Déclenchée officiellement le 22 septembre 1980 par l’Irak, à la suite d’une assez longue série d’incidents frontaliers, la guerre qui durera jusqu’au cessez-le-feu du 20 août 1988, constitue l’événement majeur qui permet de comprendre et la consolidation du régime des mollahs et l’évolution de toute la région au cours des trente dernières années. La soumission globale du système médiatique aux intérêts de l’impérialisme dominant a pu en masquer l’importance et il a fallu redoubler d’artifices propagandistes quand, après soutenu l’Irak contre l’Iran, les puissances impérialistes se retournent contre l’Irak lors de la première guerre du Golfe en 1991.
il suffit de donner de un aperçu du bilan de cette guerre pour comprendre qu’elle prend place parmi les guerres majeures du XXe siècle: au moins 1 200 000 morts, les pertes iraniennes ayant été trois fois supérieures à celles de l'Irak. Des centaines de milliers de blessés ou invalides, 50 000 prisonniers de guerre irakiens, 19 000 iraniens sont les autres victimes de ce conflit, au nombre desquelles il faut aussi compter des dizaines de milliers de civils déplacés ou expulsés de leurs terres. Entre 50 et 70 milliards de dollars ont été dépensés en achats d'armes, peut-être dix fois plus ont été consommés par la guerre. Chaque pays devra consacrer près de 100 milliards de dollars à sa reconstruction. À tout cela convient-il encore d'ajouter les 546 navires civils attaqués dans le Golfe, occasionnant la mort de 240 marins et un coût de 2 milliards de dollars pour les compagnies d'assurance, sans parler du tir d’un missile américain qui détruit en plein vol un avion civil iranien transportant des pèlerins pour La Mecque: le vol Iran Air IR655 est abattu le 3 juillet 1988 avec 290 personnes à bord. L’oncle Sam n’hésite jamais à employer les moyens les plus atroces qu’il dénonce par ailleurs au nom de la morale, de la civilisation, de la démocratie et autres grands mots creux que répètent en choeur les « intellectuels » stipendiés et autres « experts » préposés à la défense de la juste ligne des états-majors.
Pourquoi l’Irak s’est jeté sur l’Iran ? Il y a, comme toujours dans ce genre de situation, de très nombreuses causes. Il y a des revendications territoriales et notamment le contrôle du Chott El Arab si décisif pour le trafic pétrolier. Il y a aussi la crainte que la « révolution islamique » fait peser sur le régime de Saddam Hussein. Il y a enfin la fragilité de l’État irakien lui-même, pur produit de la décolonisation et des partages des puissances occidentales. Évidemment, on ne doit pas oublier le soutien discret puis ouvert que les États-Unis et leurs alliés prodiguent au tyran de Bagdad. Comme Saddam Hussein avait l’espoir d’une victoire facile contre un régime encore en proie aux troubles révolutionnaires il a jugé que le moment était le bon et que la guerre serait de brève durée. Très vite, il fit évident que ce ne serait pas le cas.
L’agression irakienne a déclenché en Iran une vague patriotique même dans les couches les moins favorables au nouveau régime. Un des principaux groupes d’opposants, les Moudjahidines du peuple était soutenu ouvertement par l’Irak et se convertit aux actions terroristes, ce qui fournit au régime les arguments nécessaires pour lancer une impitoyable répression de tous les opposants, notamment après la destitution du président Bani Sadr et après l’attentat du 28 juin 1981, dans lequel 71 dignitaires du régime trouvèrent la mort, un attentat suivi d’autres presque tout aussi spectaculaires, notamment l’assassinat le 30 de Mohammed Rajai, le président de la république qui venait de succéder à Bani Sadr. Pendant que Saddam Hussein s’en prend aux chiites irakiens accusés d’être les agents de l’Iran, Khomeiny s’efforce de détruire les Moudjahidines du peuple vus comme le prolongement du Baas irakien. Aussi bien sur le champ de bataille qu’à l’intérieur, la spirale d’une violence qui semble sans borne est enclenchée.
Pendant les six premiers mois de la guerre, on estime à 10.000 le nombre d’Iraniens exécutés par balle ou pendus par le régime des mollahs. Dès 1982, rapporte Robert Fisk, les « Gardiens de la révolution » ont recruté des gamins de quatorze ans vite devenus des brutes sanguinaires.
Dès les premiers revers irakiens, l’Iran fait connaître ses buts de guerre. Il ne revendique aucun territoire et se contente d’exiger l’expulsion de toutes les troupes irakiennes du territoire iranien, la réparation des dégâts causés par la guerre, le rapatriement de tous les réfugiés et « la punition de l’agresseur », c’est-à-dire la destitution de Saddam Hussein. Il est intéressant de noter dès maintenant que la guerre Irak-Iran à peine terminée, les USA et leurs alliés qui avaient soutenu Saddam contre l’Iran, vont finalement entreprendre d’exécuter ce châtiment de l’agresseur réclamé dès le début des années 80 par Khomeiny et Rafsandjani. Ce qui donne un autre éclairage aux gesticulations occidentales autour de la fameuse question du nucléaire iranien.
C’est dans cette guerre que Saddam a massivement utilisé les gaz toxiques, notamment l’ypérite ou « gaz moutarde » que l’armée allemande avait utilisé pendant la première guerre mondiale, notamment contre les populations civiles belges. L’Iran recense 11 attaques chimiques en 1982, 31 en 1983 … La presse occidentale a occulté ces faits tant qu’elle l’a pu et en 1985 le New York Times parle des « prétendues victimes » des attaques chimiques que les Iraniens envoient parfois se faire soigner à Londres. Au début 1985, rapporte Robert Fisk, un communiqué de guerre irakien déclarait : « Des nuées d’insectes attaquent la nation arabe par l’est. Mais nous avons des pesticides pour les éradiquer ». (Fisk, p. 241)
Une bonne partie de ces armes chimiques proviennent d’Allemagne (vieille spécialité locale). Mais les États-Unis procèdent à toutes sortes d’essais et en 1985 (et peut-être même plus tôt) des compagnies américaines expédient au gouvernement irakien toutes sortes de bactéries comme Bacillus anthracis (qui produit l’anthrax), Clostridium botolinum, Brucella melitensis ou E.coli, des animaux dont les noms sont bien connus. Les crimes contre l’humanité, dont Saddam Hussein fut justement accusé, remontent beaucoup plus haut et plus loin que les massacres des Kurdes. Mais commanditaires du crime ainsi que les fournisseurs de la logistique ne furent jamais inquiétés et pour cause : ce sont ceux-là même que se sont institués les juges du bourreau de Bagdad.
L’armement de l’Irak ne se limitait évidemment pas aux armes chimiques et bactériologiques. Pendant une quinzaine d’année, jusqu’en en 1990, l’Irak fut le plus gros client opérant sur le marché mondial de l’armement. L’armement conventionnel était principalement d’origine russe, mais l’Allemagne, l’Angleterre et la France (au deuxième rang des fournisseurs de l’Irak derrière l’URSS) trouvaient à Bagdad de fructueux débouchés pour leurs marchands de canons. De son côté l’Iran trouva assez facilement de quoi faire ses emplettes sur le marché tant légal qu’illégal (voir l’affaire de l’Irangate). Autrement dit, les pays occidentaux soutenaient Saddam Hussein mais n’étaient pas fâchés que l’Iran de Khomeiny lui résiste. La stratégie de remodelage du Moyen-Orient que Bush junior défendit ardemment pour justifier l’intervention de 2003 était déjà dans « les tuyaux ». Les grandes puissances contribuaient à l’instauration du chaos en se préparant à tirer les marrons du feu.
La fin de la guerre fut particulièrement tragique. Alors que deux parties s’étaient mises d’accord autour d’un cessez-le-feu (résolution 598 du conseil de sécurité de l’ONU), Saddam Hussein tenta une ultime manœuvre. Les Moudjahidines du Peuple lancèrent leur « Armée de libération nationale », basée en Irak, à l’assaut du régime de Khomeiny. Cette « trahison » servit le dessein de ceux qui voulaient en finir avec l’opposition. Des milliers de partisans des Moudjahidines du peuple furent sortis de prison et pendus. Dès le 30 juillet 1988, les « gardiens de la révolution » d’Evin commencent leurs exécutions. Pendant plusieurs jours on pend à tours de bras. Entre 8000 et 10000 prisonniers furent ainsi exécutés au cours de l’été. Exécutions secrètes et inhumations secrètes. Les femmes furent traitées, conformément à la nature du régime, avec une cruauté toute particulière. Les vierges étaient violées par leurs vertueux gardiens de la révolution – dont je rappelle qu’ils sont la base et la garde prétorienne d’Ahmadinejad – avant d’être exécutées. Robert Fisk rapporte de chiffres. En deux décennies, le régime a exécuté 1533 prisonnières. Parmi celles-ci 163 avaient moins de vingt ans. La plus jeune avait dix ans. Trente cinq étaient enceintes.
L’Iran n’est évidemment pas le seul pays à avoir une machine à tuer. L’Irak de Saddam Hussein soutenu par les Occidentaux n’était pas en reste, nonobstant la formidable hypocrisie des accusations qui ont permis ensuite de justifier la première puis la seconde guerre du Golfe.
Le cessez-le-feu ne s’est jamais transformé en traité de paix. Du point de vue iranien, la guerre se solde par un renforcement du régime – c’est lui qui a défendu la patrie agressée et qui plus est agressée par des Arabes – et par le laminage de toute opposition. Les Moudjahidines du peuple condamnés à l’exil se sont durablement discrédités dans l’opinion iranienne et n’apparaissent pas pour l’instant comme une candidate crédible au pouvoir. Mais aujourd’hui, la nouvelle génération des étudiants et de la jeunesse ouvrière n’a pas connu cette guerre et c’est elle qui se dresse contre le régime dirigé par Ahamdinejad.
Il y a un autre aspect qu’il ne faut pas négliger. Vu d’ici la guerre Iran-Irak a été vue comme une guerre entre l’Islam chiite et l’islam sunnite. Ce n’est pas faux et cette guerre a montré à l’envi que l’unité de la communauté musulmane n’était guère plus qu’un artifice propagandiste puisque la guerre la plus meurtrière de la région a opposé des musulmans. Les traumatismes de cette nature ont des effets prolongés. Il y a un deuxième aspect : cette guerre fut aussi une guerre des Perses contre les Arabes et il est bien possible que la communauté religieuse ne joue qu’un poids dérisoire dans cette affaire. La crise politique actuelle à Téhéran pourrait bien refléter deux orientations: derrière Ahmadinejad, ceux qui font passer le prosélytisme parmi les Arabes au premier plan et derrière Moussavi ceux qui font passer au premier plan l’affirmation nationale perse. Cette hypothèse n’est qu’une hypothèse qui devrait être étayée mais il serait bien étonnant que l’histoire de longue durée ne se manifeste pas là aussi.
À lire: Robert Fisk, La grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005. Éditions La Découverte, 2005-2007