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La matière et l'esprit

Par Christophe Miqueu • Bibliothèque • Lundi 02/08/2004 • 0 commentaires  • Lu 1399 fois • Version imprimable


Au cœur de tous les questionnements contemporains, la science n’est pourtant plus aujourd’hui questionnée pour elle-même. C’est cette carence qu’a voulu corriger avec énergie Denis Collin en revenant aux problématiques épistémologiques fondamentales tout en évitant le double écueil du progressisme béat et du pessimisme désenchanté. Quel type de savoir constitue la science et sur quoi se fonde sa prétention à la vérité ? C’est bien ce problème philosophique essentiel que l’auteur va oser prendre à bras-le-corps en conduisant sa réflexion à contre-pieds de l’ « hémiplégie intellectuelle » (p. 14) qui cloisonne science et philosophie.

 

Mais pour qu’ainsi s’unissent à nouveau la science et la philosophie, il est nécessaire de dépasser d’emblée les impostures intellectuelles qui tendent à les séparer : celle du philosophe post-moderne, dénoncée par Sokal et Bricmont, qui consiste à abuser, sans savoir, de références scientifiques impropres, mais aussi celle du scientifique lui-même lorsqu’il ne s’en tient plus aux limites de son savoir pour expertiser à tout propos. Penser philosophiquement les sciences exige donc de dépasser l’ignorance scientifique des philosophes et réciproquement l’ignorance philosophique des scientifiques. C’est bien ce que va réaliser notre auteur en interrogeant le concept de science dans ses applications diverses et en prenant le matérialisme comme « arrière plan ontologique » (p. 17).

Denis Collin commence par définir la science. A cette fin, de simples caractéristiques générales décrivant l’attitude scientifique ne peuvent suffire. La définition de la science doit comprendre des principes gnoséologiques que seule la connaissance de sa pratique peut fournir. La science se définit donc par sa démarche qui est réductionniste, puisqu’elle consiste toujours à ramener des données complexes à des éléments plus simples, analytique, puisqu’elle recherche le simple en supposant qu’il compose le réel, déterministe, puisqu’elle permet de saisir les enchaînements causaux réguliers entre antécédents et conséquents.

Une telle définition « incline au matérialisme » (p. 53) comme en témoigne l’étude approfondie des diverses sciences que nous propose l’auteur. Pour le prouver, il s’intéresse d’abord aux mathématiques que l’idéalisme commun identifie à la science des essences immatérielles car intelligibles, au contraire de la physique, spontanément matérialiste. Appuyant sa démonstration sur le criticisme kantien qui nous a appris que la pensée et l’être sont hétérogènes, l’auteur développe la thèse selon laquelle les objets mathématiques sont des constructions de l’esprit répondant à des problèmes relevant des rapports entre les choses physiques. N’existant pas en dehors de ceux qui les conçoivent, les mathématiques constituent bien une science expérimentale.

La science de la nature qu’est la physique semble elle matérialiste par définition. Il faut entendre précisément derrière ce terme « l’affirmation du primat de la matière sur la forme » (p. 86) qui constitue le présupposé de toute activité scientifique. Mais si depuis les Grecs elle consiste à examiner rationnellement les phénomènes naturels, il semble que la physique moderne (relativiste ou quantique) ait fait progressivement disparaître la matière. On retrouve dans ce dessein affiché la confusion idéaliste entre l’être et le connaître qui ignore que la matière résiste aux efforts spéculatifs du scientifique. La critique du matérialisme dont se prévaut la physique quantique témoigne bien de son oubli des limites nécessaires de notre puissance de penser et de l’irréductibilité de la matière aux catégories intellectuelles.

L’autonomie d’une science du vivant par rapport à la physique a été obtenue grâce à son combat contre le finalisme. Ce qui en a certainement marqué le tournant est la théorie de la sélection naturelle, par laquelle Darwin est parvenu à concevoir une évolution dont l’orientation n’est pas connue à l’avance et a fait de la biologie une science véritablement matérialiste n’hésitant pas à affirmer l’unité matérielle du vivant. Mais la génétique moderne, en réintroduisant le finalisme, n’est pas sans bouleverser cette conception matérialiste du vivant. L’auteur démonte alors avec vigueur l’anthropomorphisme et les relents de superstitions contenus dans les théories des généticiens modernes tels que Dawkins.

Cependant les énigmatiques propositions auxquelles le matérialisme doit faire face ne s’arrêtent pas au retour d’élucubrations finalistes. Et les mystères deviennent même légion lorsqu’il est question de la traditionnelle essence de l’homme, la conscience, au sujet de laquelle il semble plus que malaisé de constituer un discours scientifique. Face à la subjectivité, serions-nous confrontés à l’inconnaissable ? Spinoza, convaincu de la supercherie, avait déjà démontré que l’esprit n’est pas une entité en dehors de la nature, et qu’il est donc possible de le connaître. Denis Collin se fonde sur cet héritage pour défendre une science matérialiste de l’esprit humain. En refusant le dualisme cartésien, en démontrant que tout ce qui existe exprime nécessairement la substance éternelle et infinie dont l’étendue et la pensée sont deux attributs indépendants l’un de l’autre, l’auteur de l’Ethique rend possible un dépassement de l’aporétique opposition des conceptions matérialistes et idéalistes radicales au sujet du mind/body problem. Denis Collin en vient alors à théoriser un matérialisme « faible » qui tout en concevant la dépendance de l’univers mental par rapport aux processus physiques, ne l’élimine pas pour autant et conserve à la psychologie sa place aux côtés de la biologie.

Il est vrai que l’on aurait aimé que, pour renforcer encore sa thèse, l’auteur en dise plus sur son refus de la position philosophique qui relègue la science au statut d’interprétation intéressée et efficace car éminemment rassurante du réel. Ce rejet de la conception nietzschéenne apparaît en effet comme un autre fil directeur, implicite et dispersé, du livre, que Denis Collin ne semble pas tenir à dérouler. Mais cela n’enlève rien aux conclusions de cet essai tout à fait convaincantes : science et philosophie constituent deux efforts de la raison indissociables, et le matérialisme est la conception philosophique la plus adéquate au développement de la science. Ce matérialisme « faible » possède une force critique et une prudence sceptique : reposant sur une nécessaire « humilité scientifique » (p. 207) face à la puissance de la nature, il n’est en rien une doctrine métaphysique mais bien une idée directrice délimitant les bornes du savoir humain.

Parvenant tout à la fois à démontrer des thèses puissantes qui font trembler les tenants du conformisme idéologique tout en laissant ouvertes à la discussion des positions immédiatement fécondes dans l’esprit des lecteurs, le livre de Denis Collin appartient bien à la catégorie de ces essais généreux qui donnent infiniment à penser.

Christophe Miqueu (août 2004)

Denis COLLIN: La matière et l'esprit. Armand Colin, 2004


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