Jean-Jacques Rousseau, dont on commémore cette année le tricentenaire de la naissance, a mis au coeur de sa réflexion les notions de volonté générale, d’intérêt général, de loi comme expression du peuple souverain, d’égalité entendue comme limitation des disproportions de richesses. Il se retourne probablement dans sa tombe du Panthéon à entendre la manière confuse avec laquelle la droite et l’extrême droite françaises se sont appropriées, à mauvais escient, le vocabulaire républicain.
Plus qu’à l’occasion du discours de Villepinte, c’est lors du discours de Bordeaux que l’usurpation a été le plus manifeste. Le samedi 3 mars, Nicolas Sarkozy, s’est en effet fendu d’un discours dans la forme assez surprenant – même si le spectre de la campagne de 2007 n’est jamais loin – mais symptomatique de son imposture. Le discours bordelais se présentait comme un retour aux fondamentaux, autrement dit consistait en une logorhée indéfinie sur la République, se voulant une réponse magistrale « à ceux qui n’ont pas de leçon de République à donner »…
On appréciera d’emblée la volonté agonistique du propos autour d’un concept en théorie rassembleur, typique du paradoxe sur lequel se construit l’ensemble de la politique Sarkozyste : détourner les mots pour y inclure ses idées, quitte à travestir entièrement le sens des mots comme celui des idées.
La plume de Guéant était acérée, presque fébrile. On sentait qu’il n’avait toujours pas digéré ses dernières colères télévisées ayant fait le « buzz » après avoir perdu son sang froid, acculé dans ses contradictions républicaines. L’épisode du chahut bayonnais était aussi au cœur des motivations du discours puisqu’il s’agissait bien de sanctifier « l’ordre républicain » contre le désordre perpétré par de supposés agitateurs. Bref, l’ensemble des ingrédients étaient disséminés pour que la ola bleu blanc rouge – et surtout bleue et blanche – sévisse pendant une heure dans ce public girondin dont toutes les réactions étaient préparées au millimètre.
Mais il ne suffit pas de répéter phrases après phrases le mot de « République » pour définir avec justesse un terme aussi important depuis la Révolution française dans notre pays, encore moins son idéal. Encore faut-il viser juste et surtout sortir des contradictions permanentes.
La République, Monsieur le Président, ne s’abaissera jamais au fichage et au contrôle intempestif de ceux qu’elle est censée protéger. Car le système de protection sociale que la puissance publique a le devoir de développer n’est pas un système de charité dont la contrepartie serait la domination des plus vulnérables. Il est une mise en commun à destination des besoins du plus grand nombre qui ne peut consentir au chantage social : notre droit à l’éducation, notre droit au travail, notre retraite, notre sécurité sociale, notre assurance chômage ne relèvent pas simplement du droit social, ils constituent les conditions de notre émancipation, collective et individuelle.
La République, Monsieur le Président, ne s’abaissera jamais à un déguisement du principe de Laïcité en vade-mecum des valeurs du bon chrétien. La France n’est pas chrétienne si elle est laïque, et l’instituteur de l’école républicaine ne sera jamais au second rang derrière le prêtre. Car la Laïcité, dans l’enseignement comme dans la société, n’est ni la tolérance ni le respect. Elle est l’égalité par le choix commun affirmé depuis plus d’un siècle de ne jamais considérer les particularismes dans la sphère publique afin de ne considérer chacun que comme un citoyen égal. La Laïcité est en cela au principe de la paix républicaine, et elle ne peut, de près ou de loin, s’acoquiner de références religieuses.
La République, Monsieur le Président, ne s’abaissera jamais aux insupportables expulsions par charters, par milliers chaque année, des étrangers en situation irrégulière, rappelant les heures les plus terribles de notre histoire. Le jeu nauséabond avec les thématiques xénophobes du Front national vous éloigne toujours un peu plus de ce que l’on ne peut plus avec vous appeler la droite républicaine. La République n’a rien à faire avec la haine et les quotas, elle exècre le racisme et les faiseurs de boucs émissaires. Elle ne choisit pas l’immigré, elle n’a d’honneur qu’à faire des citoyens. Elle chérit la fraternité, qui fait de ses compatriotes appartenant au même corps politique, celui de la République, des hommes et des femmes liés par un sort commun. La nation, concept politique, n’a de sens que si elle est civique, et non identitaire, concept moral. Ici, Monsieur, depuis la Révolution française, on s’honore du titre de citoyen, et l’on sait qu’il est à vocation universelle.
La République, Monsieur le Président, ne s’abaissera jamais à servir une Europe qui asservit les peuples au nom des diktats financiers validés par des organismes sans aucune légitimité car jamais élus. Elle n’est dépositaire que de la souveraineté du peuple et non des intérêts des banquiers. Le paravent bien-pensant du cosmopolitisme idéal ou l’argument fataliste de la mondialisation n’y changeront rien. Il n’y aura d’Europe que l’Europe des peuples, c’est-à-dire celle qui ne tirera pas un trait sur l’idéal républicain, mais s’efforcera de le poursuivre sans nier l’échelle populaire de ses fondations. La République n’aurait ainsi jamais lié son corps à un mécanisme de stabilisation financière qui corsète définitivement toute politique publique et toute orientation économique dans les limites ravageuses de l’austérité.
Au fond, la République, Monsieur le Président, de Rousseau à Jaurès, est sociale, ou plutôt la République sociale est la finalité de la République. Claude Nicolet, grand connaisseur de la pensée républicaine, le disait clairement : « La République n’est autre chose que le détour par la politique pour rendre la société habitable (…) Il n’y pas, en République, de séparation entre les domaines du social et de l’économique et le domaine du politique » (La République en France). Et cela vous l’omettez volontairement car, comme votre plume, vous ne pouvez imaginer que ce qualificatif de « sociale », si bellement illustré par le programme du Conseil National de la Résistance, si fièrement rappelé dans le préambule de la Constitution de 1946, qui fait la singularité propre du républicanisme français, a construit progressivement la République au dix-neuvième siècle puis au vingtième avec un œil sur l’héritage des Lumières et un œil sur le socialisme naissant. Votre « République », Monsieur le Président, témoigne qu’il est grand temps de changer, non seulement de Président, mais aussi de « République » !
Christophe Miqueu et Gabriel Galice
Christophe Miqueu est maître de conférences en philosophie politique à l’IUFM d’Aquitaine et Gabriel Galice est vice-président de l’Institut international de Recherches pour la Paix à Genève (GIPRI). Ils publient dans quelques jours Penser la République, la guerre et la paix sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, Slatkine, 2012.