La République française est non seulement « démocratique, laïque, et sociale », mais elle est aussi « indivisible » (Article 1er de la Constitution). Vieille affaire qui remonte aux origines de la pensée politique républicaine dans ce pays.
Diviser la République, c’est diviser la souveraineté, et donc laisser subsister l’État de nature. Rousseau l’explique clairement. « Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale ou elle ne l’est pas. » (Contrat Social, Livre II, chap. II) Que la souveraineté ne puisse pas être aliénée, cela va presque de soi. La souveraineté est la volonté générale et le souverain est un être collectif (« le peuple »). Cet être collectif ne peut être représenté que par lui-même et la volonté générale ne peut être aliénée : je peux toujours transférer à quelqu’un mon pouvoir (il devient mon délégué, qui agit par mon autorité) mais je ne peux demander à personne de vouloir à ma place. Tout aussi logiquement, une volonté générale divisée n’est évidemment plus une volonté générale. Ainsi quand on affirme que la République est indivisible, ce n’est rien qu’une autre manière pour dire ce que dit l’article III de la Déclaration des Droits, « la souveraineté réside essentiellement dans la nation ».
À partir de là, on peut clarifier la question de la séparation des pouvoirs. Il y a deux manières de la concevoir : la première, celle de Montesquieu, consiste à imaginer un dispositif qui mettre hors jeu l’idée même de souveraineté. La deuxième, celle de Rousseau, consiste à dire qu’il n’y a pas, à proprement parler, de séparation des pouvoirs, mais simplement des émanations de la souveraineté. La justice n’est pas un pouvoir mais une émanation du pouvoir souverain du peuple - du reste la justice est bien rendue « au nom du peuple français ». La souveraineté du peuple comme fondement ultime de la loi peut être mise en œuvre sous des formes complexes. Il ne s’agit cependant pas d’une simple question de technique d’organisation des pouvoirs publics. Le principe républicain, tel que la tradition nous l’a légué depuis Cicéron, suppose que le peuple est souverain parce que législateur et non parce que tous les aspects de la vie politique seraient directement sous le contrôle des assemblées populaires. Le peuple est souverain mais la proposition et l’exécution des lois sont confiées à certains citoyens - le Sénat propose, le peuple approuve et le consul exécute !
Bref, l’idée républicaine de la souveraineté se distingue clairement de la démocratie directe, concentrant tous les pouvoirs entre les mains des comités de base (Commune à Paris en 1793, soviets en Russie, conseils ouvriers ...). La souveraineté du peuple est la condition de sa liberté, mais c’est une « liberté par la loi » et non une liberté despotique.
Une deuxième question est posée. Si la République est indivisible est-elle nécessaire centralisée - le fameux centralisme jacobin ? En vérité, ces deux questions sont indépendantes. La centralisation administrative et bureaucratique en France n’a été que perfectionnée par la Révolution et surtout par l’Empire, mais elle est d’abord une création de la monarchie, qui n’a eu de cesse de briser la résistance de la noblesse et des Parlements. Marx voyait dans cette centralisation politique opérée par la bourgeoisie un moyen puissant permettant au prolétariat, dès lors qu’il se serait emparé du pouvoir, de briser la résistance des classes dominantes. Cependant, dans la pensée républicaine, l’unité du corps politique n’est pas conditionnée par l’existence du centralisme administratif. Au contraire, si la loi est la même tous et si elle est décidée par tous, tous les citoyens formant le corps politique, sa mise en œuvre est l’affaire de tous et donc non seulement une forte auto-administration locale et régionale est non seulement admissible mais encore requise si on prend le républicanisme au sérieux, puisqu’il s’agit alors d’encourager la participation directe des citoyens aux affaires qui les concernent.
Marx et Engels, à partir des années 1875, dans le prolongement de leurs analyses de la Commune de 1871, voyaient dans le développement du « self government » local un moyen de briser la machine bureaucratique de l’État bourgeois et c’est pourquoi aussi Engels proposa aux socialistes français d’apporter leur soutien au programme de réforme administrative proposé par Clemenceau en 1882. Car si Engels, dans les dernières années de sa vie, soutient régulièrement l’idée que la République est le moyen adéquat au socialisme, il s’agit bien de la « République unitaire » mais pas de la IIIe République qui n’est qu’un « empire sans empereur ».
Dernier aspect : si la souveraineté est indivisible, tout transfert de souveraineté, par exemple à des institutions supra-nationales, constitue donc un démembrement du corps politique et une violation de la liberté du peuple. Pourtant, tout État doit bien signer des traités et donc accepter de limiter sa souveraineté (son « droit de nature » disaient les penseurs politiques classiques). C’est le vocabulaire qui nous piège. Les traités ne sont pas des transferts de souveraineté mais des actes souverains - puisque les traités sont intégrés dans le droit national. Autrement dit, théoriquement l’établissement d’une « société des nations européennes » n’est pas contradictoire avec la souveraineté ; cette « société des nations » a même la souveraineté nationale comme condition, de la même manière que la liberté des citoyens est la condition d’existence de la République. Évidences pour nous : depuis Jaurès nous savons bien que l’internationalisme et la nation ne s’opposent pas, puisque l’internationalisme suppose qu’il y a des nations.
Le problème que nous rencontrons tient non pas à la construction européenne en soi (pas plus qu’au développement des organisations internationales, mais à la manière dont la démocratie chrétienne la conçoit. Pour le christianisme institutionnalisé par l’Empire romain, la souveraineté est une aberration - le seul souverain est Dieu. C’est bien pourquoi la construction européenne est conçue comme l’élimination de l’idée même de souveraineté : il ne s’agit de substituer une souveraineté du peuple européen aux souverainetés nationales, ce qui aurait été envisageable. Mais de cela il n’y a pas trace dans le projet de traité constitutionnel. La source de la légitimité ce ne sont pas les nations, ce n’est pas le peuple européen. Qui est-ce ? On comprend mieux l’insistance qu’on met ici et là à réintroduire les références au christianisme dans le texte du traité.
Denis Collin