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Cependant, si objectivement le parti socialiste peut se satisfaire, voire se féliciter d’un nouveau score cinglant pour la majorité parlementaire, qu’en est-il véritablement de l’éventuelle recomposition de la gauche qui semble se dessiner derrière ce doublet victorieux ? Est-il condamné à une opposition formelle, dont le dernier signe en date est l’appel inaudible et sans vigueur du premier secrétaire à la démission du gouvernement en place, ou peut-il véritablement trouver les moyens et les forces pour dépasser les illusions plurielles d’autrefois afin de bâtir sur des fondations programmatiques solides la gauche d’aujourd’hui ?
De l’opposition à la contestation
En observant les résultats des élections du 13 juin 2004, qui sur ce point au moins, ressemblent à s’y méprendre à celles du 28 mars 2004, on ne peut que constater la débandade électorale de l’extrême gauche, incapable de renouveler l’exploit de la dernière présidentielle, comme on pouvait s’y attendre. Ce n’est pas tant que les discours de Besancenot ou Laguiller ne séduisent plus spontanément les électeurs déçus du PS ou aspirant à une politique de gauche, mais c’est que la donne électorale a bel et bien changé. Jouer avec les options gauchistes quand en apparence on est sûr du résultat, oui ! Mais ne pas rappeler à l’ordre le politique de droite lorsqu’il ne se gêne pas pour dévoiler ses tendances naturelles, non ! Dans cette perspective, le parti dit socialiste retrouve son qualificatif originel et délaisse momentanément ses errements libéraux pour jouer le jeu du parti de gauche. « L‘Europe sociale » devient le leitmotiv sans qu’aucun des leaders du parti socialiste ne sache véritablement quel contenu associer à cet apparat de fortune. Comme chacun sait, l’essentiel est dans la forme en période électorale, car seule, elle parvient à convaincre lorsque les programmes sont sans fond ; et les électeurs, aime-t-on aussi à croire, n’y comprennent rien à l’Europe, alors autant leur donner ce qu’ils veulent entendre. Une nouvelle jeunesse pour les dirigeants du PS ! D’autres parleront d’une renaissance après l’hécatombe Jospin.
Il est en effet évident que la déroute jospinienne a pu apparaître à beaucoup comme une fin de monde : la fin des années de cohabitation chiraquienne, et le retour simultané d’une authentique politique de droite, alliant formidablement discours sécuritaire et politique de régression sociale. Tout s’étant effondré d’un coup, d’aucuns ont même envisagé que le PS ne s’en relèverait pas. C’était sans compter sur le solide appareil qui verrouille le parti tout en contribuant, quelle que soit l’ampleur du séisme, à sa conservation. Rappelons en effet que l’année qui suivit la déroute fut plus que caricaturale – une mascarade. Ceux qui, en désespoir de cause, avaient cru à la rupture du 21 avril (il y aurait, disait-on, un avant et un après), ceux qui, plus pessimistes encore, pensaient qu’après un tel revers seule une révolution interne sauverait un parti sclérosé, rongé de l’intérieur par son appareil et ses réseaux aux intérêts divergents, étaient contraints d’assister à un retour désolant du même en raison d’alliances objectives entre intérêts particuliers pour que, chacun tenant tous les autres, les structures du parti demeurent en l’état[2]. Loin d’être mort, le PS n’avait jamais cessé de vivre, si bien qu’imaginer une quelconque renaissance ne pouvait que relever du fantasme.
Toutefois, sa santé n’en était pas moins gravement altérée depuis l’épreuve d’avril 2002. Où a-t-il donc bien pu trouver les ressources, si l’on nous permet de parodier un vocabulaire sportif, pour ainsi, dans les chiffres du moins, emporter les élections intermédiaires de 2004 ?
Le premier élément de réponse est loin d’être anecdotique, et témoigne peut-être d’une mutation psychologique de l’électeur de gauche : on ne l’y reprendrait plus, en ces périodes de mécontentement politique et social, à voter Besancenot ou Mamère au premier tour. Ce n’est pas qu’il n’a plus rien à reprocher à un parti qui finit par n’être plus que de gouvernement, mais c’est plutôt qu’il ne voit plus l’intérêt politique de contester pour contester lorsque l’adversaire véritable est au pouvoir. Alors là oui, paradoxalement, le bulletin socialiste, non pas pour son contenu, mais bien pour sa forme, devient un bulletin de contestation. D’où le second élément d’explication : seul le vote PS – si bien sûr nous mettons de côté le choix majoritaire de l’abstention, qui traduit de plus en plus clairement le refus de toute représentation politique, immédiatement assimilée à une catégorie illusoire – est apparu à ces élections comme un signe valide pour faire comprendre au gouvernement en place à quel point il allait à l’encontre des aspirations populaires. Et il fallait vraiment que Chirac inventât le Thatcher du Poitou pour faire de Fabius, DSK ou Hollande les leaders d'un parti contestataire. Le vote mérite bien en l’occurrence d’être qualifié d’utile, en ce qu’il n’est qu’un moyen en vue d’une fin : faire du parti socialiste le réceptacle provisoire de la contestation à l’encontre d’un gouvernement en voie de faire disparaître toute forme d’acquis sociaux.
Néanmoins, la difficulté est qu’à y regarder de près, le PS ressemble plus à un parti de concentration contingente des mécontentements, à l'image, paradoxale, de la CDU en Allemagne, qu'à un parti autour duquel une recomposition crédible de la gauche pourrait se mettre en place. Et cette impression ne manque pas de se confirmer lorsqu’on se focalise sur son choix intéressé de faire silence sur tout sujet de désunion afin de favoriser au maximum ce vote utile.
Des divisions de fond à l’union formelle
Il n’est pas exagéré de dire que la collecte du vote utile a constitué la seule stratégie électorale du PS en 2004. Une telle recherche n’est efficace que si le parti qui la mène s’efforce d’apparaître unifié, à tout le moins dans son combat contre l’adversaire commun. Il est donc évident que tous les socialistes avaient plus qu’intérêt à ne pas trop manifester leurs divergences au moment où la bataille politique exige une union des forces. Mais de là à taire toutes les divisions, et à ne plus manifester aucun avis politique sur les questions cruciales engagées par le scrutin, il y a un pas qui ne pouvait être franchi sans dangereusement mettre en cause la crédibilité politique du principal parti de gauche.
Pourtant c’est bien cet effort en vue d’un consensus de surface qui a été poursuivi dans l’espoir de rendre plus abondante la moisson du vote utile, et de manière tout à fait symptomatique au moment de la campagne des européennes. Ne pas aborder les sujets qui fâchent, telle a semblé être la ligne de conduite que s’étaient unanimement donnée les leaders du PS. Les désaccords idéologiques profonds au sujet de l’Europe, qui avant les régionales n’avaient cessé de se cristalliser autour de la question de la Constitution Giscard, ont été du jour au lendemain enterrés. La répartition des postes sur les listes électorales étant en jeu, le conseil national du 17 avril dernier n’a d’ailleurs pas hésité à officialiser ce zèle de circonstance en reportant les discussions relatives à la Constitution au lendemain des élections[3]. Pourtant, n’était-ce pas là l’un des enjeux primordiaux du scrutin, sinon le principal, et n’aurait-il pas été bienvenu de la part du principal parti de l’opposition de donner aux électeurs la possibilité de s’emparer de cette question ? Ne fallait-il pas que le parti, dont les instituts de sondage prévoyaient déjà la victoire, prenne à bras le corps la question, fondamentale s’il en est, de la Constitution européenne, pour adopter une position claire et nette afin que l’électeur puisse voter en conséquence ? Idéales et bien loin du réel sont ces interrogations, car une telle clarté sur le fond se révélait évidemment impossible. C’est pourquoi il valait mieux , étant donné l’incompatibilité des positions et les déchirements idéologiques qu’elles seraient susceptibles de provoquer, stratégiquement repousser le débat pour éviter que de crispations en mésententes, le parti n’en vienne à perdre son avance.
Le choix tacite d’une grande partie de la gauche du PS[4] de taire ses différences pendant la période électorale a de ce point de vue été le signe manifeste d’une adoption provisoire de ce statu quo idéologique. Après la victoire des régionales, les leaders du Nouveau Parti Socialiste et de Nouveau Monde ont préféré jouer le jeu du parti uni : au placard les argumentaires contestant la ligne majoritaire, les interviews rappelant qu’il n’y a pas qu’Hollande et ceux qui l’ont rallié au PS, les ouvrages et autres articles invitant à ne pas réduire le socialisme à la social-démocratie de type blairiste ou à retrouver les valeurs républicaines. Si l’on peut comprendre et partager la tactique qui consiste à mettre tout en œuvre pour donner à la droite la seconde claque qu’elle méritait, on comprend beaucoup moins pourquoi elle impliquait nécessairement de cacher aux militants et aux électeurs potentiels des débats essentiels qui, s’ils ne sont pas menés, risquent de transformer une crise irrésolue par le congrès de Dijon en inévitable rupture. Et on le comprend d’autant moins que le ralliement à la ligne majoritaire des minorités de la gauche du PS n’aura fait qu’accentuer chez les électeurs l’idée selon laquelle la droite comme la gauche défendent au fond une position proche, voire identique, celle de l’Europe libérale.
Voilà pourquoi « l’Europe sociale » pouvait constituer un thème fédérateur et efficace en terme de communication politique – le spot publicitaire du PS pour les européennes en témoigne –, mais tout autant condamné à demeurer un refrain de campagne et en rien une réalité programmatique. Discours opportun qui n’aura trompé personne, et surtout pas l’électeur ayant en conscience opté pour le vote socialiste. Certes, la stratégie fut payante si l’on en croit le qualificatif par lequel les dirigeants du PS ne cessent de célébrer leur victoire : « historique ». Mais souvent les victoires n’ont d’ « historiques » que les chiffres pris en valeur absolue, et la réalité des clivages idéologiques n’en finit alors plus de revenir au premier plan. N’est-ce donc pas enfin le moment de traiter ces questions qui fâchent ?
Du socialisme apparent à une « gauche de gauche »[5]
Au lendemain des résultats des européennes, et de l’adoption au sommet de Bruxelles du projet de Constitution européenne, les principaux dirigeants du parti ne cachent plus leur malaise et leurs divisions. A force d’attendre pour se prononcer, on finit par laisser le privilège de la réflexion aux autres pour se contenter d’opinions fades et sans consistance : c’« est un petit pas en avant constitutionnel, mais il n’est pas la grande aventure historique qu’on attendait »[6]. L’édition de Libération du 21 juin 2004 pouvait justement titrer : « Le PS aux abonnés absents sur la Constitution européenne » (p. 13). Les interventions les plus diverses et les plus opposées ont succédé à celle-ci, manifestant ouvertement les unes une reprise, comme si de rien n’était, des hostilités idéologiques au sein du PS[7], les autres une volonté de gagner du temps en prétextant l’unité sacrée du parti[8]. Après un silence électoraliste, les clivages, qui n’avaient jamais cessé d’exister, pouvaient se rappeler aux médias. Mais de là à ce que les vedettes du PS se tournent vers la base de leur parti pour développer une réflexion collective sur le thème en question, il y a une distance telle, qu’elle risque de n’être jamais franchie.
Il est vrai que, pour ne pas faciliter les choses, le parti socialiste présente à lui seul une hétéroclite « gauche plurielle » réunissant dans la désunion la plus confuse diverses variétés de républicains et de libéraux, de socialistes et de sociaux-démocrates, d’europhiles et d’eurosceptiques. A tel point que nombre de ses militants ont plus d’affinités avec les militants des partis concurrents de gauche (ou parfois de droite) qu’avec leurs propres camarades des courants opposés. Quoi de plus proche d’un fidèle de Fabius ou de Strauss-Khan qu’un centriste (de gauche ou de droite, il reste tout de même du centre), et quoi de plus éloigné idéologiquement de lui qu’un proche d’Emmanuelli ou Mélenchon, qui n’hésitera pas à avoir des affinités avec un communiste, voire un trotskiste. Le schéma peut paraître simpliste, il n’en est pas moins révélateur du tiraillement interne que vit le PS, et que la synthèse du congrès de Dijon a voulu, en vain, une nouvelle fois camoufler. Il faut dire que l’hypocrisie règne au sein PS au sujet de ses courants, puisque le terme est totalement absent des bouches militantes et surtout dirigeantes au profit de celui, plus consensuel, de sensibilité. Deux militants ayant une conception du socialisme absolument opposée sont ainsi « sensiblement » en désaccord, mais n’ont pas pour autant à constituer des courants, autrement dit des partis dans le parti, qui seraient prêts à en prendre les rênes dès que l’occasion leur serait donnée. On a toujours persisté à croire qu’en minimisant les oppositions la machine électorale qu’est le PS parviendrait à éviter les guerres fratricides qui mènent une organisation à sa ruine. C’est oublier à quel point les refoulements doctrinaux ne conduisent qu’à évincer les idées au profit des carrières, et donc à engendrer des conflits bien plus destructeurs entre appétits individuels. Sur ces bases, le PS est voué à n’être que le vecteur d’une recomposition fragile de la gauche qui privilégiera les assemblages d’intérêts groupusculaires au détriment de la réflexion politique collectivement salutaire.
Pour qu’advienne le débat démocratique d’idées au sein du PS et que soient surtout clarifiées aux yeux de tous les positions de chacun, pour que l’hypocrisie intellectuelle cède donc sa place aux mouvements de la pensée en vue de l’élaboration d’une politique de gauche qui puisse être en adéquation avec la pratique, il devient plus qu’urgent de commencer par unir la gauche du PS – avant d’unir les gauches[9] – en un courant politique capable de recomposer, non par défaut mais avec conviction, un pôle de gauche crédible et de composer un programme qui n’ait pas de socialiste que l’adjectif. Les trois courants minoritaires du PS, Nouveau Monde, Nouveau Parti Socialiste et Forces Militantes, qui représentaient près de 40% des militants lors du congrès de Dijon, convergent en effet sur les questions essentielles, si bien que les maintenir séparés ne pourrait apparaître que comme une volonté implicite de ne pas s’efforcer d’imposer ces idées. L’appel à l’unité des trois courants « pour ancrer le parti socialiste à gauche », lancé par Dolez, apparaît de ce point de vue comme particulièrement bienvenu alors que les batailles de fond vont peut-être commencer à s’engager face aux militants et à l’opinion.
Peser sur les choix politiques de demain implique de prendre en main aujourd’hui le parti qui réunit, pour l’instant malgré lui, les voix des électeurs de gauche. Loin de s’en tenir à des résultats, aussi satisfaisants puissent-ils paraître, il convient donc de se donner les moyens politiques d’une véritable rupture avec l’élan libéral déjà pris par le PS, que l’on pourra alors à souhait qualifier d’historique.
Christophe Miqueu (30/06/2004)
[1] C’est à croire que la perspective nationale disparaît aux yeux des gouvernants dès lors que l’élection se passe à une autre échelle.
[2] Cf. le très bon documentaire réalisé par J. Cotta et P. Martin, intitulé « Dans le secret … du parti socialiste », diffusé le 12 décembre 2003 dans l’émission Contre-courant, qui scrute avec force les coulisses du PS un an après le 21 avril.
[3] NPS et NM ont ainsi voté le texte présenté par la direction du parti, laissant croire à la presse à une convergence retrouvée des positions du PS sur l’Europe ; seul Marc Dolez, premier secrétaire de la fédération du Nord, et Gérard Filoche, membre de NPS, ont refusé de voter cet accord de circonstance. Cf. à ce propos le supplément électronique n°35 (4 mai 2004) d’Utopie Critique, « Le PS français et l’Europe ».
[4] Il faut néanmoins souligner ici la ligne constante défendue dans ce contexte par Dolez et son courant minoritaire au sein du PS, « Forces militantes ». N’ayant aucun poste à perdre ou à gagner, il est le seul dirigeant socialiste à avoir clairement affiché entre les deux élections de cette année son refus de se plier à l’unanimité de façade et à avoir persisté à revendiquer la différence de ses positions par rapport à la direction du parti, comme en témoigne l’entretien accordé à J. Cotta au lendemain des Régionales dans Utopie Critique n°29, « Là, évidemment, tout reste à faire… », pp. 17-23.
[5] Nous reprenons ici le sous-titre du livre de Ch. Picquet, La République dans la tourmente. Essai pour une gauche de gauche, qui inaugure à sa manière la réflexion programmatique autour de ce que pourrait être une gauche républicaine ne réduisant pas ses intentions à un accompagnement social du capitalisme mondialisé. Cf. la recension de cet ouvrage par Ch. Miqueu dans Utopie Critique n°29, pp. 108-111.
[6] Intervention de J. Dray le 20 juin sur Radio J.
[7] Cf. le communiqué du Conseil national de Nouveau Monde du 19 juin 2004 (dans A Gauche n° 956) estimant que le projet de Constitution « rend impossible la mise en œuvre de l’Europe sociale prônée par le Parti socialiste français pendant sa campagne ; plus largement, il empêche la conduite de politiques progressistes au sein de l’union ».
[8] Cf. dans l’article de Libération précédemment cité les propos de DSK: « Il n’est pas utile que chacun affiche sa position dans son coin ».
[9] Cette expression fait référence à l’un des paragraphes les plus importants de la motion Nouveau Monde pour le Congrès de Dijon, idée à l’origine de la création du Club Nouveau Monde, né le 29 janvier 2003 « pour faire avancer l’Union des Gauches ».