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La seule autorité légitime est le peuple

Après le sommet européen

Par Denis Collin • Internationale • Dimanche 20/06/2010 • 0 commentaires  • Lu 2367 fois • Version imprimable


1. Avec la crise, on voit les institutions européennes prôner des politiques de plus en plus autoritaires : contrôle sévère des budgets, pacte de stabilité plus contraignant, coordination étroite des politiques économiques nationales… Qu’est-ce qui, dans la construction européenne actuelle, empêche les peuples de déterminer quelle politique et quel projet de société ils entendent mettre en œuvre ? 

Plusieurs obstacles empêchent les peuples de déterminer quelle politique et quel projet de société ils veulent mettre en œuvre. Le premier et le plus sérieux est que, tout simplement, l’UE a été explicitée conçue comme une machine pour se débarrasser de la souveraineté populaire. L’épisode, un peu trop oublié aujourd’hui du référendum de 2005 en est une excellente illustration. l’UE n’est ni une fédération (comme les États-Unis), ni une confédération, elle n’est pas une institution politique fondée sur le principe de la souveraineté populaire. C’est un « machin » ! À l’origine l’UE a été conçue comme un traité de coopération entre nations libres, coopération a d’ailleurs donné des résultats non négligeables (PAC, Airbus …). Progressivement et le tournant se situe entre 1989 (le « grand marché ») et 1992 (Traité de Maastricht), c’est la « gouvernance » qui a pris le dessus et la gouvernance, c’est le pilotage technique, par ceux qui sont censés savoir, d’une économie dont la loi s’appelle « concurrence libre et non faussée ». Et curieusement, en apparence, les coopérations n’ont cessé de régresser. Les traités actuels interdiraient à trois ou quatre nations de se lancer dans une aventure du type Airbus. La Pac est en sursis et nombreux sont les États qui voudraient s’en débarrasser. Du reste, c’est en bonne voie, si l’on peut dire. Ce sont les représentants de l’oligarchie financière qui font la pluie et le beau temps et leur prétendu libéralisme s’accompagne d’un autoritarisme grandissant. Les décisions concernant le contrôle des budgets et la privation de droit de vote pour les « mauvais élèves » bafouent les représentations élues par les peuples et donnent les pleins pouvoirs à la technocratie.

Pour qu’il y ait une autorité légitime en Europe, il faudrait un peuple « qui se fait peuple » pour parler comme Rousseau, un mouvement constituant qui pourrait alors déboucher sur une fédération ou sur une confédération de nations libres. Mais rien de tel n’est en marche. Au contraire l’effet le plus clair de la domination du « machin », ce sont les tendances centrifuges qui conduisent à la dislocation des nations. L’évolution en Belgique est très inquiétante. Pas seulement parce qu’il s’agirait de la disparition d’une des nations fondatrices de l’Europe de Six, mais aussi par les effets d’entraînement que cela peut avoir, en Espagne et Italie et sans doute ailleurs. On nous promettait un dépassement universaliste de la nation et nous avons un repli identitaire ethnicisant, encouragé depuis longtemps au niveau des instances européistes qui ne rêvent que d’une Europe des régions. Des régions impuissantes et hostiles les unes aux autres et un système politique incontrôlé et bureaucratique pour les chapeauter, on a déjà connu ça: c’est l’Empire, c’est-à-dire le saint Empire romain germanique! Quel progrès!

2. Les politiques et la construction européennes fondées sur l’établissement du marché unique induisent l’idée que le libre-marché, la concurrence sont « naturels » et efficaces ? Ces postulats sont-ils erronés ?

Il faudrait revenir sur le fond des questions anthropologiques. L’homme est défini par les Anciens comme animal politique ou social. Les individus ne peuvent exister que dans et par l’ensemble de leurs relations sociales. Et c’est seulement dans la société que l’individu peut s’individuer, affirmer sa propre existence. La vision anthropologique du néolibéralisme est au contraire celle d’individus conçus comme des atomes isolés, des automates mettant en œuvre leur « fonction d’utilité ». Cette vision est radicalement erronée.

Sur une autre plan, la libre concurrence est si peu naturelle qu’il a fallu pour qu’elle devienne la règle la construction d’États-nations puissants capables de faire respecter, au moyen de la police et de la bureaucratie, les règles de la libre concurrence. Ce que l'on appelle néolibéralisme n’a été rendu possible que par l’action concertée des États, en commençant par les USA de Reagan et la Grande-Bretagne de Mrs Thatcher. En Europe, la « concurrence libre et non faussée » exige toute une bureaucratie qui contrôle les abus de position de dominante, les biais permettant de fausser la concurrence, etc. et nous avons également une multiplication des procédures juridiques. Bref, rien de « naturel ». On pourrait, au contraire, que c’est bien souvent le monopole qui est naturel. Si je veux faire Paris-Lyon par l’autoroute, je n’ai pas le choix ! Je ne peux pas avoir trois robinets sur chaque évier pour choisir l’eau la moins chère chez le fournisseur le mieux disant. Dans les télécoms, la privatisation et l’ouverture à la concurrence est en fait un régime d’oligopoles qui a d’ailleurs entraîné une gabegie phénoménale.

La concurrence est-elle efficace ? Et bien, ça dépend. On peut dire que l’économie administrée généralisée est foncièrement inefficace pour des raisons qui, d’ailleurs, ne sont pas celles qu’avancent les prétendus « libéraux ». Mais la concurrence n’est pas pour autant synonyme d’efficacité. À l’intérieur d’un pays ou d’un groupe de pays aux conditions économiques et sociales proches, elle peut être efficace, mais à condition que tous les acteurs disposent de moyens d’accès au marché à peu près égaux : un bon réseau routier, un réseau de transport en commun, un réseau électrique bien entretenu, des télécommunications fiables et bon marché, tous domaines dans lesquels il n’y a pas de concurrence réelle. Il faudrait aussi, pour une saine concurrence, aider à l’entrée sur le marché de nouveaux acteurs et donc permettre aux artisans, commerçants, paysans, petits entrepreneurs d’avoir accès à un crédit bon marché. Et donc il faudrait un système bancaire au service du public, pas aux mains des « traders »... Et puis surtout, il est facile de montrer que la concurrence totale au niveau international est destructrice, destructrice d’emplois, de ressources énergétiques, destructrices des sociétés et des cultures.

En économie comme en politique, le pluralisme est une bonne chose ! Un secteur étatique, non soumis à la pression de la finance, permettra de dégager un milieu favorable à l’économie de marché et éventuellement à d’autres formes d’organisation comme les coopératives.

3. Sur quelles bases devraient se construire une Union européenne qui respecte la souveraineté des peuples ? Est-elle possible, et à quelles conditions ?

Pour que l’Union européenne respecte la souveraineté des peuples, il faut d’abord qu’elle respecte la souveraineté des nations. Or la souveraineté d’une nation, c’est non seulement le régime républicain sur le plan intérieur, mais aussi sa capacité de décider librement de ses rapports avec les autres nations. Bref, pour construire une Union européenne dans laquelle les peuples puissent se reconnaître, il faut commencer par la politique étrangère. L’impuissance patente de l’UE dans la crise entre Israël et les Palestiniens est terrible. Les Européens s’engagent à ne plus jamais se faire la guerre, cela veut dire qu’ils ont une attitude commune (en gros) sur tous les grands problèmes de la politique internationale. Pour exemple nous pourrions tous nous mettre d’accord sur le principe de non ingérence, sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, sur la condamnation de toute guerre d’agression, sur une réforme de l’ONU. Il faudrait aussi que les Européens sortent de l’OTAN : on ne peut pas servir deux maîtres à la fois.

En second lieu, l’Europe ne peut être que confédérale, c’est-à-dire qu’elle doit respecter les particularités de chaque nation. Personne n’est obligé d’avoir le même système de protection sociale que le nôtre, mais l’UE n’a pas à imposer la mise en concurrence des mutuelles et des assurances privées. Elle n’a pas à nous imposer les OGM dont nous ne voulons pas et si les citoyens d’un pays veulent dépenser une partie de leurs impôts pour aider à la relocalisation de leur industrie, on ne voit pas de quel droit on pourrait le leur interdire. Inversement, si deux ou trois nations décident de mettre leur force en commun sur un projet, l’UE n’a pas à l’interdire. Une profonde réforme institutionnelle s’impose.

Les parlements nationaux doivent garder la maîtrise du budget (c’est une obligation constitutionnelle qui découle de la déclaration des droits de 1789, articles 14 et 15) et évidemment, cela pose la question de la monnaie. On pouvait très bien avoir une monnaie commune sans avoir une monnaie unique et on le peut encore.

Les décisions du sommet européen, basées sur l’accord Merkel-Sarkozy vont exactement en sens inverse. Pourquoi ces dirigeants peuvent-ils impunément prendre des décisions qui contredisent l’existence même de la source de leur légitimité ? Pour répondre à ces questions, il serait bon qu’à gauche on n’aborde pas seulement l’Europe sous l’angle des mesures techniques économiques ou financières mais qu’on la considère à l’aune des principes politiques issus de notre tradition.

4. Pour éviter le dumping, n’a-t-on pas besoin de règles communes  ?

Si l’on ne veut pas de dumping, il faudrait un salaire unique. Cela semble peu plausible à un horizon prévisible, même s’il ne faut pas négliger la hausse des niveaux de salaires à l’Est. Pour être dans l’UE, il existe un certain nombre de conditions à respecter  : la liberté syndicale. En ce qui concerne les niveaux de salaires, il faut laisser jouer les conditions locales, laisser agir les syndicats. On n’a pas besoin d’un tas de réglementations qui finissent toujours par aligner les droits sociaux sur la nation la moins favorisée. Le problème, ce sont toutes ces normes qui visent à imposer une concurrence là où elle est mauvaise et là où chaque pays cherche à se défendre. Il n’y a pas de raison particulière pour que la France renonce à défendre son industrie automobile si elle juge que cela est nécessaire. Le coût du chômage, de la destruction de l’industrie, qui le supporte  ? Je veux bien admettre la concurrence, mais il faut prendre en compte tous les coûts. On ne prend en compte que les gains du capital, et les coûts globaux – environnementaux, énergétiques, sociaux – ne sont pas pris en compte, parce que c’est la société qui les paye. Encore une fois, le problème de fond est de défendre le droit des peuples face aux constructions bureaucratiques.

[Une version abrégée de cette interview est parue dans L’Humanité du vendredi 18 juin 2010]


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