement démagogique de s’en prendre au laxisme de la gauche en matière pénale, puisque pendant le gouvernement Jospin la population pénale s’est notoirement accrue et la durée moyenne de l’emprisonnement est montée en flèche. Pour qui juge objectivement des faits, le caractère démagogique de la campagne de la droite sur la sécurité saute aux yeux. Elle est d’ailleurs d’autant plus efficace qu’elle a emporté surtout l’assentiment de ceux qui ne sont pas directement confrontés aux problèmes réels de l’insécurité, mais les perçoivent seulement par l’intermédiaire des grandes chaînes de télévision qui se sont déshonorées par le traitement qu’elles ont donné aux faits divers, occupant tout l’écran avant le 21 avril et pratiquement disparus depuis…

Outre le caractère disproportionné des peines entérinées par la loi Sarkozy (cf. supra), on remarquera que la mesure phare qui a cristallisé le débat pendant la campagne le débat, savoir la réouverture des centres dits fermés (fermés par Peyrefitte, un grand laxiste devant l’éternel, comme chacun le sait) ne concerne que quelques dizaines de jeunes et n’en concernant jamais beaucoup plus, au regard de son coût. En vérité d’ailleurs, ces centres fermés reprennent purement et simplement des dispositifs anciens expérimentés notamment par les deux précédents ministres de gauche en charge de l’ordre public. On le voit : là encore mensonge et désinformation, avec le soutien des médias, sont les principaux atouts de Sarkozy. Enfin, on rappellera que Sarkozy s’en est pris à tous les niveaux à la police de proximité qu’il démantèle de facto. Le limogeage spectaculaire du directeur de la police de Toulouse, ancien conseiller de Jean-Pierre Chevènement, avait valeur d’exemple et devrait suffire à convaincre les hésitants qu’on n'a aucune raison d’être complaisant à l’égard de la politique à l’esbroufe du maire de Neuilly.

La justice des riches

Le projet de réforme pénale proposé par Dominique Perben complète utilement les lois Sarkozy. Là aussi, la ligne directrice est clairement définie par l’alignement sur des principes qui prévalent de plus en plus dans le droit états-unien. L’extension des droits de la police, la mise sous tutelle directe des procureurs, l’introduction de la procédure du « plaider coupable » et de toute une philosophie du droit issue du « bargaining » pratiqué aux États-unis aboutissent à un système judiciaire qui présente à la fois les désavantages de la tradition anglo-saxonne et ceux de la tradition française. Pour 40% des incriminations pénales, celles qui sont susceptibles de 6 mois de prison et de 50.000 euros d’amende, on essaiera de convaincre les prévenus de renoncer à deux droits fondamentaux : la présomption d’innocence et la garantie des droits de la défense. On remplacera le procès par un marchandage avec le parquet (qui doit appliquer les directives ministérielles). Dans ce marchandage, les riches, bien conseillers et influents, pourront s’en tirer à bon compte. Les pauvres, avec avocat commis d’office – voire avocat bénévole – devront renoncer à toute justice.

L’indépendance de la magistrature qui fut pendant des années la grande mode et que Chirac lui-même fit mine de défendre, est aujourd’hui complètement abandonnée et c’est la voie inverse que l’on suit, une voie dans laquelle la séparation des pouvoirs sans laquelle l’État n’a pas de constitution (Déclaration des droits de 1789, art. 17) ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir. C’est la doctrine gaulliste qui s’affirme, celle qui dit que pouvoir procède du précédent. Assemblée croupion, justice aux ordres : telle est la philosophie politique « moderne » et qui semble ne susciter ni débat ni réaction, à droite comme à gauche.

La démolition de l’État social

Le retour à l’État Léviathan n’est évidemment pas le fruit de cerveaux malades et obsédés du maniement du bâton : l’État doit être d’autant plus fort que la société est ramenée à l’état de nature, c'est-à-dire à la guerre de chacun contre chacun.

On parle de la fin de l’État Providence. Les plus extrêmes réserves s’imposent à l’égard du concept d’ « État Providence », car l’État keynésien classique n’a jamais été aussi redistributeur qu’on l’a dit et il n’a pas été une providence pour tout le monde. Et, à proprement parler, il ne s’agit pas, en France, de supprimer les mécanismes d’assistance publique analogues à ceux qu’on trouve encore aux États-unis. Le gouvernement Raffarin, même s’il est obsédé par la réduction des déficits, reste partisan d’une certaine forme de charité publique à l’endroit des plus démunis. Mais, prolongeant un mouvement entamé depuis longtemps, il veut mener à son terme la destruction de toutes les institutions qui peuvent apparaître comme autant de noyaux de socialisme au sein même d’une société dominée par le mode de production capitaliste.

Retraites en lambeaux

La question des retraites est de ce point de vue capitale car si la réforme proposée par Fillon est loin d’être suffisante du point de vue du capital financier, elle est, comme l’a dit le chroniqueur chiraquien Alain-Gérard Slama, la première pièce qui permettra de faire s’écrouler les « autres dominos », c'est-à-dire la sécurité sociale et le code du travail. Nous ne revenons sur l’analyse que nous avions faite dans le numéro 25 d’Utopie Critique. Disons seulement qu’une fois dissipés les rideaux de fumée sur la prétendue « sauvegarde de la retraite par répartition » apparaît clairement l’objectif qui n’est pas de faire travailler plus longtemps les salariés mais de la faire partir avec une retraite largement amputée. La paupérisation programmée des retraités a pour but d’inciter les actifs à se couvrir eux-mêmes en souscrivant à des fonds de pension et à toutes sortes de système d’assurance volontaire.

Là encore, il est assez facile de démonter les arguties gouvernementales. La catastrophe annoncée des régimes de retraite n’est inéluctable que si 1° la croissance reste anémique et si 2° le partage des revenus entre capital et travail continue d’évoluer en défaveur du travail. Un petit tableau parle mieux que bien des discours :

 

Dépenses des retraites 

reste

PIB 1960 : 750 milliards €

40,5 milliards €(5,4%)

710 milliards €

PIB 2000 : 1500 milliards €

180 milliards € (12%)

1 320 milliards €

PIB 2040 : 3000 milliards €

600 milliards € (20%)

2 400 milliards €

Au cours des 40 dernières années, la part des retraites dans le PIB a plus que doublé. Qu’elle de 60% dans les 40 prochaines n’est vraiment pas un problème insurmontable. Cela suppose tout simplement une augmentation de la part des cotisations sociales, c'est-à-dire du salaire différé.  En réclamant le maintien ou le retour à 37,5 annuités de cotisations pour tous, les manifestants et les grévistes du printemps 2003 ne font que demander une augmentation différée des salaires. Comme d’habitude, la bataille fondamentale se joue autour de la question de la plus-value. Les socialistes et autres tartuffes de la même farine qui font mine de combattre ou de critique le gouvernement Raffarin mais affirment à plus ou moins haute voix que l’augmentation de la durée des cotisations est inévitable ne font que prendre la défense des profits patronaux, c'est-à-dire de défendre l’exploitation capitaliste.

Le deuxième « domino »

À l’automne, c’est le second « domino » qui devrait être écroulé avec la réforme de l’assurance-maladie et la mise sur pied d’un système à trois étages : 1° une couverture universelle du gros risque (l’actuelle « sécu » réduite à minima et transformée en une espèce de CMU pour tous) ; 2° un vaste complément d’assurance laissé au système mutualiste et enfin 3° une assurance supplémentaire dans laquelle pourraient opérer les assurances privées. C’est évidemment l’explosion programmée de la sécurité sociale, dans la configuration qu’elle a depuis 1945. Dans cette entreprise, le gouvernement reçoit malheureusement l’appui de la FNMF (la fédération de la mutualité française), et, comme d’habitude, de la CFDT, dont la direction semble n’être plus guère qu’une courroie de transmission des contre-réformes gouvernementales.

En dépit de toutes ses imperfections et des coups qu’il a reçus, le système actuel de protection sociale en France repose sur des principes qui contredisent la logique fondamentale du mode de production capitaliste.

-          Il repose sur le salaire différé, géré collectivement.

-          Le principe de collecte est « de chacun selon sa capacité contributive » et le principe de distribution est « à chacun selon ses besoins ».

-          Chacun a des droits et ce n’est pas un système d’assistance ou de charité.

Ce système incarne nos « deux démons », comme le dit encore l’ineffable A-G Slama : l’égalitarisme et la revendication de la justice distributive.

On le voit, ce qui est en jeu, ce n’est pas une discussion technique mais bien un choix politique fondamental. Pendant plusieurs décennies, on a pu entretenir l’espoir que l’accumulation de réformes sociales conduirait à une transformation progressive de la société capitaliste en une société mixte. C’est aujourd’hui le mouvement inverse qui est engagé par un gouvernement qui mérite bien le qualificatif de réactionnaire, même si cette entreprise réactionnaire est menée sous le signe de la réforme.

La mise en pièces de la République

Le 5 mai 2002 a été le théâtre d’une gigantesque farce : au nom de la République menacée – paraît-il – par un lepénisme galopant, 82% des électeurs ont reporté leur suffrage sur le candidat de la  prétendue « droite républicaine ». Fort de ce consensus, le gouvernement Chirac-Raffarin s’est empressé de porter de nouveaux coups à la République. Une modification de la constitution, votée en douce et en deux heures de temps pendant la guerre en Irak transforme la France en république « décentralisée ». On peut se demander pourquoi, il était nécessaire de changer la constitution, puisque la loi de décentralisation, dite loi Defferre a déjà 20 ans. En réalité, constitutionnellement cette modification s’imposait pour rendre possible l’existence de lois variables suivant les régions. La république décentralisée : cela signifie tout simplement la fin de l’égalité de tous devant la loi.

La Corse sert de banc d’essai. S’y ajoute dans le cas d’espèce la suppression des départements et la mise en place d’une organisation qui va faire de la Corse un TOM. Ensuite, est mise en route la régionalisation de l’éducation nationale – la décentralisation du personnel administratif, technique et des conseillers d’orientation et assistantes sociales est clairement le premier pas dans un processus où le gouvernement cherche à faire rôtir l’agneau sans qu’il s’en aperçoive. Pas de chance : les professeurs sont solidaires des autres membres de la « communauté éducative » et ne nullement décidés à se laisser découper en morceaux selon la vieille tactique du salami.

Raffarin et ses amis prennent visiblement leurs personnels de l’éducation nationale. « La décentralisation ne change rien ni aux missions ni aux droits et conditions de travail. Seul change l’entête de la feuille de paie. » Alors pour avoir pris le risque du chaos et pourquoi s’obstiner à ce point si c’est simplement une affaire d’entête sur la feuille de paie ? Parce qu’il s’agit bien de la destruction de la République « une et indivisible ». Gérard Filoche (membre de la direction du PS) a dénoncé Raffarin comme le représentant du « parti de l’étranger ». Rien de plus vrai. Le modèle anglo-saxon en matière de retraites, le modèle allemand dans l’organisation du territoire, au moment, d’ailleurs, où les Allemands commencent à s’interroger sur les effets pervers d’un système d’enseignement complètement décentralisé au niveau des Länder.

Pour aller jusqu'à bout de la déconstruction de la République, il faut liquider la fonction publique d’État et le statut particulier afférent. C’est ici qu’intervient le deuxième volet de la réforme des retraites. Car si on comprend bien la logique d’ensemble (cf. supra) il y a, pour la fonction publique un surprenant paradoxe : on veut augmenter la durée de cotisation pour les fonctionnaires … qui ne cotisent pas ! À la différence de la fonction publique territoriale qui cotise à la CNRACL, les fonctionnaires d’État ne cotisent à aucune caisse de retraite et d’ailleurs ne touchent pas de retraite mais une pension régie par le code des pensions. Chaque année d’activité est inscrite au compte de l’agent de l’État sur le grand livre de la dette publique. De leur entrée dans l’administration à leur mort, les fonctionnaires sont directement payés par l’impôt. En 1995, la loi Juppé, on l’oublie trop, ne concernait pas seulement les régimes spéciaux. Un alinéa précisait qu’une caisse de retraites était créée pour les fonctionnaires. Le grand mouvement de 1995 a bloqué tous ces projets. Ils reviennent sous une autre forme. L’alignement des fonctionnaires sur le secteur privé, au nom de l’équité, le nouveau mot piégé de la novlangue orwellienne des gouvernants, n’est rien d’autre que la suppression progressive du statut de fonction publique. Après la durée de cotisation, on trouvera que le calcul des pensions sur les 6 derniers mois (au lieu des 25 dernières années) est privilège scandaleux. Ensuite c’est la garantie de l’emploi et l’avancement de carrière qui y passeront. Toujours au nom de l’équité. Et à la fin on aura tous les fonctionnaires recrutés en CDI ou CDD (alors que pour l’heure cela reste marginal), ce qui fait des stocks de personnel bien plus facile à gérer. Et on pourra passer définitivement au modèle américain des dépouilles, afin d’aboutir à une politisation complète de la fonction publique.

Le pire est à venir

L’entreprise de massacre de la France ne fait que commencer. Pris à la gorge par la récession, soumis aux diktats du MEDEF et du capital financier international, le gouvernement va tenter de passer en force pendant que l’opposition est soit impuissante soit complice. Mais il faut comprendre la logique qui s’exprime dans la politique de Chirac-Raffarin. Si l’allongement des durées de cotisation visait à augmenter la production en mobilisant les forces du travail, on pourrait se dire que ces gens ont encore un projet positif. Mais ce n’est pas le cas. Pour faire des économies, ils ont taillé dans le vif des crédits de la recherche. Les projets de grands travaux européens sont mis en pièces, à l’exception du TGV pour le Poitou ! En réalité, la seule préoccupation du gouvernement c’est de sauver les intérêts d’un capitalisme parasitaire qui est prêt à dévorer la société tout entière pour assurer son taux de profit.

La loi qui autorise le gouvernement à réformer par ordonnance nos soi-disant lourdeurs administratives est a plus haut point révélatrice de ce qui est en cours. Le Sénat vient d’entériner une mesure qui fait passer à 6 millions € le seuil exigeant qu’une commande publique soit soumise à appel d’offre – au lieu de 90000 € actuellement. Environ 90% des dépenses de l’État et des collectivités territoriales pourront ainsi échapper à tout contrôle. L’argument est imparable : si on ne réforme pas profondément le code des marchés publics, on ne pourra pas construire à temps toutes les prisons qui sont nécessaires aujourd’hui. Nécessaires pour quoi, ces prisons ? Pas pour y mettre les politiciens corrompus puisque le nouveau code permettra aux élus locaux de faire bénéficier en toute impunité leurs petits copains des commandes publiques. En rendant légal ce que la loi et la morale proscrivaient jusqu’à présent, Raffarin et Chirac – un homme qui s’y connaît – ont trouvé le moyen le plus simple d’éliminer la corruption. Quel art ! Avec la reprise en main de l’institution judiciaire, c’est la mise en coupe réglée de la République qui s’organise. Les « copains et les coquins » de l’État UMP vont s’en donner à cœur joie.

N’ayant eu aucune complaisance pour un gouvernement de gauche dite plurielle qui a largement frayé le chemin à la régression actuelle, nous sommes d’autant plus fondés à porter cette appréciation sans concession pour l’équipe actuellement au pouvoir. Nous refusons l’attitude qui consiste à baisser les bras devant l’actuelle équipe de droite au motif que la gauche ne faisait pas mieux. Bien que Chirac ait obtenu les voix de moins de 15% des inscrits, il fait mine de s’appuyer le « consensus national » équivoque du 5 mai 2002 pour conduire contre les acquis sociaux une attaque frontale, d’une brutalité sans précédent. Il ne s'agit plus du débat mondain entre la gauche « bobo » acquise à la défense du capital et la droite « sécuritaire ». Il s’agit à nouveau du vrai, ancien et fondamental clivage qui oppose la gauche sociale à la droite du fric.  Ce qu’on appelait jadis « lutte des classes ».

Denis Collin – 3 juin 2003



[1] Le terme peut paraître fort. Mais la référence de Hobbes au Léviathan, monstre marin biblique, a cette signification.

sans précédent. Il ne s'agit plus du débat mondain entre la gauche « bobo » acquise à la défense du capital et la droite « sécuritaire ». Il s’agit à nouveau du vrai, ancien et fondamental clivage qui oppose la gauche sociale à la droite du fric.  Ce qu’on appelait jadis « lutte des classes ».

Denis Collin – 3 juin 2003


Partager cet article


Archives par mois


La Sociale

Il Quarto Stato