C’est en effet une question centrale : si on interroge les dirigeants ou les militants des partis de gauche, y compris ceux qui se disent révolutionnaires, sur ce que c’est que le socialisme, ils seront bien en peine de répondre. Un vague et même parfois douteux « anti-libéralisme » tient lieu de doctrine et de perspective à moyen terme. Nationalisation, propriété sociale des moyens de production, association des producteurs, autogestion, autant d’expressions qui ont quasiment déserté le débat public. Il suffit de se rappeler - quand on est assez âgé pour cela ! - les débats des années 70, y compris au sein du Parti Socialiste, pour mesurer le chemin parcouru. Or ce déficit grave de perspectives de transformation sociale joue directement sur les rapports de force : si « le capitalisme borne notre horizon historique », comme l’affirmaient les socialistes au début des années 90, on voit mal comment on pourrait résister à l’offensive remettant en cause « l’état social », « modèle 1945 » comme dirait le MEDEF. Or, s’il est facile de dire ce dont on ne veut plus - le socialisme fondé sur la planification impérative centralisée, modèle GOSPLAN - il est plus difficile de dire ce qu’on veut. Le modèle - avec variantes - que propose Tony Andréani ne se veut pas la peinture d’une utopique société communiste mais des axes pour un socialisme possible. Le livre peut se diviser en trois parties :
l’exposé de la démarche et l’examen critique des tentatives précédentes - Tony Andréani s’appuie sur les nombreux travaux déjà publiés, notamment aux États-Unis ; mais il suffirait de relire les siens (et en particulier les articles publiés dans Actuel Marx ou dans Utopie Critique ...
la présentation d’un modèle de socialisme de marché avec plusieurs variantes, sur lequel on revient à l’instant ;
des propositions pour un programme à mettre en œuvre immédiatement, par une coalition de gauche réformiste, propositions qui portent sur les services publics et le développement d’une économie socialisée.
Le modèle de socialisme proposé ici est, comme nous l’avons dit un socialisme de marché. Non seulement le marché permet à la demande de s’exprimer, mais surtout c’est par l’intermédiaire du marché que s’effectue l’allocation des ressources. Dans le modèle défendu par Tony Andréani, il y a comme aujourd’hui des entreprises et un droit de type privé, un certain marché des capitaux et les banques elles-mêmes sont concurrentielles et ne sont pas toutes des banques d’État. On est donc très loin du modèle de la propriété d’État et de la planification centralisée des anciens pays du « socialisme réel » et beaucoup plus près du « projet socialiste » des années 70. Mais ce n’est pas autant une forme de capitalisme populaire ou réformé puisque, dans ce modèle, disparaît ce qui est l’essence même du mode de production capitaliste : les rapports sociaux qui donnent au possesseur de capital le moyen de dominer le vendeur de force de travail. Marx, dans Le Capital (I) affirme que l’expropriation des expropriateurs est le rétablissement de la propriété personnelle du travailleur sur la base des acquis de l’ère capitaliste. Tony Andréani donne un contenu à cette formule générale : les entreprises sont gérées par les « travailleurs associés ». Il ne s’agit pourtant pas d’une généralisation de la coopérative ouvrière, dans une perspective assez proudhonienne. Tony Andréani s’interroge longuement sur la question du financement des entreprises et il en vient à la solution d’un financement par crédit bancaire ; les banques, elles-mêmes autogérées, assurent ainsi un contrôle sur les autres entreprises. Mais ce ne sont plus des banques qui émettent des titres à placer sur les marchés financiers. De même les entreprises ne peuvent se transformer en sociétés par actions. Au plan national (ou fédéral : la question reste ouverte), l’État intervient par une politique active d’incitations ou de pénalisations en relation avec les objectifs du plan. Mais surtout la reconstruction des services publics, dont la définition est élargie et englobe tout un secteur productif nationalisé, donne à l’État un poids important dans la direction d’une économie qui doit être orientée prioritairement vers la satisfaction des besoins sociaux. En ce sens le socialisme « type Andréani » est doublement mixte : mixte parce qu’il concilie le marché et la socialisation de la direction, de la propriété et de l’investissement, mais aussi mixte entre le socialisme autogestionnaire et le socialisme fondé sur la nationalisation et l’intervention étatique.
Alors que l’autogestion du type yougoslave engendrait bureaucratisme et différenciations sociales croissantes, le modèle Andréani à trois niveaux vise à éviter ces deux écueils : en bas la « démocratie d’entreprise », dont les mérites sont vigoureusement défendus face aux critiques ; au milieu le système bancaire qui doit à la fois être le garant de la bonne gestion des entreprises et le moyen d’empêcher que le marché n’engendre à nouveau la mécanique de l’accumulation, et, enfin, en haut, l’État veille à la prise en compte de l’intérêt général.
Ce faisant, Tony Andréani procède à d’importantes révisions des perspectives traditionnellement défendues par les marxistes. Il s’agit, par exemple, de garantir strictement la séparation entre vie publique et vie privée, entre biens sociaux et biens privés. De même, un secteur privé doit coexister avec le secteur socialiste, un secteur privé qui n’est nécessairement destiné à disparaître comme dans la NEP. Cela signifie que la propriété privée des moyens de production demeurera et, avec elle, la possibilité de l’accumulation du capital, même si c’est dans un contexte qui ne lui est pas favorable. Par conséquent, Tony Andréani semble réfuter l’idée d’une rupture brutale avec le capitalisme - le seul moment du livre où cette rupture est évoquée, c’est sous forme de plaisanterie (p.249). Le modèle Andréani n’est pas celui de la « rupture avec le capitalisme en cent jours » selon l’expression inénarrable des socialistes en 1981. C’est un programme de réformes structurelles, à long terme, mais qui peuvent commencer à être mises en œuvre dès aujourd’hui par une majorité de gauche, même assez modérée. Il n’y a donc pas de rupture entre le programme maximum (le modèle) et le programme minimum exposé dans les derniers chapitres : c’est bien l’esquisse d’un programme de transition que nous donne ce deuxième volume de Le socialisme est (à) venir.
Il faudrait discuter plus avant les propositions faites à propos du secteur de l’économie « socialisée » qui constituent l’essentiel du dernier chapitre. Tony Andréani commence par démarquer ses propositions de celles des « Verts » concernant le « tiers secteur ». On sait que ce fameux « tiers secteur » pour lequel il y eut un ministre, a été très souvent un laboratoire de la destruction des conventions collectives et des acquis sociaux sous les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédé depuis trois décennies[2]. Tony Andréani le sait bien : il commence par rappeler que « l’économie sociale (coopératives autres que les coopératives de production, mutuelles, associations) ne peut être la matrice ou le noyau d’un nouveau socialisme » (p.250). Elle a l’avantage de montrer qu’une entreprise non capitaliste (elle n’a pas à verser de dividendes à des actionnaires ni à valoriser ses titres en bourse) peut faire aussi bien et même mieux que les entreprises capitalistes. Mais dans un contexte capitaliste, l’économie sociale est contrainte à des mesures qui tendent à en faire une entreprise capitaliste comme les autres. Tony Andréani examine également les pistes ouvertes par l’économie solidaire, notamment ce qui concerne le commerce équitable et le financement solidaire. Il essaie également d’analyser la réussite du groupe Mondragon (un groupe coopératif né au Pays Basque espagnol en 1956, voir http://www.mondragon.mcc.es/fra/mccenelmundo/plantas.html# ). C’est notamment ce dernier exemple qui pourrait servir, moyennant certaines conditions, « d’image en réduction de ce que pourrait être un vaste secteur d’économie socialisée » (p.260). Il s’agirait pour un gouvernement réformiste d’aider à ce que se développe un secteur d’entreprises autogérées (selon le principe un homme, une voix), organisées en réseau dès qu’elles atteignent une certaine taille, et dont le fonctionnement constituerait un pas en avant vers ce que devraient être les entreprises socialistes, par la formation des travailleurs à la gestion, par la démocratie dans la direction de l’entreprise, par le principe de maximisation des revenus du travail et par la participation de chaque entreprise à un fonds commun de financement.
Mais ce n’est pas un programme tout ficelé. Il s’agit selon l’auteur de discuter de ces questions de toute urgence, pour sortir du marasme. Terminons donc en soulevant quelques problèmes.
La partie la moins convaincante du livre est le chapitre consacré aux institutions politiques. Tony Andréani marque son intérêt pour la démocratie directe sans en méconnaître les difficultés et les perversions possibles. C’est pourquoi, si un système purement conseilliste ne lui semble ni souhaitable ni praticable, il défend la nécessité de la démocratie participative en complément de la démocratie représentative et du référendum. Il s’agit, par exemple, de doubler les institutions représentatives communales (la démocratie participative trouve son modèle dans la municipalité de Porto Alegre) par des conseils de quartiers ouverts à toute la population qui concourent à l’élaboration du budget. Le problème est que, comme le reconnaît Tony Andréani, cette démocratie participative est un substitut qui peut présenter certains avantages quand la démocratie « canonique » ne fonctionne pas. Mais les désavantages - que signale Tony Andréani - sont peut-être plus graves que les avantages. Ces comités ne mobilisent jamais qu’une petite minorité de la population au nom de laquelle ils prétendent parler. Les manipulations en tout genre y sont très faciles et comme ils restent à l’échelon local, ils enferment les discussions dans un cadre à la longue dépolitisant. La meilleure façon d’assurer la participation des citoyens reste encore l’existence de partis politiques de masse et fonctionnant démocratiquement. La démocratie participative ressemble par trop à cette démocratie « apartidaire » tellement en vogue et dont le succès médiatique accompagne la décomposition de la démocratie réelle.
À la fin du chapitre sur les institutions, Tony Andréani écrit : « Je considère enfin que certaines limites devraient être imposées à des libertés comme la liberté d’expression ou la liberté commerciale - et ce serait précisément au débat public de les examiner et aux représentants, voire au peuple d’en décider. » (p.200) Je vois mal comment on peut mettre la liberté d’expression et la liberté commerciale sur le même plan, la première fait partie des libertés de base inaliénables alors que la seconde n’a qu’une valeur extrinsèque, relative à son efficacité du point de vue du bien-être individuel et collectif. Ensuite, si on admet que la menace de la « tyrannie de la majorité » est à prendre au sérieux, la garantie sans condition de la liberté d’expression semble le remède minimal - au nom du principe de « contestabilité garantie » dont parle Philip Pettit (voir Républicanisme).
En tout cas, la discussion est ouverte. Elle devra se poursuivre et aborder la suite logique du livre de Tony Andréani : la stratégie politique et les alliances nécessaires pour rendre possible cette transformation socialiste qui est remise sur l’agenda.[3]
Denis Collin - 8 nov. 04
[1] Voir aussi Tony Andréani (dir.) : Le socialisme de marché à la croisée des chemins, ouvrage collectif. Le Temps des Cerises, 2003
[2] voir Denis Bachet : « Le tiers secteur : le retour de la troisième voie » in L’Homme et la société, 2000/1, n°135
[3] voir Tony Andréani : Remettre le socialisme sur l’agenda historique. Conférence prononcée à l’université d’été de « Nouveau Monde » - Août 2003
UP Evreux - Le modèle chinois : "Le socialisme est (à ) venir (1) Le socialisme est à venir. 2: Les possibles (éditions Syllepse, 2001)"