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La pauvreté est-elle soluble dans le libéralisme?

Un livre de Philipppe Arondel

Par Christophe Miqueu • Bibliothèque • Samedi 26/06/2004 • 0 commentaires  • Lu 1389 fois • Version imprimable


C’est un essai allant à l’encontre de l’orthodoxie économique que Philippe Arondel, économiste et syndicaliste (CFTC) membre du Club Ulysse, vient de réaliser. Une caractéristique originale fait la force, et peut-être aussi la faiblesse de cet ouvrage : son style brillant donne lieu à un véritable réquisitoire polémique contre les politiques libérales prétendant faire reculer l’exclusion. Sa force, car les dénonciations vibrantes des grands choix de politique économique qui conduisent à l’augmentation d’une pauvreté qui n’est pas toujours visible, s’offrent à lire d’un trait vif et font de cet essai un véritable manifeste en faveur d’une autre politique, solidaire et antilibérale, de lutte contre la pauvreté ; sa faiblesse, car la démonstration, parfois trop rapide, ou excessivement soutenue par des références extérieures, donne l’impression - certainement trompeuse - de privilégier le brillant de la formule au détriment du développement précis et rigoureux.

La problématique n’en est pas moins d’une évidente pertinence : il est question « de prendre à bras-le-corps cette sorte d’impensé pratique et théorique que constitue la pauvreté » (p. 7). L’enjeu de l’ouvrage est donc d’ « oser démonter, pièce par pièce, la mécanique perverse qui a conduit à l’irruption de ce que l’on a désormais coutume d’appeler la nouvelle question sociale » (p. 8). Aux antipodes du fatalisme économique des analystes actuels, l’auteur va donc s’efforcer de décrypter méthodiquement « les grands choix politico-économiques qui en ont sous-tendu le surgissement depuis près de vingt ans » (p. 8), afin de démontrer que la pauvreté ne relève de rien d’autre que de la « violence fondatrice du marché » (p. 8).

L’analyse commence par lever le préjugé qui voile la réalité lorsqu’une telle question est abordée. Le refrain des insuffisantes adaptations françaises aux prescriptions supposées de la modernité économique ne vaut que pour les tenants d’une conception de l’histoire se dirigeant au rythme d’une logique marchande heureuse. Or ces adeptes de la mondialisation oublient que la pauvreté est le produit d’un processus capitaliste engendrant une insécurité sociale exponentielle. C’est ainsi qu’au cours des vingt dernières années, une société précaire s’est progressivement substituée à la société fordiste, réduisant peu à peu à néant tous les progrès du droit du travail réalisés dans les années d’après-guerre. Cette exclusion économique se double d’une exclusion sociale qui, en inventant un « no man’s land du néo-prolétariat contemporain » (p. 17), désagrège gravement le tissu social.

Pourtant, paradoxalement, la considération de la pauvreté sous ses nouvelles formes est dans tous les esprits. De toute part sont dénoncées les injustices sociales générées par la mondialisation capitaliste. Or ce ne sont là, pour l’auteur, qu’alibis couvrant les attaques contre un pacte social fondé sur la solidarité. Au nom d’une morale de la dignité, on a remplacé le citoyen par l’homme, et voilà la question de la pauvreté devenue un enjeu humanitaire et non plus une problématique politique. Cette conversion doctrinale s’est traduite par un discours combattant de front la misère et ... l’égalitarisme républicain, que l’on retrouve dans toutes les politiques sociales destinées à colmater dans l’urgence - mais souvent le provisoire en la matière est conservé autant que faire se peut - des manifestations trop visibles de pauvreté. « Ce qui se dissimule, en effet, derrière l’exaltation d’un étrange et très ciblé humanisme de proximité, c’est ni plus ni moins le désir de rompre avec la philosophie dirigiste d’un Etat des Trente Glorieuses qui avait toujours cherché, avec plus ou moins de bonheur, à arracher les hommes à la tyrannie de l’aliénation marchande » (pp. 29-30). Un objectif : faire émerger l’Etat libéral, « cheval de Troie d’une contre-révolution sociale de grande ampleur » (p. 30) ; un moyen : mettre le droit au service du marché, réduisant ainsi l’Etat à une fonction d’accompagnateur des dommages collatéraux du marché.

L’Europe apparaît de ce point de vue comme le vecteur inespéré de cette mutation. Ralliée au credo libre-échangiste depuis qu’elle a définitivement tourné la page du « capitalisme rhénan à visage humain » (p. 39) de sa jeunesse, elle est aujourd’hui à l’origine des politiques salariales visant à démanteler l’organisation fordiste. Là encore, le détournement des aspirations de justice sociale, s’appuyant sur un curieux brouillage conceptuel, tient lieu de méthode. La prétendue « stratégie européenne pour l’emploi » ne consiste en effet qu’à diminuer le chômage en augmentant la précarité. La logique quantitative s’est imposée pour répondre à la crise de l’emploi au détriment de toute réflexion qualitative. Mobilité et flexibilité sont devenues les mots d’ordre destinés à réparer la « fracture sociale », ou, pour le dire autrement, à réinsérer à tout prix les inactifs dans la production.

Néanmoins, l’Europe n’est en rien novatrice en ce domaine. Elle ne fait que mettre en pratique, à la manière d’un apprenti encore inexpérimenté, le modèle anglo-saxon. C’est en mars 2000, à Lisbonne, qu’elle a définitivement consacré le système dérégulateur remettant en cause l’Etat interventionniste. Derrière les airs prétendument progressistes des objectifs du Conseil européen, il s’agit bien de « “marchandiser” et de flexibiliser au maximum les salariés » (p. 55). En témoigne l’ambivalence de la notion de taux d’emploi, qui prend prétexte de la nécessaire relance de l’emploi pour mieux saper le droit du travail et les protections sociales des salariés.

Cette idéologie désormais installée n’aurait cependant pu ainsi s’enraciner sans l’aide d’un présupposé solidement ancré car jamais interrogé : le mythe du coût du travail. Il semble en effet admis de tous les bords de l’échiquier politique que la baisse des charges sociales constitue le cœur de toute politique publique de l’emploi. En conséquence, la France ne cesse de rivaliser pour être compétitive sur le terrain de la baisse du coût du travail. L’auteur rappelle alors les travaux de certains économistes qui ont su établir qu’il n’y avait aucun « lien de causalité fiable, assuré, vérifié entre un certain niveau de baisse des charges et un certain niveau d’enrichissement de la croissance en emplois » (p. 69). Nous sommes donc bien en présence d’une idéologie répondant harmonieusement aux attentes du marché, mais dont les fondements empiriques sont plus que contestables. Elle contribue à renforcer un système économique dont l’unique mobile est la rentabilité du capital, et dont l’effet inavoué mais inévitable est la mise en branle d’« un impitoyable mécanisme d’apartheid social » (p. 72). « En fait, tout semble se passer comme si, au nom du nécessaire combat pour retisser le lien social, l’on cherchait, finalement, à faire « payer » - très cher ! - aux salariés leur droit à l’existence professionnelle, à l’insertion dans les circuits productifs classiques. » (p. 73). La prime pour l’emploi, en ce qu’elle contribue à la remise en cause du salaire minimum, le Revenu minimum d’activité, contrat précaire et sous-payé permettant le recyclage des Rmistes, sont en France les expressions les plus évidentes de cette régression sociale.

On comprend donc pourquoi il est plus qu’urgent selon l’auteur de rompre avec une telle logique. Pour commencer à freiner son expansion, il convient de mener un combat dont l’arme est l’ « insurrection pacifique, faite de pressions sur le politique et de réflexions approfondies sur les changements à mettre en œuvre » (p. 95). Mais l’on ne pourra vraiment réaliser une telle rupture qu’en parvenant à replacer l’entreprise, en voie de devenir « une authentique machine à exclure » (p 96), sous la loi républicaine - en ne lui laissant donc plus les moyens de soumettre le salariat à ses normes privées. C’est à un retour à la définition républicaine de l’intérêt général qu’invite donc l’auteur, au profit véritable des plus pauvres et contre « ce modèle de l’intermittence pour tous » (p. 107).

Aussi, c’est bien l’engagement politique d’Arondel contre la pauvreté, mais pour la solidarité républicaine qui se donne à lire dans ce bref essai. On ressort de cette lecture vivante encore plus animé par la volonté d’endiguer le flot du conformisme économique afin « de poser les premiers jalons d’une reconquête de la justice sociale » (p. 8).

Christophe Miqueu (25/06/2004)


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