La crise majeure que connaît le capitalisme, et que plus personne ne conteste, pourrait remettre, bien plus tôt que nous le pensions, le socialisme sur l’agenda historique. On a bien assisté à ce qui paraissait impensable il y a seulement quelques mois : quelques nationalisations certes en catastrophe, mais aussi l’évocation de nationalisations encore plus larges (et ceci même aux Etats-Unis !) ; l’adoption de plans de relance qui rappellent une planification qui semblait définitivement remisée aux placards de l’économie. En tous cas nous pouvons parler d’une « fenêtre d’opportunité historique » pour un socialisme du XXI° siècle dans les dix années qui viennent.
Je ne vais pas ici dessiner le canevas d’un socialisme du XXI° siècle[1], dont je n’évoquerai au passage que quelques aspects, mais m’interroger sur sa possibilité en France dans le cadre de la construction européenne telle qu’elle est. Car nous sommes dans une situation très particulière, celle d’avoir perdu notre souveraineté nationale, à la différence de grands pays comme les Etats-Unis, le Japon, la Chine, l’Inde ou le Brésil, pour ne citer qu’eux. Nous sommes ligotés par les traités européens qui ont inscrit les orientations néo-libérales au cœur même du fonctionnement de toutes les institutions, et qui, à y regarder de près, visent à rendre toute forme de socialisme impossible.
Confrontée à cette situation, la gauche de la gauche[2] a fait des propositions pour la réécriture d’un traité et milite pour un processus constituant aboutissant à la répudiation des traités existants et à l’adoption par une Assemblée constituante, puis par les peuples consultés par referendum, d’un nouveau traité (voire d’une Constitution, pour la seule partie portant sur les institutions politiques). Je dois dire que, selon moi, si cette perspective peut avoir une valeur pédagogique et d’agitation (s’agissant de montrer que l’on n’est pas contre l’Europe, mais pour une autre Europe), elle n’a aucune chance d’aboutir même à moyen terme. Depuis les deux Non, français et hollandais, au Traité constitutionnel européen, on n’a constaté en Europe ni levée en masse, ni véritable progrès politique en ce sens. Bien au contraire la machine européenne a continué sur sa lancée. Et nos concitoyens sont bien loin de voir le rôle qu’elle a joué dans la crise actuelle, présentée de partout comme une sorte de catastrophe naturelle, en tout cas venue d’ailleurs.
Face à cette impasse, le plus réaliste finalement ne serait-il pas de leur offrir comme porte de salut une sortie de l’Europe ? Cela me paraît extraordinairement difficile et extraordinairement risqué. D’abord, si les Français sont en majorité eurosceptiques, comme d’ailleurs bien d’autres Européens, ils sont quand même attachés à un projet européen. Il faudrait vraiment que l’Europe soit au bord de l’éclatement – ce qui n’est pas à exclure – pour que la question se pose. Ensuite il y aura toujours beaucoup de voix pour défendre, de bonne ou de mauvaise foi, les bons côtés de la construction européenne, et il est vrai qu’il en existe quelques uns. Ce serait donc un travail de persuasion très ardu – avec presque tous les médias et presque toutes les élites contre soi. Une perspective plus populaire serait de sortir seulement de l’euro, toutes les autres règles restant inchangées. Mais qu’y gagnerait-on ? En matière économique, l’euro est sans doute la seule réalisation intéressante de l’Europe (exception faite de la politique agricole commune et des fonds structurels) - une réalisation dans son principe anti-libérale. Certes elle n’a eu aucun des effets promis (l’amélioration de la croissance et de l’emploi, la baisse des prix), et elle se conjugue avec ces aberrations que sont l’indépendance de la Banque centrale européenne et l’inexistence d’une politique active des changes. Mais l’euro a plusieurs avantages : la monnaie unique simplifie les comptabilités et les coûts de transaction entre monnaies, et surtout elle met à l’abri des mouvements spéculatifs. Ce qui fait que des pays hors de la zone euro (la Suède, le Danemark en particulier), qui se portaient jusqu’à hier beaucoup mieux que ceux de la zone, en viennent aujourd’hui à regretter de ne pas l’avoir intégrée. Imaginons donc que notre pays sorte de la zone euro. Que se passerait-il ?
Les spéculateurs vendraient du franc contre de l’euro ou du dollar, car ils seraient bien moins confiants dans sa stabilité, même si le gouvernement montrait sa détermination à lutte contre l’inflation. Les actionnaires étrangers (ou français !) seraient tentés de liquider leurs actions avant qu’elles ne perdent de la valeur. Les investisseurs étrangers hésiteraient à investir sur le territoire, malgré tous ses atouts, pour la même raison. Certes il ne faut pas craindre une évasion massive des capitaux, car on ne peut déserter la cinquième économie du monde, avec toutes ses opportunités de profits, mais la prudence serait pour le moins de règle. Et tout ceci même si on ne changeait rien au capitalisme français, sans même parler d’un début de transformation socialiste. Pour faire face à la dépréciation du franc, il faudrait relever fortement les taux directeurs de la Banque de France, et le renchérissement du crédit mettrait les entreprises françaises en difficulté. Il serait facile alors à la droite de monter en épingle ces tendances et d’en rajouter, pour réclamer de toute urgence le retour dans la zone euro. Il n’y aurait, pour y parer, qu’une solution : instaurer un contrôle drastique des changes, qui pourrait peut-être préserver la valeur du franc, mais n’empêcherait pas des mouvements de liquidation des capitaux. Il faudrait alors être prêt à racheter (certes à des prix intéressants) les titres dont les détenteurs seraient prêts à se défaire, c’est-à-dire avoir prévu toutes les structures disposées à le faire, avec leurs moyens de financements (des entreprises privées peut-être, mais plus sûrement des entreprises ou des fonds d’Etat). Je ne dis pas que c’est impossible, mais seulement que nous ne sommes pas prêts, tant cette perspective est révolutionnaire, et alors même que nous resterions partie prenante d’un marché unique, en ne contrôlant que le seul mouvement des capitaux.
Aussi je suggère une stratégie plus progressive, consistant à enfoncer des coins dans la construction européenne, sans quitter, du moins pour le moment, la zone euro. Il s’agirait d’exploiter les quelques espaces laissés ouverts dans les traités, et de ne pas craindre d’aller à l’affrontement sur quelques terrains déterminés, en sachant que sur ces terrains là on obtiendrait très probablement le soutien de la population. Il ne s’agit pas de faire exploser l’Europe, ni de jouer cavalier seul, mais bien au contraire de montrer, par l’exemple, tout l’intérêt, pour chaque peuple, d’une remise à plat du principe de la subsidiarité, leur laissant la maîtrise de décisions qui ne vont à l’encontre de celles de leurs partenaires.
Voici donc quelques pistes, en les illustrant par quelques exemples.
Soutenir une réforme nationale du capitalisme
Le moment me semble venu, je l’ai dit, de militer pour une transformation socialiste et d’entreprendre d’en dessiner le programme. Mais, au risque d’apparaître comme un « social-traître », je pense qu’il faut aussi marcher sur cette première jambe. Parce qu’on ne voit pas comment on pourrait en finir rapidement avec un ensemble d’institutions qui ont mis plusieurs siècles à se créer et se remodeler, qui ont conquis la plus grande part de l’espace économique et pénétré profondément les mentalités. Parce qu’on ne peut attendre que la prochaine crise, qui se produira quand celle-ci ne sera même pas soldée, mette le monde à feu et à sang, dans l’idée peut-être que les guerres sont les ferments de la révolution. Enfin parce que le socialisme à venir aura besoin de certaines des institutions actuelles, si elles sont profondément transformées, ainsi que d’un secteur capitaliste auquel se confronter.
Je me contenterai ici de quelques indications. Plusieurs voix s’élèvent pour revenir à une stabilité de l’actionnariat. Des actionnaires de référence, qui s’engageraient à rester dans l’entreprise pour une certaine durée ou à ne la quitter qu’avec l’accord de leurs collègues, seraient soucieux de son développement, et certainement plus sensibles aux autres parties prenantes s’ils savaient qu’ils doivent compter sur elles, que des actionnaires qui ne les traitent que comme des coûts ou des partenaires occasionnels. Les autres actionnaires, institutionnels ou boursicoteurs, privés de droits de vote, seraient marginalisés, et, du fait même, la Bourse, cet immense marché de l’occasion, verrait sa sphère d’action se réduire considérablement. La fiscalité – une lourde taxation des plus-values à la revente – pourrait déjà, à elle seule, favoriser cette stabilité de l’actionnariat. Les OPA hostiles deviendraient impraticables, et, avec elles, les aberrations de bien des opérations de fusion/acquisition. Bref il s’agirait de rendre les détenteurs de capitaux un peu plus responsables de la marche des entreprises[3]. Or, à ma connaissance, les traités européens ne nous privent pas de la possibilité de légiférer sur l’entreprise et d’agir par la fiscalité.
Tout ce qui irait également dans le sens d’une véritable réforme bancaire – séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires, suppression des hors bilans, interdiction de la titrisation et des filialisations dans les paradis fiscaux, assujettissement des fonds dits alternatifs à des normes de fonds propres etc., assainirait le capitalisme français en réduisant les collusions, en limitant l’inflation du crédit et en empêchant la construction de pyramides de dettes. Cela, oui, commencerait à ressembler à une « refondation » du capitalisme. Or a priori je ne vois pas ce qui, dans les traités européens, pourrait nous empêcher de prendre de telles mesures, susceptibles d’être comprises et soutenues par la population (y compris par une partie du patronat, notamment celui des PME), mais elles seraient bien plus difficiles à mettre en œuvre vu que nos banques, même mutualistes, sont des banques internationales, et ne voudraient pas être handicapées par ces contraintes, et qu’on ne peut légiférer sur les banques étrangères opérant en France. Néanmoins il serait important de batailler sur ces propositions, tout en soutenant une nationalisation pérenne d’une partie du système bancaire – sujet que je n’aborderai pas ici.
D’autres réformes fondamentales, au niveau européen cette fois, mériteraient d’autant plus d’être soutenues qu’elles auraient leur pleine signification dans une économie à dominante socialiste : ainsi de la soumission de la Banque centrale aux objectifs du pouvoir politique, de la possibilité conférée à celle-ci d’accorder des crédits d’investissement à l’Etat, de l’institution d’un socle des droits fondamentaux, notamment en matière sociale, ou encore de mesures protectionnistes ciblées et négociées. Le problème est que tout cela va à l’encontre de ce qui fait le cœur des traités européens. Il faudrait alors dénoncer la totalité de ces derniers, ce qui revient à sortir de l’Union européenne. Or ce n’est pas la stratégie que je propose d’adopter.
Mais il nous faut aussi marcher sur l’autre jambe, la réouverture d’un espace économique socialiste. Précisément ce que je reproche aux propositions pour une autre Europe est d’éviter soigneusement la question du socialisme, en restant dans le cadre d’une régulation forte du capitalisme, exception faite de la proposition d’un pôle public bancaire et d’un statut spécifique pour les services publics. Or c’est là faire une concession majeure à l’idéologie et à la pratique des classes dirigeantes européennes, qui ont précisément construit l’édifice européen pour rendre définitivement le socialisme impossible. Je crois au contraire que l’heure est venue d’engager un début de transformation, sur des terrains bien choisis et compréhensibles par tout le monde, encore une fois en exploitant les maillons faibles des traités européens et pour le reste en allant à la rupture, non sur la totalité de l’édifice, mais sur ces terrains clés, qui seront autant de nœuds gordiens. Je vais me limiter à trois de ces dossiers.
La planification démocratique
Il n’y pas de socialisme démocratique sans planification. Il ne faut plus avoir peur d’employer le mot, malgré toutes ses connotations soviétiques. Pour aller vite, la planification ne peut concerner que les grands choix collectifs, et non les choix privés, mais alors elle est le lieu par excellence où une société peut décider, de la façon la plus démocratique possible, c’est-à-dire forcément dans un espace national, de son destin. Cette planification concerne en premier lieu les grandes politiques publiques : soutien à l’investissement ou à la consommation, politique sociale, politique des revenus, politique de l’environnement, et en second lieu les politiques sectorielles (soutien aux grandes ou aux petites entreprises, soutien à telle ou telle branche etc.). L’autre grand aspect de la planification est la délimitation du périmètre des services publics, fournisseurs de biens sociaux, et la détermination de leur ordre de priorité[4].
On ne peut pas dire que, malgré le néo-libéralisme dominant, les politiques publiques aient complètement disparu de l’horizon des pays occidentaux, le nôtre en particulier. Après tout il faut bien que le politique ait encore quelque chose à faire, sous la pression des revendications sociales, et qu’il ne limite point à déconstruire tous les éléments de planification qu’il a hérités du régime keynésien pour laisser la main aux forces du marché capitaliste. Mais toutes les politiques publiques ont été revues à la baisse en Europe. La politique monétaire y a été orientée exclusivement sur le maintien de l’inflation au niveau le plus bas, et les politiques budgétaires ont été corsetées par le pacte de stabilité. La politique sociale, restée théoriquement du ressort de chaque pays, a été laminée au nom de la compétitivité (qu’on pense, par exemple, à l’appui du gouvernement français à la directive sur le temps de travail, autorisant une semaine de 65 heures de travail, alors que la limitation à 60 heures date en France de 1906). La politique des revenus, notamment à travers le biais fiscal, n’a été que déconstruction, toujours au nom de la compétitivité. Bref le dumping social et fiscal en Europe a laminé ces politiques publiques. La politique sanitaire et environnementale a été aussi mise sous contrainte européenne, avec des normes européennes largement influencée par les grands intérêts privés.
Or voici que la crise a remis en honneur ce qu’il faut bien appeler des formes de planification. Aux Etats-Unis, cela ne pose pas de problème, sauf à obtenir une majorité au Congrès. Obama a fait adopter un plan de relance de 787 milliards de dollars consistant en aides à l’emploi et à l’indemnisation du chômage, en aides aux investissements des Etats américains et en réductions fiscales[5]. Les milliards de dollars de crédits apportés à l’industrie automobile le sont sous conditions : il lui faudra investir dans la production de voitures propres. En Europe, non seulement les plans de relance sont bien plus modestes, mais encore, se faisant dans le désordre, ils suscitent déjà les plus vives tensions, ce qui était prévisible dans un espace économique qui ne connaît de règles communes que fondées sur la concurrence. Par exemple le plan français d’aide au secteur automobile a immédiatement provoqué un haut le cœur chez la commissaire chargée de la concurrence et la protestation du gouvernement tchèque. De quoi s’agissait-il ?
Notons que ce plan est tout sauf « démocratique » : il a été décidé par le gouvernement – autant dire par Sarkozy en personne – sans aucune consultation du Parlement ni encore moins de vote de celui-ci (nous ne sommes pas aux Etats-Unis). Ceci dit, ce plan est bien dans l’esprit de ce que serait une planification dans un régime socialiste. En vertu d’un choix politique, on décide de soutenir un secteur donné, l’automobile, pour trois raisons : 1° il s’agit, comme aux Etats-Unis, d’orienter le secteur vers la construction de véhicules propres, ce qu’il n’a pas su bien faire de lui-même (les constructeurs ne voulaient pas, dans l’immédiat, perdre des parts de marché, et, pressés par la volonté des actionnaires d’obtenir des rendements financiers rapides, ne consacraient pas suffisamment d’investissements au long terme à la voiture « verte »). 2° le plan s’inscrit dans une politique de l’emploi : il est exigé des constructeurs qu’ils ne ferment aucun site en France (pendant 5 ans) et qu’ils ne suppriment pas d’emplois (en fait pendant un an)[6]. 3° il leur est également demandé de revoir les relations avec leurs fournisseurs, à la fois pour que ceux-ci, au lieu d’être constamment pressurés et poussés à délocaliser, puissent se consacrer davantage à la recherche-développement et pour qu’ils conservent leurs emplois dans le territoire national (L’Etat abondera un fonds de soutien de 300 millions d’euros à hauteur de 100 millions). L’instrument utilisé par le plan est celui des crédits bonifiés sur 5 ans (6,5 milliards d’euros). C’est bien là l’un des leviers d’une planification incitative. Mais voilà : tout cela contrevient à la « concurrence libre et non faussée », règle d’or du marché unique et de toute la construction européenne, qui met toutes les entreprises et tous les Etats en concurrence les uns avec les autres. D’abord le plan de soutien ne concerne que les deux constructeurs français, et non les autres constructeurs européens présents dans le territoire : là-dessus, du fait de la conjoncture actuelle, pas trop de protestations (après tout, les autres Etats qui ont des constructeurs n’ont qu’à faire de même). Mais, avec ses exigences en matière de sites et d’emplois, le plan risque fort de freiner les délocalisations, donc les implantations ou les transferts dans d’autres pays européens. Enfin, quand Sarkozy a évoqué une exigence encore plus forte, à savoir arrêter carrément les délocalisations quand les voitures produites dans ces pays sont ensuite vendues en France, cela a mis le feu aux poudres : il a été immédiatement accusé de « protectionnisme », et y a renoncé. Là, ce n’était pas tout à fait à tort, puisque cela aurait effectivement réduit l’emploi dans les usines en Tchéquie[7].
L’affaire reste néanmoins emblématique : elle met en lumière l’opposition des instances européennes (et en fait en sous main des gouvernements, qui jouent un double jeu) à toute planification nationale, accusée, via les aides diverses d’Etat, de fausser la concurrence[8]. On notera d’abord ce paradoxe que ce soient les Etats-Unis qui s’avèrent (en fait, ce n’est pas nouveau) plus planificateurs ou keynésiens, comme on voudra, que les gouvernements européens. Mais on remarquera ensuite que les politiques de relance dans les pays européens, qu’on le veuille ou non, conduisent à « renationaliser » l’action des multinationales[9] - tout comme les plans de soutien au secteur bancaire. Ce qui fait éclater au grand jour les contradictions européennes entre un marché unique des capitaux, libres d’aller là où ils veulent, et des Etats qui essaient quand même, chacun de leur côté, de favoriser leurs entreprises[10].
Eh bien, ce serait là l’occasion ou jamais pour la gauche de remettre en vigueur la planification qu’elle a laissée dépérir et de comprendre enfin ce qu’il en coûte d’y avoir renoncé au profit d’un marché unique complètement faussé par les déséquilibres inhérents à l’actuelle construction européenne. Il faut donc aller là à la rupture : il n’est pas admissible que d’autres Etats décident de notre politique industrielle et de notre politique de l’emploi, comme s’ils avaient un droit de vote (ou de veto) à la place des citoyens français - problème qui se pose beaucoup moins dans les pays souverains, mais qui ne disparaissent pas lorsque ceux-ci se sont liés par les règles de la concurrence au niveau international cette fois (c’est ainsi que le gouvernement américain a dû renoncer, dans le cadre de son propre plan, à exiger que l’acier utilisé pour ses grands travaux d’infrastructure soit produit aux Etats-Unis). Que pourrait-il se passer dans le cas de violation des règles européennes concernant les aides d’Etat, qui sont un véritable arsenal anti-plan ? Des protestations, des sanctions brandies par la Commission, gardienne de la concurrence, des recours devant la Cour européenne de justice, qui donneraient tort au gouvernement français ? Certainement. Mais il faudra exiger alors la renégociation de tous les chapitres des traités qui concernent les aides d’Etat, et, à travers eux, toutes ces dispositions qui, en mettant les Etats en concurrence les uns avec les autres, détruisent les fondements des politiques publiques. Et l’on peut gager qu’un plan qui sauvegarde les sites et l’emploi et oriente l’avenir de l’automobile en France, sans nuire pour autant aux autres pays européens (ce qui implique une coopération et une négociation) serait massivement approuvé par nos concitoyens. Ce qui n’interdit pas, évidemment, l’existence de plans européens en certains domaines (on sait qu’ils ont existé à l’époque de la Communauté du charbon et de l’acier et de l’Euratom, mais qu’il sont aujourd’hui quasi inexistants. Qu’en pense, par exemple, aux tergiversations et lenteurs sur le projet Galileo).
Les services publics, prérogative de l’Etat
Sur ce deuxième terrain, je me contenterai ici de dire que les services publics, en tant qu’ils sont la base et le ressort de la citoyenneté et du vivre en commun, doivent, dans une optique socialiste, entièrement relever de la propriété de l’Etat. Ce qui conduit à exclure les partenariats public-privé, qui ne sont que des façons de soulager à court terme les finances publiques (car l’Etat doit bien rémunérer tout au long de la durée des contrats les opérateurs privés) et en fait de privatiser à moitié, pour amorcer des privatisations plus poussées encore[11]. Ce qui conduit aussi à « renationaliser » (sous des formes entièrement nouvelles, sur lesquelles je ne peux m’arrêter ici[12]) nombre de grandes entreprises à capitaux partiellement publics. Les traités européens ne peuvent l’interdire, car ils n’ont pas supprimé cet article du traité de Rome qui laisse le choix entre la propriété publique et la propriété privée[13]. Mais, là encore les législateurs de la « concurrence libre et non faussée » ont prévu le coup.
En déclarant que tout service public qui monnaie une prestation n’est qu’une entreprise « d’intérêt général », tenue seulement d’offrir un « service universel » minimal, et qu’elle doit par suite être ouverte à la concurrence du secteur privé, ils ont trouvé l’arme pour défaire les services publics. D’abord les entreprises de services publics (EDF par exemple) ne peuvent plus emprunter avec la garantie de l’Etat, car cela leur donnerait un avantage (meilleur taux) sur leurs concurrentes. Ensuite, en ouvrant les marchés nationaux à des concurrents étrangers, le droit européen contraint les entreprises publiques à riposter en s’internationalisant aussi. Comme elles manqueront de capitaux, et que l’Etat, même s’il en a les moyens, ne peut plus les recapitaliser librement au risque d’être accusé de leur fournir des aides et de fausser ainsi la concurrence, la logique est implacable : il faudra ouvrir le capital, privatiser de plus en plus, et même interdire à l’Etat devenu minoritaire toute « golden share » qui la rendrait inopéable[14]. Aussi simple que cela. Donc il est impossible, là aussi, de ne pas aller à l’affrontement.
Supposons que nous voulions renationaliser EDF à 100%. Premièrement il faudra trouver l’argent (plusieurs milliards d’euros). Comme ni le fonds d’autofinancement d’EDF ni le budget de l’Etat ne pourront y faire face, il ne restera qu’une ressource : emprunter auprès des marchés financiers, puisque les Etats européens ne sont pas autorisés à emprunter à la Banque centrale. Mais le problème rebondit : si cet emprunt se fait avec la garantie de l’Etat, les entreprises concurrentes vont saisir la Commission pour concurrence illégale. Donc voici un autre point de rupture : il faudra soutenir le droit de l’Etat à emprunter avec sa garantie, s’agissant d’un service public et d’une entreprise publique ou destinée à redevenir publique, et, s’il le faut, demander au Parlement français d’adopter cette disposition, très probablement soutenue à la fois par les salariés d’EDF et de la population, si celle-ci comprend qu’elle en tirera avantage[15]. Et si les instances européennes condamnent le gouvernement français pour violation des traités, on ira plus loin : on exigera une dérogation générale aux traités, concernant tout ce que nous considérons comme des services publics - plusieurs pays ont obtenus dans le passé des dérogations dans tel ou tel domaine.
Le conflit avec les instances européennes serait encore aggravé si l’on décidait de rétablir le monopole d’EDF, ce qui se justifierait parfaitement, car la libéralisation du marché de l’électricité est un non sens, à la fois pour des raisons techniques et économiques[16]. Il faudrait certes en faire un cheval de bataille, mais la partie sera difficile, car les autres Etats européens protesteront au nom d’une concurrence déloyale, si EDF continue à produire sur leur marché et si leurs électriciens ne peuvent plus le faire sur le marché français, ce qui revient à bloquer à sens unique la libre circulation des capitaux. Alors de deux choses l’une : ou bien on remet en cause la libéralisation du marché de l’électricité, et EDF devra renoncer à ses implantations à l’étranger, ou bien on n’y parvient pas, et EDF transnationalisée devra trouver des capitaux supplémentaires, avec toutes les aides d’Etat qu’il faudra. Dans ce deuxième cas, la riposte serait la suivante : nous ne vous interdisons pas d’aider vos opérateurs, et, si vous ne le pouvez, nous vous proposons des partenariats, avec les obligations que vous fixerez (EDF nationalisée respectera votre cahier des charges), voire la constitution de co-entreprises.
Des entreprises publiques, même dans le secteur des biens privés
Je ne vais pas entrer ici dans une discussion sur les meilleurs moyens de réaliser une « appropriation sociale » des moyens de production. Je pense que la voie la plus souhaitable, la plus conforme à un socialisme axé sur la démocratie économique, consiste dans la création d’un vaste secteur d’esprit coopératif[17], servant aussi de bon support, grâce à ses règles particulières[18], à la planification. Mais la voie de l’entreprise publique ou semi-publique reste sans doute, à l’heure actuelle, la mieux balisée et la plus accessible, pourvu que celle-ci fonctionne et se comporte différemment d’une entreprise privée.
Alors raisonnons sur un exemple. Nous décidons de renationaliser Renault, bien que nous considérions que l’automobile, étant un bien privé et non un bien social (à la différence des transports collectifs), ne relève pas des services publics. On le fait parce qu’on pense que cette industrie est importante, et que, pour telles ou telles raisons, on pense qu’il faut un acteur public de poids. Concrètement, il y aurait plusieurs façons de faire. D’abord l’expropriation par la loi, moyennant indemnisation, comme en 1981[19]. Il faudrait en trouver les moyens financiers, ce qui conduirait l’Etat à fortement s’endetter. Ensuite une mission confiée à la Caisse des dépôts et consignations[20] de racheter des actions de Renault sur le marché, dans la mesure de ses moyens, pour faire monter cet établissement public en capital, ou encore la même mission dévolue au tout nouveau « Fonds souverain », lui-même géré par la Caisse des dépôts[21]. L’avantage est que l’Etat n’a pas à débourser lui-même le coût de la nationalisation (progressive). Mais, là, ce sont encore les moyens financiers qui risquent de manquer. Il nous faudrait donc un outil pour opérer, sans coût pour le budget, une nationalisation rapide. Permettez moi d’évoquer une autre piste pour se procurer des moyens financiers massifs : la création de fonds publics d’investissement, faisant appel aux ménages pour y prendre des parts sociales (sans droits de vote)[22], et voués à devenir propriétaires exclusivement d’entreprises publiques à renationaliser (au moins à 50%) – et aussi de nouvelles entreprises publiques à créer. Ceci à la différence de la CDC, qui s’est contentée jusqu’ici de prendre de petites participations dans les entreprises du CAC 40, d’ailleurs avec une prudence qu’il faut saluer. J’ajoute, pour bien faire la différence, que nos fonds publics n’interviendraient pas en Bourse (sauf pendant la période d’appropriation), et ne pourraient échanger leurs participations qu’entre eux, sur un marché « privé ». C’est donc ici l’épargne des ménages – et on sait que les Français épargnent beaucoup - qui, en se dirigeant vers ces fonds, financerait en grande partie la nationalisation, en étant sans doute moins bien rémunérée que par des investisseurs institutionnels privés, mais dans un esprit citoyen (comme lorsqu’elle souscrit dans des fonds « éthiques »). Or rien, dans les traités européens, n’interdit apparemment de le faire. Mais, quelle que soit la forme adoptée pour une renationalisation, ici encore, elle va conduire à une rupture avec les traités européens et un conflit avec la Commission.
Car la Commission, gardienne de la concurrence, a là aussi prévu le coup. Tout l’intérêt des entreprises publiques (ou semi-publiques) est de ne pas fonctionner comme les entreprises privées, tant au niveau de leur mode d’administration que de leurs objectifs. Dans une orientation socialiste, elles n’auraient plus, en particulier, vocation à distribuer des dividendes à leur propriétaire, qu’on pourrait remplacer par une taxe fixe sur le capital, ou du moins seraient-elles tenues (même dans le cas d’entreprises mixtes) de réduire la part des dividendes prélevés sur les profits[23]. Cela leur donnerait un sérieux avantage concurrentiel, puisqu’elles pourraient consacrer davantage de leurs profits à l’investissement. Mais, pour les instances européennes, c’est là une aide publique déguisée, donc une entorse à la concurrence, et c’est pour cela qu’elles ont mis au point le « test de l’entrepreneur privé », qui revient à dire : si vous ne vous comportez pas comme ce dernier, si vous vous refusez à maximiser la valeur pour l’actionnaire, vous exercez une concurrence déloyale, et nous vous l’interdisons[24]. Donc là aussi il faudrait aller à l’affrontement : rien ne peut justifier l’application de ce test, qui repose sur l’impératif de la rentabilité financière capitaliste. Et il sera bien difficile ici à la commissaire à la concurrence, ou à la Cour de justice des communautés européennes, de nous condamner, auquel cas on exigera une renégociation de cette clause des traités. Bonne manière donc de révéler un grand secret de l’édifice européen et de faire exploser une règle qui tient d’un parti pris politique et idéologique. Ce qui frapperait les opinions publiques en Europe et pourrait montrer la voie à d’autres gouvernements.
Conclusion
On le voit, la stratégie que je propose est celle des coups de boutoir, chaque fois que les traités européens interdisent certaines réformes de fond du capitalisme et chaque fois qu’elles empêchent une réorientation socialiste de l’économie. Au lieu de s’en prendre à l’ensemble de la construction européenne, on attaque ses verrous, au nom d’une application du principe de subsidiarité. Sur aucun de nos trois dossiers on ne remet en cause le marché intérieur, mais on exige d’en renégocier certaines règles, pour autant qu’elles ne nuisent pas aux autres pays. Il y aurait au moins un troisième dossier sur lequel il faudrait se battre : c’est celui des règles applicables à l’économie sociale.
Il ne s’agit pas de protectionnisme déguisé, mais seulement de l’exercice de la souveraineté nationale là où elle reste indéclinable. La question du protectionnisme n’est pas réglée pour autant, car il n’est pas mis un terme, par des transformations de cet ordre, au dumping social et fiscal. Une première solution serait du côté d’une harmonisation progressive, accompagnée pour chaque pays d’un principe de non-régression, car autant les règles fondées sur la concurrence sont détaillées et impératives, autant celles concernant la politique sociale sont minimales ou optatives. Les pays en retard, qui tirent actuellement avantage de ce dumping, verraient leurs handicaps compensés à l’aide de fonds structurels, que le budget européen est aujourd’hui trop pauvre pour dispenser. C’est celle qu’un pouvoir de gauche devrait mettre à l’ordre du jour à l’occasion de chaque délibération européenne (au sein du Conseil, du Conseil des ministres, du Parlement). L’autre solution est celle de mesures protectionnistes, à l’intérieur de l’espace européen, mais ciblées (elles interviendraient chaque fois que la productivité est comparable, dans tel ou tel secteur donné, d’un pays à l’autre, alors que le niveau des salaires et de la protection sociale n’est pas du tout le même), ces mesures étant accompagnées de montants compensatoires pour aider les pays visés à relever leurs normes[25]. A mon avis elle a encore moins de chances de prévaloir dans une Europe où la plupart des autres pays, voire tous, resteraient dominés par la droite néo-libérale et libre-échangiste. En revanche elle devrait finir par s’imposer, la crise aidant, dans les rapports entre l’Union européenne et les autres pays (ce qui revient à rétablir la « préférence européenne »). Mais il faudra se battre pour que le produit des droits de douane soit reversé aux pays émergents, et plus encore aux pays sous-développés, afin de leur permettre de relever leurs normes sociales et environnementales, sinon la guerre commerciale avec les premiers fera des ravages, et les seconds s’enfonceront encore plus dans la misère. A plus long terme la réglementation les échanges internationaux devraient s’inspirer de la Charte de la Havane.
[1] S’il y a beaucoup de propositions « alternatives », il existe fort peu de recherches en ce sens en France (quelques articles, quelques courts chapitres d’ouvrages). J’ai essayé de dresser un tel canevas dans de nombreux articles et surtout dans Le socialisme est (a)venir, 2 tomes, Syllepse, 2001 et 2004, que j’ai conçu avant tout comme une base de discussions. Assez général, quoique relativement détaillé, ce canevas ne concerne aucun pays en particulier, mais il va de soi qu’il doit être revu et corrigé en fonction des spécificités historique de chaque pays.
[2] Je pense en particulier à une Note Europe en préparation de la Fondation Copernic, qui va assez loin dans le contre modèle.
[3] Ces mesures ne constitueraient pas des innovations. Keynes avait préconisé, pour contrer la spéculation « une lourde taxe d’Etat frappant les transactions », et même imaginé que les achats d’actions pourraient être définitifs et irrévocables, sauf cas de force majeure.
[4] Je ne vais pas développer ici les contours d’une nouvelle planification. Je dirai seulement que la première chose à faire serait de ressusciter la loi de Plan, qu’on ne peut confondre avec la loi de finance, qui est annuelle, même si elle comporte des dépenses concernant des programmes à plus long terme, et encore moins avec les petits coups de pouce donnés ça et là, dans la mesure où ils sont autorisés par les traités européens. Cette loi de Plan devrait comporter des options, qui seraient rendues publiques pour que le débat ne se limite pas au Parlement, et qui devraient faire l’objet ensuite d’un intense débat parlementaire, sanctionné finalement par un vote démocratique.
[5] Je laisse de côté le plan massif pour sauver le système financier, qui relève plutôt de la simple prophylaxie.
[6] Après de laborieuses négociations avec les constructeurs, les exigences ont été revues à la baisse. On ne fermera pas de sites, mais ceux-ci pourront être plus petits. Le maintien de l’emploi, seulement pour l’année 2009, laisse intacts les programmes prévus de « départs volontaires ».
[7] En réaction le Premier ministre tchèque a brandi la menace d’exclure Gaz de France du marché tchèque de l’énergie, ce qui est tout aussi contraire aux règles européennes.
[8] L’article 92 du Traité de Rome, repris dans les traités suivants, déclarait « incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats au moyen de ressources d’Etat, sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». La définition des aides d’Etat a été sans cesse précisée et élargie, englobant par exemple des allègements de charge (c’est-à-dire un manque à gagner pour l’Etat). Même les aides des collectivités territoriales sont visées, sauf si elles n’ont aucune incidence sur les échanges entre Etats.
[9] Face à une demande qui baisse, les constructeurs français, pour maintenir la plus grande partie de l’emploi en France, devront bien in fine au moins cesser d’en créer à l’étranger.
[10] Cf. ma brochure Les contradictions néo-libérales, Fusions et absorptions, Note de la Fondation Gabriel Péri, 2006, p. 27-29.
[11] Les partenariats public privé permettent à une entité publique de confier à un opérateur privé le financement, la conception, la construction d’un équipement (hôpital, musée, école, lignes de chemin de fer, prison), puis son exploitation et sa maintenance pendant 10, 15, 30, voire 40 ans, la collectivité publique payant en contrepartie un loyer. Le gouvernement actuel a voulu étendre le champ d’action des ces partenariats en élargissant le critère d’urgence jusque-là en vigueur de telle sorte que tout investissement public pût se faire sous cette forme. Heureusement la Conseil constitutionnel a retoqué la loi, le 24 juillet dernier, non seulement en invoquant l’égalité des contractants face à la dépense publique (dans les faits les contrats allaient pour la plupart à trois grands groupes du BTP), mais encore « la protection des propriétés publiques et le bon usage des deniers publics ».
Ces partenariat sont largement en usage en Grande Bretagne et aux Etats-Unis : s’ils ont permis parfois d’accélérer la réalisation des investissements (les entreprises privées sont pressées d’encaisser les loyers), ils ont donné des résultats souvent catastrophiques, par exemple dans le cas des hôpitaux britanniques ou dans celui des prisons privées américaines (un scandale vient de défrayer la chronique, celui de deux juges américains ayant envoyé des cohortes de jeunes, lourdement condamnés pour des délits dérisoires, vers des établissement pénitentiaires privés qui les soudoyaient avec des commissions occultes de plusieurs millions de dollars !).
Cette privatisation, qui touche jusqu’aux administrations elles-mêmes, est condamnable en son principe, mais aussi en ce qu’elle engage les gouvernements à venir. Il sera plus difficile de calculer les indemnités versées pour rupture de contrat que de racheter des actions.
[12] J’ai fait des propositions précises, à débattre, dans un chapitre « Rebâtir les secteur public » de Le socialisme est (a)venir, tome 2, p. 211-248.
[13] Article 222 du traité de Rome : « Le présent traité ne préjuge en rien le régime de propriété dans les Etats membres ».
[14] On se souvient des arguments invoqués pour précipiter la fusion Gaz de France-Suez : la menace d’une OPA de l’italien Enel sur Suez, et la possibilité, si Gaz de France était largement privatisée, d’une OPA du géant Gazprom sur elle. L’Allemagne de Shroeder a réussi cependant à dresser quelques garde-fous contre les OPA.
[15] Le droit communautaire ne prévoit d’exception pour les services publics, que dans la mesure où il y aurait des surcoûts résultant des obligations de service public : toute aide doit être proportionnée à ce surcoût. Une aide non proportionnée comme la garantie d’un emprunt est donc prohibée. Tout ceci présuppose que l’entreprise de service public est une entreprise comme les autres, avec seulement quelques obligations particulières, et toujours plus réduites dans l’esprit d’un service « minimum » (par exemple une lettre ordinaire pour les services postaux, sans obligation de maillage serré du territoire ni de distribution le samedi).
[16] Le monopole n’est pas nécessairement la meilleure solution dans d’autres services publics (je pense, par exemple, aux télécommunications). Ce n’est pas le lieu d’en discuter ici, mais ce que j’ai préconisé dans ce cas, c’est que la concurrence n’ait lieu qu’entre entreprises publiques, c’est-à-dire de manière strictement encadrée.
[17] J’ai essayé d’en présenter une esquisse réaliste dans un autre chapitre de Le socialisme est (a)venir, tome 2 : « Créer un secteur socialisé », p. 249-281.
[18] Je fais allusion ici à la création de « réseaux publics d’information », favorisant la coopération entre les entreprises et leurs relations avec les consommateurs, mais aussi fournissant bien plus d’information aux services de la planification que les entreprises privées, par ailleurs toujours réticentes à répondre à des demandes d’information.
[19] Même en Allemagne, où l’Etat ne peut monter au-delà de 33% du capital d’une entreprise privée, le gouvernement envisage une nouvelle loi lui permettant de prendre une participation majoritaire, au besoin en expropriant les actionnaires privés (il s’agit de sauver la banque immobilière Hypo Real Estate, sur le point de sombrer).
[20] La CDC, outre ses fonctions de gestionnaire des retraites d’une partie des fonctionnaires et de bailleur de fonds d’un certain nombre de politiques publiques (financement du logement social, de la rénovation urbaine, d’infrastructures par des prêts longs etc.), est un actionnaire de long terme de grandes entreprises privées françaises cotées au CAC 40. Etablissement public, elle est en principe indépendante du gouvernement, placée sous l’autorité du Parlement qui définit ses missions. Cependant, si le Parlement votait un Plan invitant le gouvernement à renationaliser par exemple une partie du secteur de la construction automobile, ce dernier pourrait inviter la CDC à réorienter ses placements.
La droite était tentée de réorienter cette institution séculaire (créée en 1818) vers sa fonction d’investisseur dans des entreprises stratégiques au détriment de ses autres fonctions.
[21] C’est le 20 novembre 2008 que Nicolas Sarkozy a annoncé la création de ce fonds, qui prendra la forme d’une société anonyme, filiale de la CDC, dotée de 20 milliards de fonds propres, fournis pour moitié par l’Etat, et pour l’autre moitié par la CDC, l’Etat ne détenant cependant qu’une participation minoritaire, ce qui évite d’en faire une entreprise d’Etat à proprement parler. Ce fonds a pour vocation, comme la CDC, de prendre des participations dans des entreprises privées considérées comme stratégiques (dans des secteurs comme l’aéronautique, la haute technologie, l’automobile), afin de sécuriser leur capital contre des raids boursiers et de les aider à se développer, et de soutenir des PME en croissance. A noter que ce fonds est cependant de faible ampleur comparativement aux autres fonds souverains dans le monde (dont les actifs cumulés dépassent de loin les 2.000 milliards de dollars).
[22] Ce qui rappellerait les certificats d’investissement autrefois en usage dans les entreprises publiques.
[23] S’agissant de capitaux entièrement d’Etat, la forme classique de la propriété d’Etat devrait être profondément modifiée pour ne plus tomber dans les travers qui l’ont obérée non seulement dans le système soviétique, mais encore dans le secteur public français (pouvoir discrétionnaire du ministre, rôle prépondérant de la technocratie, pompage des bénéfices par l’Etat). Une Agence des participations de l’Etat, autonome par rapport au pouvoir politique et responsable de la marche des entreprises, est à cet égard une réforme bienvenue. Mais cette dernière, n’aurait plus pour objectif, dans une orientation socialiste, à rapporter un maximum de revenus à l’Etat propriétaire. J’ai suggéré qu’elle se contenterait de prélever une taxe fixe sur l’usage du capital public, correspondant à un certain pourcentage des profits. Ce qui différerait totalement de la pratique actuelle de l’Agence, et aussi de celle de la CDC, qui verse à l’Etat des dividendes considérables (2 ou 3 milliards d’euros par an).
Dans l’hypothèse d’une propriété non pas directe de l’Etat, mais par l’intermédiaire de fonds publics d’investissement, on se demandera peut-être pourquoi ces fonds ne réclameraient pas autant de dividendes que des fonds privés. Ils ne le feraient pas pour deux raisons : ces fonds seraient des établissements publics, qui ne serviraient pas à l’enrichissement de leurs dirigeants ; ils n’auraient pas à rémunérer leurs apporteurs de capitaux (Etat et ménages) à la même hauteur que les fonds privés, car leurs coûts de fonctionnement seraient bien moindres, notamment du fait de la faiblesse de leurs transactions sur leur « marché privé ».
[24] « Si l’on peut clairement démontrer que l’Etat agit d’une façon semblable, comme le ferait un particulier dans le secteur privé, il y a présomption de la non-existence d’une aide d’Etat. Si, en revanche, l’Etat agit parce que le secteur privé n’interviendrait pas dans le cas considéré, il y a présomption d’une aide d’Etat » (XIV° Rapport sur la politique de la concurrence, n° 198). Lorsque la Commission a appris, en 1994, que l’Etat français s’apprêtait à accorder des aides au Crédit Lyonnais, dont il était alors l’actionnaire majoritaire, elle a admis qu’il fallait sauver cet établissement de crédit, mais elle a posé ses conditions : une réduction de 35% de sa capacité commerciale à l’étranger et…une privatisation à l’horizon de 5 ans.
[25] C’est la solution préconisée par Jacques Sapir. Cf. La fin de l’eurolibéralisme, Seuil, 2006.
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