Commençons par le plus simple. Le port de la burqa n’est pas une prescription de l’Islam – tous les spécialistes semblent d’accord sur ce point et la pratique des pays musulmans le confirme. Par conséquent, les musulmans ne peuvent ressentir l’interdiction comme un atteinte à leur liberté constitutionnelle de pratiquer la religion de leur choix. Du reste, l’État républicain est fondé à s’opposer à certaines prescriptions religieuses dès lors que celles-ci sont contraires aux droits fondamentaux des individus. Nombre de groupes radicaux musulmans estiment que la mort est le châtiment de l’apostat et en font un point de doctrine religieuse et c’est au nom de leurs croyances religieuses que l’on a vu des groupes musulmans défiler dans des rues de Londres pour demander que l’on tue Salman Rushdie (des manifestations à l’évidence illégales puisque fondées sur l’appel au meurtre). Autrement dit, si la loi « anti-burqa » était adoptée personne ne serait fondé à en contester la légalité sur la base d’une atteinte aux croyances religieuses (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'autres raisons, non religieuses, de contester cette loi, comme on le verre plus loin).
En second lieu, la burqa est bien ce qu’en disent ses adversaires : un symbole, et même plus qu’un symbole, de l’asservissement des femmes et de leur effacement de la sphère publique. On peut alléguer que la majorité des porteuses de burqa sont des converties qui portent la burqa sans contrainte et que, ce faisant, elles manifestent tout simplement un choix libre que l’on doit accepter au nom du principe de liberté individuelle qui fonde l’État de droit. Mais ce point strictement légal ne nous dit rien du plan moral ou éthique. Sur le plan éthique, il existe une profonde différence entre le port du foulard et le port de la burqa. Le foulard laisse voir le visage et donc reste dans les limites de la sociabilité commune. Si on lit les belles pages d’Emmanuel Levinas sur la dimension éthique du visage de l’autre, on comprend que la burqa (ou le niqab) pose un problème tout à fait spécifique. Il faut comprendre la gêne, voire la honte, qu’on peut éprouver à voir ces personnes enveloppées dans d’immenses sacs noirs et les visages sont soustraits à cette relation essentielle entre individus, la relation entre des visages. « Je ne peux pas le voir » : c’est ainsi qu’on exprime couramment sa haine. « Tu ne peux pas me voir » dit la burqa qui sonne ainsi comme un appel à la haine, un « tu dois me haïr » qui explique le malaise profond de tous ceux qui n’appartiennent pas à la secte malfaisante des « salafistes » ou au troupeau des indifférents qui tolèrent la burqa comme ils toléraient hier l’étoile jaune.
Pour autant, la condamnation morale de la burqa ne peut se transformer en condamnation légale – identifier moral et légal, c'est le commencement du totalitarisme. D’abord parce qu’il n’y a aucun fondement légal à cette interdiction. Soit on interdit la burqa comme signe religieux et alors c’est en tant que manifestation publique d’une croyance religieuse qu’elle est interdite, ce qui est une atteinte manifeste au principe de la liberté de conscience et à la loi de 1905 qui sépare les Églises (au sens large) et l’État. Soit on la condamne parce que le visage est soustrait au regard mais dans ce cas il faudra aussi interdire les passe-montagne, les gros cache-nez, etc.. On mettrait le doigt dans une politique de normalisation des accoutrements que les individus pour une raison ou pour une autre choisissent de mettre. Pour l’instant les seuls interdits dans ce sens concernent la pudeur, c’est-à-dire l’obligation de voiler en public les parties sexuelles. Aller plus loin, ce serait mettre en péril une partie importante des libertés personnelles. On admet que les entreprises et certaines services publics imposent une tenue de rigueur à leur personnel, mais cela ne vaut que dans le temps du service. On renoncé au port de l’uniforme dans les établissements scolaires et on ne voit guère que l’on fasse demi-tour sur ce terrain dans un avenir proche. Par quelque bout que l’on prenne le problème, une loi d’interdiction de la burqa apparaîtra comme une loi stigmatisant une certaine catégorie de la population en raison de ses convictions religieuses.
La loi anti-burqa est en vérité une des manifestations les plus aiguës de la mauvaise manie qui ravage nos démocraties, la manie de légiférer sur tout et d’encadrer toujours plus strictement les comportements individuels. On peut trouver scandaleux le comportement d’un individu sans pour autant qu’on puisse conférer à la force publique le droit d’intervenir, dès lors que ce comportement ne compromet pas les intérêts légitimes des autres citoyens. Et à l’évidence, c’est le cas de la burqa, tenue scandaleuse et moralement obscène qui cependant ne lèse les intérêts de personne. Les lois ne sont légitimes que si elles sont évidemment nécessaires. La promulgation pour un oui ou un non d’une nouvelle loi témoigne à l’inverse du mépris croissant dans lequel est tenue la liberté au pays « des droits de l’homme », comme on aime à s’en vanter.
La manie des lois est l’indicateur de la décadence de l’esprit républicain. Giambattista Vico faisait remarquer que la Rome républicaine se gouvernait avec peu de lois et que l’inflation du droit romain accompagna la décadence de l’empire. Et l’explication du philosophe napolitain est simple et convaincante à la fois : c’est parce que les individus perdaient le sens de la communauté et qu’ils se repliaient sur la défense de leurs intérêts égoïstes qu’ils appelaient cette production législative sans borne. « De te fabula narratur »: c’est de ton histoire dont il s’agit. Quand les liens de la civilité se défont, on les remplace par le tribunal et la police. Et de ce point de vue les porteuses de burqa et les législateurs anti-burqa appartiennent bien au même monde, celui qui est « noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Les porteuses de burqa ne sont pas les sujets passifs d’une sombre régression dans le passé tribal. Elles sont ultra-modernes: « c’est mon choix, disent-elles, ce que vous pouvez en penser, je m’en moque, je suis un individu absolument souverain et pour bien le montrer je m’enferme dans une tenue qui interdit toute relation sociale. Comme sur internet, je vois sans être vue ... » Elles appartiennent au même monde que Sarkozy, mélange de bigoterie ostentatoire (voir le discours de Riad du président) et d’individualisme acharné. Et c’est pourquoi se positionner pour le droit à la burqa comme le font les libéraux ou pour son interdiction, c’est entrer dans un piège où seuls pâtiront l’esprit républicain et la liberté.
Je partage cette analyse. Une réflexion complémentaire. La question de la tolérance ou du rejet des symboles religieux est devenue quasi-quotidienne dans certains milieux professionnels: port du foulard islamique mais aussi interdcition de travailler le vendredi soir et le samedi pour sabbat dans la religion juive. Ce qui peut poser quelques problèmes dans certaines professions publiques astreintes à une continuité de service 24h/24 et 7j/7.! Sur le terrain, on observe que l'interdiction pure et simple rejette les gens précisément vers les religieux et leur dogmatisme alors que l'acceptation mesurée (c'est à dire dans un cadre qui respecte les règles de fonctionnement du service public) leur permet au contraire de s'intégrer. Il est important de noter que dans cette affaire, les femmes sont les principales sinon les seules victimes. Je crains fort effectivement que la loi anti-burqua, sous des aspects de défense des principes républicains et laïques n'aggrave les problèmes.
Quelle relation avec l'empire romain du Ve siècle? A mesure que que l'étau barbare se resserait et que l'impuissance de Ravenne grandissait, le législateur suait de la législation. C'est d'ailleurs l'origine du droit romain qui passa à la postérité. Mais bien entendu toute ressemblance entre Ravenne et des faits existants dans des villes modernes d'avant-garde comme Bruxelles serait purement fortuite.