Sommaire
Le projet de « traité constitutionnel » pour l’Europe (TCE) soulève des questions très sérieuses. Il y a un « front du NON » assez large, et c’est évidemment un facteur important pour envisager l’avenir. Il faut cependant voir un peu plus loin. Si, comme nous sommes nombreux à le souhaiter, le NON l’emporte le 29 mai, nous savons tous que la même soupe nous sera resservie un peu plus tard, puisque la « coutume » de cette prétendue Union Européenne est de faire revoter les peuples récalcitrants jusqu’à ce qu’ils finissent par dire OUI, de guerre lasse. Or dans le « camp du NON », les plus lourdes ambiguïtés existent. Pour tout dire, la majorité des porte-parole du NON s’opposent au TCE pour des raisons qui les amèneront à dire OUI demain. De la gauche du PS à la gauche soi-disant radicale de la fondation Copernic, on communie dans « l’eurofédéralisme » et la haine des nations.
Traditionnellement, le mouvement ouvrier était internationaliste. La boucherie de la Première Guerre mondiale fut possible parce que les dirigeants de la social-démocratie cédèrent aux sirènes du nationalisme. Pourtant, si le nationalisme et le chauvinisme sont des maladies de la nation, la nation ne s’oppose pas à l’internationalisme. Ce dernier suppose même qu’il y ait des nations souveraines, et qu’aucune nation n’en opprime une autre. Ce qu’on appelle la « mondialisation », pseudonyme actuel du bon vieil impérialisme, détruit les États-nations, c'est-à-dire les seuls cadres réels de la vie politique, les seuls cadres dans lesquels les syndicats existent et peuvent lutter pour arracher des droits pour les travailleurs. Ainsi, la destruction des États-nations ne conduit pas comme le pensent les naïfs de gauche à un développement de l’universalisme. Bien au contraire, sur les décombres de l’État-nation fleurissent les particularismes, le communautarisme et l’intégrisme religieux.
Partir de l’expérience
Le préambule de la constitution 19461 affirmait : « Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix. » Cela signifie que la souveraineté des nations n’est pas contradictoire avec la construction de plus vastes unités de coopération entre nations. Il n’y a nulle contradiction entre nation et internationalisme. Tout comme la République présuppose des citoyens libres, les associations de nations libres présupposent des nations libres. Sinon, nous n’avons que de nouveaux avatars du système des Empires.
L’expérience européenne est ici décisive. L’idée de la liberté politique est fondée sur la construction d’entités politiques souveraines, condition de la souveraineté populaire. La liberté suppose l’indépendance. Les nations modernes d’Europe se sont constituées tout à la fois contre les prétentions des uns ou des autres suivant les époques à continuer l’empire romain et contre l’empire spirituel et politique de la papauté.
On rétorquera que la souveraineté nationale n’est pas la République et encore moins la souveraineté populaire. C’est exact. Il reste qu’en Europe l’affirmation de la première ouvrira la voie à la dernière. Si le souverain n’est plus ni Dieu, ni son représentant, mais un homme (quelle que soit la manière dont il a été élu) qui « représente » la nation, alors plus aucun obstacle ne s’oppose à l’établissement d’un gouvernement républicain.
L’histoire européenne est cependant une histoire de guerres dynastiques incessantes. C’est qu’en effet l’idée impériale, appuyée sur les appétits des classes dominantes remet en permanence en cause les États-nations. Chaque monarchie aspire à l’imperium sur le reste de l’Europe. Contrairement à une des idées assez sottes que partagent politiciens européistes et journalistes incultes, les guerres européennes ne sont pas le résultat de la prolifération des États-nations. Au contraire, la cause en est bien plutôt l’idée récurrente selon laquelle l’Europe devrait être unie politiquement, sous un même gouvernement, quitte à laisser aux nations, au nom du principe de subsidiarité, le soin de se débrouiller avec les questions qu’on tient pour secondaires – par exemple la misère sociale. La monarchie absolutiste française a été guerrière parce qu’elle revendiquait la direction de l’Europe, cependant que son historiographie officielle s’essayait à présenter la France comme la continuatrice légitime de l’Empire romain.
Pendant la Révolution, les montagnards, Robespierre en tête s’opposaient aux guerres de conquête et à l’exportation manu militari de la révolution, alors que les Girondins et les « modérés », qui devaient bientôt faire de Bonaparte leur chef, étaient bellicistes. Si l’unité allemande s’imposait comme une tâche nationale, que la bourgeoisie allemande fut incapable d’accomplir, sa réalisation par les « junkers » prussiens et les visées impériales wilhelmiennes devaient précipiter à nouveau l’Europe dans la guerre. Il n’est pas jusqu’à Hitler qui n’ait eu un projet d’unification fédérale européenne sous la direction des « aryens » !
Sous la construction européenne, les rivalités nationales continuent
La construction européenne depuis la Seconde Guerre mondiale est un processus extraordinairement complexe, dont il est nécessaire de démêler les différents aspects.
Ses mobiles immédiats sont assez clairs : il s’agissait de faire bloc contre la « menace communiste », à la fois extérieure et intérieure. Néanmoins, il serait unilatéral, de s’en tenir là. Il y avait des facteurs à la fois séculaires et structurels qui poussaient dans cette direction. Le besoin « d’allier le fer de la Ruhr et le charbon de la Lorraine »2 procède du développement des forces productives sur l’arène internationale et si cette question joua un rôle important dans les guerres franco-allemandes, il est non moins significatif que la construction européenne commence par la CECA, la communauté du charbon et de l’acier, première condition d’une coopération nouvelle entre la France et l’Allemagne. La volonté allemande d’organiser l’Europe, la volonté française, de morceler l’Allemagne – c’est déjà là une des causes de la guerre de 1870-71 – ne pouvaient que conduire à des guerres meurtrières. La coopération pacifique de la France et de l’Allemagne était la condition de l’établissement de la paix en Europe.
La construction européenne doit être également comprise comme un des moyens utilisés par les nations européennes pour défendre leurs intérêts et leur existence nationale. Cela peut sembler une affirmation paradoxale à l’heure où l’on oppose une Europe supranationale (qui serait dans le sens du progrès et de l’histoire) à une Europe des nations, tournée vers le passé. Il est pourtant clair que, du point de vue français, la construction européenne a été le plus souvent conçue comme un moyen pour ligoter l’Allemagne et empêcher la renaissance des tentations hégémonistes du voisin d’outre-Rhin. Les Français, selon un mot de François Mauriac, aimaient tant l’Allemagne qu’ils préféraient en avoir deux. Mitterrand n’a jamais caché que cette motivation patriotique était une composante centrale de son européisme. Pour l’Allemagne, inversement, la construction européenne a été un moyen de mener une existence nationale « normale », sans trop effrayer les voisins. À certains égards, l’œuvre toujours inachevée de construction de la nation allemande n’a pu s’accomplir que dans le cadre pacifié de l’Europe d’après la catastrophe. L’exemple de l’Italie est non moins révélateur. Les plus hostiles à l’égard de la construction européenne – la Ligue du Nord, la Lega de Umberto Bossi – sont aussi les plus indifférents voire les plus hostiles à l’unité italienne. Les pantalonnades de Bossi sur la soi-disant « Padanie » et le racisme ouvert à l’endroit de l’Italie du Sud en témoignent. Contre les tendances centrifuges, la gauche et la démocratie chrétienne, historiquement attachées à l’unité italienne, voient dans la construction européenne un moyen de contrer ces tendances centrifuges, d’empêcher le Nord du pays d’entrer trop directement dans l’orbite germanique.
Par rapport à ces réalités politiques essentielles, le « fédéralisme » européen apparaît alors comme une construction abstraite ou la couverture idéologique d’une offensive politique qui ne peut se mener à visage découvert : le fédéralisme comme pseudonyme de l’Empire – le fédéralisme réel, partout où il est une réalité institutionnelle stable, repose sur une véritable conscience nationale (États-Unis, Allemagne, Brésil).
C’est entendu : les nations sont des réalités historiques ; elles naissent, se développent et meurent. Par conséquent, l’idée que puisse se construire quelque chose qui serait une nation européenne n’est pas une idée absurde. D’un autre côté, les « nationalités », en tant que réalités ethniques et linguistiques, doivent être prises en compte et leurs droits culturels doivent être protégés – sous réserve qu’on puisse définir à peu près clairement ce qu’on entend par là. Mais, en Europe comme ailleurs, les nationalités ne coïncident pas avec les frontières nationales. À certains égards, c’est précisément ce qui en fait le rôle positif : elles sont des constructions historiques mais en même temps elles ne procèdent pas d’un acte arbitraire, « par en haut » et cela les distingue des empires.
Pour une union des nations libres
Les rêveurs fédéralistes auraient voulu une véritable constitution fédérale, une proclamation commençant par « Nous, peuple d’Europe », sur le modèle américain. Mais aucun mouvement populaire n’existe qui pourrait soutenir un tel projet. Seule une confédération est possible, c’est-à-dire une association libre de nations qui se gouvernent elles-mêmes, décident de ne plus jamais se faire la guerre et décident de mettre en commun et sous contrôle certains des attributs de leur souveraineté. La condition d’existence d’une telle confédération pourrait être calquée sur le traité de paix perpétuelle de Kant :
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La constitution républicaine de chacun des États partie prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté populaire et séparation des pouvoirs.
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La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même de son propre sort – y compris, le cas échéant de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle a librement consenti.
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La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de l’union, comme, par exemple, la liberté de circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée dans un autre pays et, éventuellement, la possibilité de recours à une juridiction européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.
La construction européenne actuelle ne reconnaît que le troisième de ces points, et à condition que les droits en question ne soient pas des droits sociaux. Si elle défend les droits individuels, l’UE se moque comme d’une guigne des droits politiques des peuples. À certains égards, par son fonctionnement même, elle encourage les évolutions oligarchiques. Le principe majoritaire qui était évoqué sous la forme d’un exergue dans le premier projet du TCE a même disparu du projet finalement soumis aux citoyens. Alors que la doctrine républicaine constante est que le peuple est le législateur suprême, le TCE ne dit rien de la source légitime du droit. Ce silence est tout un programme. Dont le reste découle : les seuls droits véritablement protégés par le TCE sont les droits des entrepreneurs capitalistes, pendant que d’un autre côté on s’interdit toute harmonisation sociale qui pourrait contraindre les pays à basse protection sociale à s’aligner sur les pays à haute protection sociale.
L’alternative pour les Européens est donc entre une union de républiques libres et une construction néo-impériale libre-échangiste qui signerait la fin de la liberté politique. Mais une telle construction est vouée à l’impuissance et à la désagrégation, si ce n’est à la résurgence des haines nationales et des conflits dont l’exemple yougoslave devrait nous avoir averti. L’internationalisme mais non le « supranationalisme » : voilà à quoi mène l’idée républicaine prise au sérieux.
Contre l’Europe-puissance
Ajoutons que les théories qui justifient la construction européenne sous le nom d’ « Europe puissance » ont de quoi faire frémir. Soit il s’agit d’un slogan destiné à émoustiller les va-t-en-guerre pressés d’en découdre avec quelque ennemi plus ou moins héréditaire, soit il s’agit de nous inviter à entrer dans une nouvelle compétition inter-impérialiste, d’abord face à la puissance impériale des États-Unis et ensuite face à la menace que ferait peser la puissance chinoise montante. Une Europe impériale est la pire des hypothèses. Elle signerait à coup sûr la fin de l’Europe.
Si l’Europe a un rôle à jouer dans les décennies qui viennent, ce ne peut être qu’en montrant le bon exemple. Pas en cherchant les faveurs des tyrans ou en voulant imposer à son tour la politique du gros bâton. Montrer le bon exemple, c’est renoncer solennellement à toute volonté de dominer le monde.
À tous égards « l’Europe puissance » est un concept absurde qui nous mène droit dans le mur. C’est un concept d’autant plus absurde que, dans le même temps, les pays d’Europe renoncent à un politique ambitieuse dans le domaine de l’instruction publique et de la recherche fondamentale, que sa démographie est en chute libre sans que cela inquiète outre mesure les dirigeants, et qu’ici et là les conseilleurs demandent de ne pas s’alarmer de la désindustrialisation de l’Europe, puisqu’on remplacera les emplois industriels par le service aux personnes et en premier lieu aux personnes âgées, sans qu’il leur vienne à l’idée de dire où on trouvera les ressources pour payer ces services aux personnes, si au lieu de produire les richesses il faut aussi les importer. À moins que, dans ces incongruités, ne se manifeste l’idéal des technocrates européens : une Europe de rentiers qui vit au dépens du reste du monde. Idéal non seulement inacceptable moralement mais encore parfaitement stupide. Un idéal qui est pourtant l’expression la plus achevée de l’idéologie spontanée de cette nouvelle caste féodale, qui se recrute dans l’élite politico-financière et par les filières de l’élite, une caste qui ne doit rien au suffrage populaire mais tout aux lobbies et vit en parasite des États nationaux.
Trois propositions pour l’Europe
Plutôt que se noyer dans des discussions tarabiscotées pour savoir quelle est la meilleure façon d’améliorer l’usine à gaz de la construction européenne actuelle, il serait préférable de définir des objectifs politiques susceptibles d’être partagés par tous les peuples d’Europe.
La paix d’abord. La première légitimité de l’unité des nations européennes, c’est, nous l’avons dit plus haut, la recherche de la paix. La paix entre les Européens bien sûr et la paix en dehors. Qu’on prétende construire une sorte de super-État alors même que ni la politique étrangère ni la politique de défense ne font l’objet du plus petit accord au sein de l’UE3, c’est tout bonnement extravagant. Imaginons qu’il y ait eu ce ministre des Affaires Étrangères unique au moment des fortes tensions pendant la deuxième guerre du Golfe. Aurait-il défendu la ligne Blair/Aznar ou la ligne Chirac/Schröder ? Aurait-on envoyé un contingent européen en Irak ? Si on veut construire véritablement l’Europe, il faut commencer par se mettre d’accord sur les grands axes d’une politique étrangère commune, c’est-à-dire signer un véritable traité de paix et de coopération entre Européens. Cela peut paraître bizarre, mais cette question a été finalement laissée de côté au moment de l’adhésion des nouveaux membres, puisqu’on a considéré que l’adhésion à l’OTAN devait valoir adhésion à la « paix européenne ».
Pour sortir de cette confusion et éviter qu’une crise plus sérieuse que celle de la deuxième guerre du Golfe ne disloque l’Europe, il faut que tous les États d’Europe sortent de l’OTAN (un pacte officiellement obsolète, puisque son ennemi principal n’existe plus !), et affirment solennellement que les Européens non seulement ne se feront plus jamais la guerre, mais encore refuseront toute intervention extérieure.
Deuxième axe de réorganisation de l’Europe : abroger toutes les dispositions des traités qui s’opposent aux droits fondamentaux de chaque nation à vivre de la manière dont elle l’entend. Il s’agit d’en revenir à la souveraineté des nations, notamment dans le domaine des lois sociales, de la protection des travailleurs, de l’intervention de l’État dans l’économie. Les nationalisations, l’existence de monopoles d’État ne sont pas des affaires qui regardent l’Union. Les délégations de souveraineté peuvent évidemment être acceptées mais elles ne doivent concerner que les affaires communes des diverses nations : liberté du commerce, stabilité monétaire, libre circulation. Les pouvoirs des juridictions européennes comme la cour de Luxembourg doivent être drastiquement limités. De quel droit un tribunal européen peut-il condamner un État membre pour « excès de protection sociale », ainsi que l’a fait la cour de Luxembourg condamnant l’Italie le 9 décembre 2004 à propos des règlements du travail dans les aéroports. Une République ne peut déléguer sa souveraineté que si cette délégation permet une meilleure protection de la liberté contre la domination. On pourrait admettre une cour européenne dont la fonction serait de protéger les citoyens contre l’arbitraire étatique ou patronal. Mais la cour de Luxembourg est essentiellement une cour qui protège les puissants contre les lois sociales imposées par la lutte séculaire des travailleurs.
Troisième axe : développer la coopération pratique entre les nations européennes, autour de projets industriels, de l’aménagement des transports ou de projets de recherche co-financés par les États, sur la base du volontariat.
Aucune forme d’organisation politique ne peut être une fin en soi. Elle doit toujours avoir pour finalité la protection de la sécurité, de la liberté et du bonheur de vivre ensemble des individus qui la composent. La coopération internationale des nations va dans ce sens. La destruction des nations et des organisations politiques qui les structurent constituerait au contraire une formidable régression. S’il existe encore des espaces politiques nationaux, l’espace public européen est une chimère, que font vivre seulement les « happy few » du pseudo Parlement européen. La domination du supranational en Europe nous ferait entrer définitivement dans un système de dictature oligarchique. Une Europe républicaine ne peut être qu’une union des Républiques libres.
Denis Collin. 4 mars 2005
1 C’est un texte à valeur constitutionnel qui complète la déclaration de 1789 en proclamant les droits sociaux (retraite, santé, éducation, congés) et l’égalité des hommes et des femmes.
2 Voir Léon Trotsky : Europe et Amérique : « À propos du mot d’ordre des États-Unis d’Europe ».
3 Ce qui n’empêche pas la construction de l’embryon d’une armée européenne, dont le dénominateur est … l’appartenance à l’OTAN.