En son temps, des analystes mirent en garde contre certains vices intrinsèques de l’euro. Ils se ramènent tous à l’idée que l’euro est un Deutsche Mark déguisé. Raison pour laquelle l’Allemagne a consenti à sacrifier son DM. Deux traits pratiques en attestent, auxquels s’ajoute un symbole. Le premier trait est le fait que la lutte contre l’inflation soit la seule mission de la Banque Centrale Européenne (BCE), tandis que la FED américaine se soucie aussi de l’emploi dans le maniement des taux d’intérêt. Or la lutte contre l’inflation est une obsession allemande, issue du traumatisme des années 30, débouchant sur le nazisme. Obsession car la causalité historique est plus complexe mais l’argument participe du consensus national allemand. « Une idée fausse est un fait vrai » dirait Jean-Noël Jeanneney. Le directeur de la FED est tenu, lui, de s’expliquer devant les parlementaires. Le deuxième trait est l’usage d’une monnaie commune pour des pays aux économies contrastées, aux histoires diverses, aux habitus distincts, aux politiques différentes. Cette mise sous la toise commune entérine la prépotence allemande, première puissance économique d’Europe. Basée sur l’exportation, sa politique économique nationale conforte sa position économique et accompagne la politique de la BCE. L’Allemagne exporte des biens d’équipement et des produits de consommation haut de gamme, peu sensibles au prix. La restriction de la consommation intérieure voulue par la politique d’austérité entamée par le gouvernement orange-vert de Gerhardt Schröder, va de pair avec le tout à l’exportation. Oscar Lafontaine avait démissionné de son poste de ministre des finances au sein du gouvernement Schröder parce qu’il préconisait une relance keynésienne à l’échelle européenne. Les monétaristes ont eu sa peau. Ce qui mettait un peu plus de marché et un peu moins de social dans l’économie sociale de marché à l’allemande.
Symboliquement, le siège de la BCE est à Francfort-sur-le-Main, capitale financière de l’Allemagne. Bref, l’euro sert d’abord l’Allemagne (entendre ses classes dirigeantes), ses intérêts réels, ses fantasmes, ses visées. Mieux vaudrait que le peuple allemand et ses voisins s’en avisassent au plus tôt. Ceux qui ont confié à l’Allemagne les clés du coffre de la BCE sont mal venus de lui reprocher d’agir à sa guise1. Comme tout un chacun, l’Allemagne défend ses intérêts selon l’idée qu’elle s’en fait. A gauche ou a droite, les contempteurs de l’Allemagne se dispensent commodément d’une autocritique sur la construction économique et monétaire de l’euro.
Dans le sport, on ne met pas en compétition des hommes et des femmes ; la boxe française connaît dix catégories, allant de poids mouche (moins de 48kg) à poids lourds (plus de 85kg). Le libre-échangisme commercial ne s’encombre pas de ces subtilités : le Mali est supposé rivaliser loyalement avec les Etats-Unis, la Grèce affronte l’Allemagne. On comprend que Friedrich List, économiste allemand du XIXème siècle qui avait dénoncé cet impérialisme2 déguisé dans son livre Le système national d’économie politique, soit aussi peu enseigné et cité dans les controverses bien-pensantes sur le commerce international.
Dans l’hebdomadaire zurichois Horizons et débats n° 7, du 22 février 2010, Karl Müller critique vertement la politique allemande3. Il cite Junge Welt, trace journalistique de l’ancienne RDA : « La Grèce a importé en 2008 pour 8,3 milliards d’€ de marchandises d’Allemagne et lui a exporté pour 1,9 milliards (…) entre 2002 et 2008, les salaires bruts ont augmenté en moyenne de 15,2% en Allemagne mais de 31,9% dans l’ensemble des pays de l’UE. » L’agence américaine Stratfor Global Intelligence partage une vision analogue dans sa note « Germany’s Choice ».
Karl Müller cite enfin l’article du 12 février signé par Beat Gygi dans la Neue Zürcher Zeitung, intitulé « La zone euro, zone de conflits » : « On a fait un usage abusif de l’institution monétaire afin de viser des objectifs au-delà de la politique monétaire, ce qui représente un danger pour la stabilité de la monnaie et pour l’économie4. »
Encore conviendrait-il de s’entendre sur les autonomies respectives et relatives de la politique économique, de la politique monétaire, de l’économie et de la politique. La crise grecque devrait conduire à s’interroger sur l’euro et l’Europe réellement existants. Les Grecs verront les budgets sociaux sacrifiées5. Les pauvres en feront plus les frais que les riches, qui pourront continuer à importer des Porsche, des Mercedes et des BMW. Le groupe Siemens pourra continuer à corrompre la classe politique grecque, démocratie de marché oblige. L’Europe des oligarchies s’éloigne davantage encore de l’Europe des peuples
Cochons de tous les pays, unissez-vous !
Gabriel Galice – 28 mars 2010
1 Cf. Guillaume Duval, “Lettre à mes amis allemands”, http://www.alternatives-economiques.fr/lettre-ouverte-a-mes-amis-allemands_fr_art_633_48598.html
2 « Ce que nous haïssons le plus, c’est cette tyrannie commerciale à la John Bull, qui veut tout engloutir seule, qui ne permet à aucune nation de s’élever à un niveau supérieur ou de se faire valoir, et qui, de surcroît, prétend encore nous faire avaler des pilules, produit de son égoïsme, comme une réalisation purement scientifique et s’inspirant uniquement de conceptions philanthropiques. » (1841)
3« Grèce : qui tire les ficelles ? Comment lutter contre les spéculateurs sur les monnaies et la puissance hégémonique allemande ? », http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=2037
5 Un bon dossier dans La lettre de Bastille République Nation n° 47 du 18 mars 2010