Commençons par les adulateurs du castrisme. Si la légitimité du soulèvement qui conduit au renversement de Battista ne fait aucun doute, si les espoirs populaires, bien au-delà de Cuba, se sont investis dans la révolution cubaine, si la résistance de ce pays à l’impérialisme yankee méritait et mérite encore le soutien des défenseurs du droit des peuples dans le monde entier, il reste que le régime cubain n’a rien de « socialiste », au sens originel de ce terme. La première phase de la révolution cubaine est une phase de révolution nationale démocratique, appuyée sur la grande masse du peuple, notamment paysan. Mais ce n’est pas une révolution « prolétarienne ». Tout comme en Chine, la classe ouvrière organisée n’y a joué aucun rôle autonome et n’a jamais pu prétendre à gouverner le pays par l’intermédiaire de ses propres organisations. Les comparaisons de Mme Royal avec la révolution française ne sont pas complètement fausses. Il s’agit bien d’une révolution démocratique « bourgeoise » (selon la terminologie marxiste). On peut considérer les premiers mois de la révolution comme l’établissement de la dictature d’un comité de salut public, analogue à celle des Jacobins. Mais très vite les choses ont changé. L’équipe dirigeante a été confrontée à la puissante offensive de l’impérialisme US avec notamment la tentative d’invasion de la « Baie des Cochons ». Cette opération planifiée par Eisenhower et exécutée par Kennedy avait pour but de renverser le régime qui venait de commencer à mettre en œuvre la réforme agraire en expropriant les gros propriétaires, mettant directement en cause les intérêts des compagnies américaines. Les USA ont également utilisé « Cosa Nostra », la principale organisation de la mafia, pour mettre sur pied des tentatives d’assassinat de Castro et Guevara. On ne peut exiger que soit instaurée une démocratie pure dans de telles conditions – qui peuvent rappeler celles de la France révolutionnaire assaillie par les monarchies européennes et les trahisons des émigrés. Mais très vite, la direction castriste va se tourner vers l’URSS qui va faire payer au prix fort la « protection » qu’elle offre à Cuba. Très vite, loin des espérances initiales, Cuba va devenir un État construit sur le modèle des autres satellites de l’URSS. Parti unique, « syndicats » à la botte du gouvernement, répression de tous les dissidents et d’abord des révolutionnaires de la première heure. La révolution cubaine est, elle aussi, une « révolution trahie » qui a cédé la place à une dictature « bonapartiste » de la petite bourgeoise et de l’armée et on ne peut que rester pantois devant l’aveuglement des « marxistes révolutionnaires » du monde entier, qui avaient engagé depuis des décennies le combat contre le système stalinien en URSS et ont subitement perdu tout sens critique face à mouvement qui ne pouvait pas même se targuer de ses origines ouvrières communistes.
Certes, il y a, à Cuba, des « acquis sociaux » en matière de santé et d’éducation et pour reprendre cette comparaison douteuse, Cuba n’est pas Haïti. Mais aussi importants soient ces acquis sociaux, ils ne suffisent pas à juger un régime. Bismarck a bien inventé un système de protection sociale très étendu à l’époque pour couper l’herbe sous le pied aux socialistes allemands. Il y a eu une incontestable amélioration du sort de la classe ouvrière pendant les premières années du régime nazi et le parti nazi s’appelait « parti ouvrier national-socialiste d’Allemagne ». Comparaison n’est pas raison, certes, mais les « acquis sociaux » cubains sont parfaitement compatibles avec la définition du régime castriste comme le gouvernement d’une caste bureaucratique, exploitant pour son propre compte le pouvoir politique. Rien donc de « socialiste » ou de « révolutionnaire ». Du coup, pour sortir du castrisme, Cuba aura besoin d’une seconde révolution, une véritable révolution démocratique, garantissant la souveraineté populaire et les droits individuels. Faute d’une telle révolution, Cuba continuera sur la voie déjà bien engagée, une voie « chinoise » ou « vietnamienne », un régime autoritaire gérant sa part de marché dans la division mondiale du travail – des « communistes » devenus contremaîtres du capital.
Pour autant, Cuba est-il un pays totalitaire ? La réponse est clairement « non ». Quand on veut se mêler de caractérisations politiques, de « science politique », il faut établir les différences et ne pas tout mettre dans un grand sac. Le totalitarisme est un concept flou et désigne aujourd’hui surtout les ennemis que l’on disqualifier. Il est donc employé à tort et à travers. Si on s’en tient aux définitions d’Hannah Arendt, seule l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne ont été des « États totalitaires ». On peut ajouter la Corée du Nord. Et il y a clairement des aspects totalitaires en Arabie Saoudite. Mais on ne peut même pas ajouter la Chine maoïste, tant ce pays a été le théâtre de luttes de factions intenses entraînant une instabilité chronique du pouvoir. De même, l’URSS d’après la mort de Staline a perdu une bonne partie des caractéristiques arendtiennes du « système totalitaire ». De la même manière ni l’Espagne franquiste, ni le Portugal de Salazar, ni l’Italie de Mussolini ne sont vraiment comparables au nazisme, aussi détestables qu’aient pu être ces régimes. Parler à propos de Cuba de « goulag », c’est ignorer profondément ce qu’a été le système du goulag en Russie et finalement faire injure aux victimes de Staline. Des prisonniers politiques en grand nombre, ça ne fait pas un goulag. Tout comme les déportations sous Mussolini n’ont jamais produit de camps d’extermination. Quitte à provoquer l’ire des pseudo-révolutionnaires de salon, disons que Cuba n’a jamais mis en œuvre véritablement les projets du plus fanatique de ses dirigeants, Guevara, qui voulait créer un « homme nouveau ». On pourrait croire qu’on chipote, mais les conditions de la vie morale et intellectuelle sont fort différentes suivant les régimes. Le régime de Cuba n’a jamais persécuté les religions, à commencer par la catholique romaine dont il a accueilli le chef en grandes pompes voilà quelques années déjà. Quelqu’un comme l’écrivain Leonardo Padura a pu continuer d’écrire des romans fort critiques sur le régime sans être réellement inquiété. Et personne n’est condamné à 10 ans de prisons et 2000 coups de fouets pour l’expression de ses opinions religieuses… En tout cas, les comparaisons entre Cuba et la Corée du Nord sont ineptes et encore plus ineptes quand elles sont énoncées par des gens qui entretiennent les meilleurs relations du monde avec l’Arabie Saoudite et le Qatar – il paraît même qu’on va y jouer la coupe du monde de football. Un peu comme ceux qui détestent Poutine et sont tout sourire avec Erdogan.
Refuser la pensée binaire, refuser la pensée de ceux qui raisonnent en termes de camps (le camp du bien et le camp du mal s’échangeant si facilement) et essayer de comprendre. Les distinctions proposées ici peuvent d’ailleurs s’appliquer, mutatis mutandis, aux « démocraties ». Pour un Noir abattu par la police, les USA ne doivent pas sembler la plus grande démocratie du monde ! Mais ce n’est pas non plus un État fasciste ! La France est certainement moins démocratique que l’Italie ou l’Allemagne, mais ça n’en fait pas un État policier. Rien de tout cela n’est purement théorique : si l’on veut combattre pour l’émancipation humaine, la première chose à faire est de s’émanciper soi-même du prêt à penser de l’idéologie dominante ou de ses substituts petit-bourgeois.
A peu près d'accord.
Encore que la question de savoir quel pays aurait été ou serait socialiste me semble acrobatique. A l'aune des tentatives dans le monde réel, l'expérience cubaine serait l'une des moins pires, avec la Yougoslavie de Tito, soigneusement détruite.
L'éducation et la santé sont loin d'être des détails, même s'ils ne font pas le socialisme (qui l'a fait ?). La comparaison avec Bismark, menacé par la social-démocratie, me semble peu pertinente. Il faut juger là-bas et maintenant.
Les obsèques de Chavez ont donné avaient donné lieu au même clivage. J'invite à relire la Lettre helvète que j'avais commise alors, le 16 mars 2013
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