En effet, le constat initial de l’auteur est que le peuple de gauche entretient avec la République, incarnée en premier lieu par la souveraineté populaire, un rapport très original qu’une nouvelle fois l’élection présidentielle de 2002, comme le mouvement social de 2003 n’auront pas manqué de mettre au premier plan. C’est toujours dans le souci de l’intérêt général, dans la recherche de cette chose publique qui ne se réduit en rien à la somme des intérêts égoïstes, que s’inscrivent les mouvements populaires qui, à la croisée de la philosophie des Lumières et de la révolution jacobine, animent notre histoire, et, pour l’instant en vain, tentent de réanimer la gauche. Or c’est ce modèle républicain que bouleverse le nouvel âge du capitalisme centré autour du pouvoir absolu de la finance. C’est, selon l’auteur, une contre-révolution qui se trame derrière cette haine de tout ce qui du jacobinisme à l’État-providence proclame la priorité de la solidarité nationale et de l’égalité entre les citoyens sur la loi en apparence indépassable du marché. Qu’elle prenne la forme d’une contestation de l’hégémonie de l’État, d’une revendication en faveur de la privatisation, d’une remise en cause des services publics, des retraites, de la sécurité sociale, ou d’une affirmation identitaire exacerbée, il s’agit dans tous les cas de délaisser l’intérêt politique commun au profit des intérêts économiques privés. Faire entrer l’actionnaire pour exclure le citoyen ! Ce que l’on désigne derrière l’expression « crise républicaine » s’origine dans un tel abandon. Mais il ne faudrait pas se méprendre en voyant dans une telle crise un repli de l’État. Bien au contraire l’inflation de l’intérêt particulier n’est possible que parce que l’État et ses représentants y souscrivent, minant de l’intérieur toute coexistence sociale. Au risque d’offrir un terrain toujours plus adéquat aux ambitions anti-républicaines de l’extrême droite. Les tentations fascistes ne sont-elles pas d’autant plus dynamiques que la « gueuse » décline ? Il n’y a bien en effet que le Front National pour vraiment discourir sur le « mal français » tout en séduisant par une « rhétorique nationale-autoritaire » (p. 67) les classes populaires en détresse.
Ainsi devient-il primordial pour l’auteur de réaffirmer avec force à travers un programme politique clairement à gauche les principes de la République. Il aurait cependant été appréciable, pour le bien-fondé de l’analyse, qu’auparavant Christian Picquet s’arrête de manière critique sur le projet politique poursuivi par son courant depuis des décennies, axé sur un radicalisme gauchiste et libertaire qui semble ignorer ce que lui et les minoritaires de ce parti redécouvrent aujourd’hui : la République. Autrefois dénoncée comme bourgeoise, incarnation institutionnelle des classes dominantes, la République semble devenue aujourd’hui le terreau d’une refondation de la gauche. Or à aucun moment l’ouvrage ne rend compte d’une transition, d’une articulation ou d’une rupture quelconque entre ces deux conceptions. Cette justification d’un retour à la République aurait pourtant été nécessaire pour fonder le propos sur des bases claires et sûres. De la même manière, la façon décevante dont le « cas Chevènement » est volontairement éludé, est assez symptomatique de ce refus de se confronter plus avant aux « questions qui fâchent ». Il ne suffit pas d’affirmer comme une évidence la déviance nationaliste et droitière de sa campagne lors des dernières présidentielles pour régler son compte à celui qui fut, avant cette « opération, heureusement avortée » (p. 18), l’un de ceux qui ont essayé d’articuler socialisme et république.
Ces critiques n’ôtent pas sa pertinence théorique au projet politique d’ « une gauche de gauche », dont les grandes lignes directrices sont énoncées dans la deuxième grande partie de l’ouvrage. Aux antipodes de l’État policier sarkozyste ou de la « refondation sociale » à la sauce Medef que les gouvernants actuels se sont donnés pour credo, « une gauche de gauche » doit en premier lieu combattre ce « pôle libéral et autoritaire » (p. 102) en proposant un changement de République. Car ce n’est qu’en redonnant aux citoyens « le droit [...] à recouvrer la maîtrise de leur destin » que l’on pourra définitivement évincer du débat politique le concept de gouvernance et envisager un nouvel âge pour notre démocratie. « Oser le pari de la démocratie » (p. 116), c’est donc renoncer au bonapartisme pour se donner les moyens institutionnels de faire du peuple souverain le sujet concret de la politique. « Une gauche digne de ce nom » (p. 124) ne peut donc que s’engager dans cette mission historique : en finir avec la Ve république et son attirail antidémocratique, et ouvrir la voie à une nouvelle république, « pleinement citoyenne » (p. 124). Elle reconnaîtrait à tout citoyen « un droit absolu à l’emploi, au revenu, au logement, à la Sécurité sociale, à l’égalité de conditions collectives et individuelles entre hommes et femmes » (p. 128). Mais une telle République remettrait aussi en cause l’identité traditionnelle entre nationalité et citoyenneté, préserverait l’idéal laïque, n’hésiterait pas à valoriser l’expression des singularités culturelles, et pousserait la République jusqu’au bout en veillant à une appropriation collective des moyens de production et en favorisant les pratiques autogestionnaires. En second lieu, un véritable projet politique de gauche se doit de ne pas restreindre ses vues au seul domaine national, mais au contraire d’œuvrer pour changer aussi d’Europe. Car l’effondrement de l’État social est précisément dû à une structuration ultra-libérale de la communauté, ordonnée autour du marché, de l’omnipotence de la banque centrale et du Pacte de stabilité. A l’ambition économico-politique d’un « Saint-Empire romain germanique [...] sous l’égide du capital triomphant » (p. 156), il faut substituer un nouvel espace de solidarité entre les peuples, au niveau duquel pourrait prendre forme une autre construction économique et sociale. Pour une telle révolution, on ne pourra faire l’économie d’un nouveau traité fondateur. Mais enfin, de telles ambitions seront irréalisables si la gauche reste dans son état calamiteux. Changer la gauche, telle est au final la première des révolutions à opérer. Pas la gauche d’alternance, de gestion et de gouvernance, qui réduit son action à une pondération des attaques de la droite contre toute forme de République sociale. Mais une gauche qui soit « enfin à la hauteur de l’enjeu » (p. 173), capable de redonner goût à la chose publique aux millions de citoyens qui ne se retrouvent que dans les mouvements populaires. La crise sans précédent du Parti socialiste ne peut qu’accentuer la nécessité d’un tel renouveau à gauche. La ligne de partage n’en est aujourd’hui que plus claire entre les gardiens et les adversaires de la « tornade néolibérale » (p. 175). Les fins que devrait projeter cette gauche sont, selon l’auteur, communistes, puisqu’elle vise l’abolition et le dépassement de « ce mécanisme infernal qu’engendre l’universalisation marchande en cours » (p. 177), conditionnés par son propre mode d’accumulation du capital. En attendant la refondation de la gauche qu’exigent de telles fins, l’urgence est à la rupture avec le social-libéralisme de gauche qui tend à trouver son véritable confort au centre. Seul un parti, renouant avec la notion de lutte des classes, pourrait concrétiser les aspirations populaires en projet politique.
L’appel à une reconstruction de la gauche est sans ambiguïté. La réaction antilibérale ne peut suffire, si un socle commun pour un programme politique n’existe pas. Christian Picquet, comme d’autres à gauche , pensent que la République comprise comme processus démocratique d’émancipation populaire, peut constituer cette base. La thèse convainc, même si la démonstration manque parfois de vigueur. On regrettera en particulier l’usage trop commode et fréquent des citations qui tendent à se substituer à de véritables analyses. On imagine que ce recours protecteur est une façon de légitimer une position pour la défense de laquelle - une petite révolution - il doit falloir s’armer de courage au sein de la LCR. Lorsqu’on referme le livre, on ressent comme l’impression douce-amère d’une lecture saine et revivifiante d’un essai présentant un projet vraiment de gauche, le projet d’une gauche idéale. Cette illusion première de la lecture est précisément ce qu’il nous faut dépasser pour agir. Car ce n’est précisément pas un idéal que décrit Christian Picquet dans son ouvrage, mais bien une réalité politique pour laquelle il est urgent d’œuvrer. Peut-être serait-il alors bienvenu de la part de la LCR de commencer par cesser ses vaines agitations propagandistes aux côtés de LO pour rechercher véritablement avec les autres forces politiques de gauche les moyens de sa mise en œuvre concrète.
Christophe Miqueu (avril 2004)